La traversée du Lactume de Réjean Ducharme

Enfoui jusqu’à très récemment parmi les archives de Robert Massin, ancien directeur artistique chez Gallimard, Le Lactume paraît enfin aux…
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Enfoui jusqu’à très récemment parmi les archives de Robert Massin, ancien directeur artistique chez Gallimard, Le Lactume paraît enfin aux éditions du passage. Ce trésor renfermant 198 dessins et légendes créés par Réjean Ducharme dans sa jeune vingtaine n’attendait qu’à être découvert. Artisan des mots et des objets, il s’avère tout à fait naturel que son œuvre se conclue à la croisée du littéraire et du graphique, entre le dit et le non-dit, dans un univers profondément bigarré.

Première de couverture
Source : site web Les Libraires

C’est en s’appropriant la note rédigée par Ducharme, qui fait figure de présentation des dessins, que s’entame la plongée au sein du Lactume. À vrai dire, ces quelques mots se révèlent déterminants dans l’approche qu’adoptera son lecteur, puisqu’on y apprend qu’il suffit d’être de la race humaine pour prétendre échanger avec les êtres humains. Autrement dit, l’auteur évacue d’emblée toute nécessité de détenir au préalable certains savoirs ou compétences pour aborder l’art. Chacun est convié à prendre part au dialogue, peu importe la nature de l’œuvre.

Cette clé de lecture en main, on ose dès lors parcourir Le Lactume en créant nos propres constellations de signifiants à même les mots, les traits et les couleurs. Son terrain d’exploration unique s’étend sans cesse au fil des chemins empruntés et ouvre le pas à de futures relectures. Ainsi se déploie toute la profondeur de l’univers ducharmien qui, par ses multiples propositions, renvoie constamment le lecteur vers lui-même pour mieux le ramener à son œuvre. Un va-et-vient qui participe à l’éclosion de compréhensions non seulement nouvelles, mais aussi personnalisées.

« Si tu crois que je trouve ça beau » (L’auteur)
Source : site web du FIL

Au rythme des déambulations de Roch Plante, pseudonyme de Ducharme en tant qu’artiste sculpteur et collagiste des Trophoux, on découvre des objets variés qui gagnent en splendeur à force d’être retournés dans tous les sens. Abstraits pour la plupart, ces dessins réalisés aux crayons de bois offrent une palette de couleurs harmonieuse dans un style à la fois angulaire et circulaire. Les jeux de mots truculents qui font figure de légendes reflètent l’esprit de leur créateur et ajoutent une couche au ludisme. On tient entre nos mains un livre-objet qui se donne à voir autant qu’à lire, comme si on ouvrait la même chemise jaune contenant les dessins jadis envoyée par l’auteur chez Gallimard.

L’ensemble cohérent qui jaillit de ces éclats s’inscrit dans le même sillon que Ducharme a tracé tout au long de sa carrière. D’un dessin à l’autre, il nous invite à poser un regard en biais sur ce qui nous entoure, à investir ce qui nous échappe, à sonder les profondeurs de la marge. Et il n’y a pas plus saisissant que d’effectuer cette exploration en s’appuyant sur un imaginaire enfantin avec ses couleurs et ses représentations légères, mais d’autant plus lourdes de sens.

L’aventure ducharmienne ne pouvait que se clore sur un retour aux origines, à l’une de ses premières créations. Cet ultime legs littéraire prend les allures d’une synthèse de son œuvre compte tenu des circonstances de son départ en août dernier. Entre l’infiniment vaste et l’infiniment petit, de L’Océantume au Lactume, l’écrivain nous aura menés à la rencontre d’une panoplie d’êtres, de réalités et de couleurs. On retrouve ici le grand Ducharme avec son approche inventive du monde qui célèbre la mixité, la différence, l’ici et l’ailleurs. À coup d’hybridations de toutes sortes, cet ouvrage déploie un espace de jeu et d’énonciation total dans lequel notre participation est sans cesse sollicitée. Sans aucune retenue, on plonge dans Le Lactume verticalement, «la tête en bas et les pieds en haut.» (p.9)

Réjean Ducharme, Le Lactume, Montréal, Les éditions du passage, 2017, 248 p.

Article par Shelbie Deblois.

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— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM