Thursday

17-04-2025 Vol 19

Dirt de Tentacle Tribe : suivre la lumière, redevenir poussière

Dans un monde où les tournesols ne poussent plus et où la terre s’est asséchée sous le poids de l’(in)action humaine, le quintette Tentacle Tribe propulse l’audience dans un futur post-apocalyptique aussi inquiétant que bouleversant. Ce spectacle, d’une beauté à couper le souffle, mêlant danses de rue et contemporaines, est un cri du cœur, un souffle de (dés)espoirs logés dans les fissures d’un monde en ruine.

Plus de fleurs, mais un enfant; le dernier symbole de vie et d’avenir, fragile et lumineux, à protéger ou à posséder pour ne pas sombrer. Cet enfant-marionnette porte la trame narrative de Dirt et devient le fil conducteur d’un voyage sensoriel, traversé par l’amour, l’intimité, les luttes de pouvoir et l’impuissance.

Crédit photo: Melika Dez

Les danseur·se·s offrent au public une partition polyvalente et virtuose. Tantôt masqué·e·s de cagoules, iels empruntent des mouvements aux danses de rue telles que le krump, le popping ou le breakdance. Iels sont tantôt à quatre pattes, telle une horde de créatures dont la maison vient d’être rasée par un entrepreneur immobilier. Les artistes de Tentacle Tribe se transforment en animaux qui demandent des comptes, des bestioles effrayées par le ravage de leur nid. Aérien·ne·s ou terrestres, iels se croient ensuite aquatiques. Pieuvre à cinq têtes aux membres fluides, l’entité nage dans les méandres du désastre environnemental. À l’image de l’enfant, les danseur·se·s se font tour à tour marionnettes, comme ballotté·e·s par une force invisible. Chaque mouvement en engendre un autre. La manière dont bouge l’un des interprètes se répercute sur le prochain ; il influence sa trajectoire et modifie son intention. L’audience ressent alors une tension constante entre la volonté de contrôle et de l’abandon total au chaos. 

Crédit photo: Melika Dez

Tantôt plus éthéré·e·s, presque suspendu·e·s dans l’air, tantôt ancré·e·s dans une corporéité brute, proche de la terre, du « dirt », les interprètes se meuvent à l’image des éléments. Le feu, il brûle à l’intérieur d’elles et d’eux. Les jeux de poids et de contrepoids racontent des rapports de force, mais également de solidarité. On s’appuie sur les autres, on se soulève et on s’oppose à la force des pairs. Il y a de l’entraide, certes, mais aussi une soif palpable de liberté, de s’en sortir coûte que coûte, que ce soit avec ou sans les autres.

Crédit photo: Melika Dez

L’utilisation du cercle dans l’espace scénique rappelle les cycles de la vie, la rondeur de la Lune, mais peut-être aussi la corolle de ce tournesol évanescent. Chaque rotation devient un rituel, chaque spirale est une tentative de renouveau, dans le but de changer le cours des choses. Le souffle – omniprésent – unit les corps, parfois porté par une respiration commune, parfois à bout de souffle, dans un combat acharné pour maintenir le contact, le toucher et la connexion. Que nous restera-t-il quand les tournesols auront disparu? Une main tendue, un regard, une présence? Malgré nos efforts pour l’attraper, elle semble toujours se dérober.

Dans ce monde de lumières filtrées, Tentacle Tribe impose une esthétique contrastée, suspendue dans un clair-obscur poétique, passant d’une chaleur orange à une blancheur glaciale. Le public se laisse emporter par l’anxiogène et le sublime, par la puissance de la meute et la grâce des solitudes. On y entrevoit une humanité vacillante, mais encore capable d’amour, de poésie et de résilience.

Crédit photo: Melika Dez

Au milieu de ce chaos, la lumière et la fleur deviennent des personnages à part entière. Elles sont le symbole ultime de la créativité, du rêve et de l’enfance. Elles sont le cœur battant du spectacle, une étincelle ténue dans un monde qui chancelle. La lumière et la fleur ne constituent pas des solutions, mais une question bien vivante : que nous reste-t-il quand il ne reste plus rien?

Mathilde Côté