Theodor Adorno disait déjà en 1951, déplorant le conservatisme latent de la scène du veau d’or d’Hermann Scherchen tirée du Moïse et Aaron de Schoenberg, que l’auteur se contentait, quoique brillamment, de produire d’anciens effets avec de nouveaux moyens. C’est le sentiment que provoque aujourd’hui le monstrueux Au-delà des échos de Guy Laliberté et Gabriel Coutu-Dumont, lequel convie le visiteur à une expérience grossièrement postmoderne, à mi-chemin entre l’art psychédélique et le film d’effets numériques naissants à la Tron, un spectacle son et lumière dont la cohérence interne tient uniquement à la vénération paradoxale d’un dispositif technologique inhumain et la contribution subséquente de l’entreprise à la crise de la valeur provoquée par l’avènement de l’industrie culturelle au début du XXe siècle.
Déparant jusqu’au mois d’octobre le Quai de l’Horloge du Vieux-Port de Montréal, Au-delà des échos se déroule à l’intérieur de pyramides contiguës sises à l’orée d’un stationnement, exacerbant ainsi dans leur seule localisation le fétichisme machinique qui sous-tend l’entreprise. La première des deux pyramides, la plus petite, sert d’antichambre entre le bitume extérieur et la cathédrale païenne où se déroule le spectacle. Un non-lieu qui débouche sur un non-lieu, obscur et caverneux, où même l’entassement des corps ne parvient pas à en conjurer la froideur clinique, des corps assis sur des coussins déposés un peu partout dans le cercle extérieur de la pièce, mais surtout, des corps gisant dans le cercle intérieur, disposés en pétales rosés autour d’une planète volcanique en papier mâché (qui correspond, bien sûr, à la Terre primitive). Des corps gras, des corps minces, filiformes ou trapus, à moitié dénudés ; c’est là que réside l’intérêt principal de l’oeuvre : dans la disposition des spectateurs, dans leur matérialité alléchante, dans le chaos que provoque leur disposition spontanée face à l’absence de places assignées, éléments qui manquent cruellement au spectacle lui-même dans sa prédilection pour l’humanité désincarnée et le chaos millimétré.
Le spectacle commence et le regard se détache des corps pour s’accrocher à la fastueuse machine qui nous entoure, aux quatre écrans trapézoïdaux qui forment les murs de la pyramide PY1, à la bande de néon qui coure au-dessous, aux cylindres et aux boules incandescentes qui pendent du plafond, à la brume électrique, aux lasers : du corps, l’oeil passe à la scénographie, dans un processus inverse à celui du Cirque du Soleil, qui, malgré moult fioritures scéniques et costumières, visait toujours à exalter la beauté du corps en mouvement. Ici, on se heurte à l’esthétique du corps gisant, du corps latent, en posture d’ingestion passive de simulacres, du corps abandonné à un mitraillage d’images plates équivalent à un mécanisme d’aliénation pure : psychédélie sans drogue et sans philosophie, qui sous prétexte de nous faire communier avec l’humanité ne nous fait finalement communier qu’avec la machine. « Synthèse » est sans doute le mot qui décrit le mieux l’opération : synthèse de l’humanité, humanité de synthèse, car s’il propose une histoire banalement anthropocentrique de l’univers, Au-delà des échos instrumentalise simultanément cette humanité qu’il prétend célébrer en en faisant abstraction, en en dénaturant la forme, en la subordonnant à la technique, mais surtout, en libérant chacune des images projetées de toute amarre ethnologique digne de ce nom, amalgamant l’ensemble de la culture et de la spiritualité mondiale dans un chyme indifférencié. Triomphe d’un postmodernisme décervelé qui, dans sa consécration de la technique, fait de l’artistique et de l’humain de simples valeurs mathématiques, voir de simples valeurs comptables.
