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17-04-2025 Vol 19

Un rêve lumineux au bord du temps : Guāng Yīn de Nien Tzu Weng

Présentée en coproduction par Danse-Cité et MAI (Montréal, arts interculturels), la plus récente œuvre de l’artiste taïwanaise-canadienne Nien Tzu Weng, « {光 (陰 | 影)}之∞ » (Guāng Yīn): The Lightest Dark is Darker Than the Darkest Light, est bien plus qu’un spectacle. C’est une traversée sensorielle au cœur du passé, un rêve éveillé au creux d’un paysage intime, quelque part entre science-fiction, manga et récit de soi.

Crédit photo: Kinga Michalska

Un solo au croisement du documentaire et de l’onirisme

Seule en scène avec son chat et quelques techniciens, Nien Tzu Weng déploie un monde où se rencontrent souvenirs d’enfance et technologies futuristes, au milieu d’un univers coloré et foisonnant. Dans un geste chorégraphique autant brut que délicat, puissant, mais tout en douceur, elle explore les aspects yin et yang du corps. L’artiste aspire à trouver un équilibre entre ombre et lumière, passé et futur, tradition et modernité. Le mouvement, figuratif et littéral, devient la matière première d’un récit en perpétuelle métamorphose, dont la conclusion se dérobe toujours à nous.

Une esthétique de la collision

Crédit photo: Vjosana Shkurti

L’audience est frappée, dès son entrée dans la galerie, par cette cartographie touffue et exubérante. C’est une bulle hors du temps, un cocon singulier à mi-chemin entre une chambre de petite fille et un autel. La richesse visuelle de l’œuvre se déploie en autant de médiums kaléidoscopiques pour étayer la vision de Nien Tzu Weng. Projections, lasers, mapping, réalité augmentée, chant, danse, corde aérienne — tout se tisse dans une composition qui oscille entre le bricolé et le très lisse, entre l’artisanal et le technologique. Chaque tableau est une micro-scène où la poésie du quotidien s’acoquine aux textures éclatées du numérique.  Des souvenirs gonflés à l’hélium, shootés aux paillettes et sursaturés pour en intensifier la charge. Un matériau brut, dont la naïveté est mise en lumière de manière fantaisiste par la réalité augmentée, qui rappelle l’imagination de l’enfance. Guāng Yīn est un chemin jusqu’à soi, un parcours circulaire pour remonter le temps, comme un cours d’eau jusqu’à la source en espérant y trouver des réponses.

Un temps recomposé

En revisitant des traditions ancestrales ayant forgé des moments de transition charnières aux vies humaines comme le mariage ou les rites funéraires, et en laissant s’envoler des lanternes comme on s’envole vers un autre pays, Weng interroge les contours flous de l’appartenance. L’œuvre, l’artiste elle-même, devient ainsi un lieu de passage, un portail spatio-temporel — au sens littéral comme figuré— où le public fait l’expérience du temps, non pas comme une ligne droite, mais comme une boucle infinie, un entrelacs de présents qui coexistent. La présence de l’artiste et celle de sa mère, leurs corps tangibles devant l’audience, entrent en friction avec leurs propres fantômes mis en scène dans les vidéos et les projections, créant un espace-temps dense. Ce dernier s’accumule par strates, en profondeur plutôt qu’en longueur, pour ne plus former un passé, un présent ou un futur, mais un tout nouveau registre temporel. 

Un pont entre les mondes

Crédit photo: Vjosana Shkurti

Ce solo, intensément personnel, parle à tout le monde. À travers la danse de l’éventail, par la traduction de sa langue maternelle, par les archives familiales projetées ou par les instants vibrants de complicité mère-fille, Nien Tzu Weng nous offre un pont : entre corps et image, mémoire et fiction, ici et ailleurs. Les existences deviennent des portails, des espaces de traversées et de rencontres. Il suffit de tendre la main. Car, ce pont, malgré le vertige qu’il insuffle, n’est pas destiné à faire oublier, mais bien à rappeler que l’essence d’une vie ne tient qu’à ces instants minuscules où l’on rit, où l’on cherche, où l’on chante, où l’on aime.

Avec Guāng Yīn, Nien Tzu Weng signe une œuvre rare, à la fois méditative et hypersensorielle. Une performance transdisciplinaire et immersive qui, dans un mélange de danse, d’art numérique et de poésie, parvient à cartographier un territoire intime où chacun·e peut se retrouver — un territoire fait de lumières, d’ombres, et de tous les entre-deux.

 

« 光  » [guāng] signifie « lumière » et « 陰 » [yīn]  se traduit par « négatif » ou « ombre ». Ensemble, ils forment « 光陰 » [guāngyīn], « temps ».

Mathilde Côté