L’aventure débute avec l’espace intersidéral, et une voix humaine qui nous sert de guide, la voix du philosophe zen Alan Watts, qui dans son anglais monotone et tonitruant de rêveur new age – le français étant réservé à d’encombrants sous-titres – déclame un truisme ou l’autre à propos de l’imaginaire infantile. « Il importe de voir le monde à travers les yeux d’un enfant », c’est ce que semble vouloir nous dire le scénario à travers Watts, évoquant ainsi la condition sine qua non d’appréciation de l’œuvre, mais ne livrant pas moins là une proposition dangereuse, surtout à une époque où seule la désillusion peut motiver l’être à l’action. Du feu, la planète retourne présentement au feu : c’est ce que l’adoption du point de vue infantile risque de nous faire oublier, particulièrement au vu de l’encensement aveugle du progrès technologique en laquelle consiste l’expérience PY1. Cela dit, Watts n’est sans doute pas le penseur idéal pour discuter du présent ou de l’avenir, lui qui est décédé en 1973, lui dont les monologues sont fréquemment recyclés par des réclames publicitaires (l’intégral du « rêve de la vie » entendu dans Au-delà des échos ayant précédemment été utilisé pour une pub de la marque le Choix du président), lui qui nous laisse ici avec l’idée réconfortante, mais peu lucide (puisque pré-déterministe et pré-structuraliste) du choix comme opération libre de la volition individuelle, lui dont la philosophie s’accole ici à la diarrhée d’images constitutive du spectacle rien que comme un élément mystique hétérogène de plus, un surplus de valeur hippie destiné à légitimer le caractère confus de la fantasmagorie.
Après le ballet étoilé, vient le magma terrien primordial, rendu, comme tout le reste d’ailleurs, dans un kaléidoscope métamorphique d’images symboliques. On assiste alors à la naissance de la planète, accompagnée, comme il se doit, par des chants de gorge inuits… puis des bhajans hindous et des litanies chrétiennes. Tout y est. Bim ! Bam ! Boum ! On ne discrimine pas. Du mystique en vrac, un peu comme dans les monologues ésotériques de Watts. Le feu cède ensuite mécaniquement à l’eau, à l’air (et ses éclairs), puis à la terre, en adéquation avec le cycle des quatre éléments de la philosophie naturelle constitutifs de la Terre : référence boiteuse à la pensée occidentale qui s’érige ici en principe organisateur lâche. Divers symboles religieux et pseudo-religieux de diverses origines accaparent aussi les écrans, se formant et se déformant comme s’ils n’avaient été choisis que pour leurs qualités graphiques. Encore plus de mystique en vrac, lancé pêle-mêle pour épaissir cette grande soupe postmoderne où le spectateur tiédit tranquillement, jusqu’à l’émoussement quasi-total de ses facultés intellectuelles. Face à une philosophie sans substance, une anthropologie sans substance, une théologie sans substance, une histoire sans substance, face à toutes ces disciplines académiques dérobées de leur potentiel discursif au profit d’une valeur purement spectaculaire, l’esprit reste hébété, laissant le corps comme seul vaisseau du spectacle, les yeux bouffis de lumière, les tympans débordants de bruit et les muscles tressautant de basse. On voudrait se mettre à danser ; on voudrait que le tout se transforme en grande foutrerie à la façon Sion dans Matrix Reloaded (2003), mais hélas ! On n’est là que pour regarder, pour se laisser passivement convaincre du mérite de la machine à images PY1 dans une totale inertie à la fois physique et mentale.
Musicalement, on avance chronologiquement, un peu comme les images (qui, de la bouillie primitive passent aux inventions moyenâgeuses, aux fractales, puis à la fioriture de boîte techno) : après les chants de gorge et les chants religieux vient donc le prog rock à la Pink Floyd, puis la musique house (enivrante certes, lorsque couplée avec tant d’effets laser). Tout finit en somme par pointer vers la machine comme faîte du génie humain : tout ce voyage à travers la technique, par-delà les images de doubles-hélices composées de colonnes antiques (qui, très peu subtilement, nous rappellent que l’humanité a l’innovation dans le sang) et les « travellings » interminables sur des murs aux alcôves remplies de nos plus chères technologies (le sextant, la boussole, etc…), n’a finalement d’autre dessein que de nous ramener à notre point de départ : la machine qui nous a permis de voyager en premier lieu, cette « merveille » technologique issue du long parcours historique qu’elle nous propose préalablement de mirer et que l’on nous vend à la fois comme moyen et comme fin, engeance d’une industrie culturelle capitaliste pour qui l’humanité, elle, n’est pas une fin, mais un simple moyen. Engeance hypocrite, qui sous de beaux airs philanthropiques, version soul de Imagine à l’appui, tente de nous faire oublier que ce ne sont pas nous qui consommons PY1, mais bien PY1 qui nous consomme.