
Dans un texte précédent, j’ai tenté d’esquisser en quoi, depuis Walter Benjamin et son influent texte «La tâche du traducteur», une éthique de l’altérité pouvait s’inscrire dans le processus traductif. Texte monstre qu’est ce dernier, immense, immensément commenté, où l’auteur affirme que la traduction est un processus rapprochant le langage de sa forme «pure», forme tracée dans l’interlangue elle-même. En d’autres termes, la traduction met en lumière le point de jonction de deux idiomes (langue de départ et langue d’arrivée) et effleure donc le lieu, le contour d’une langue originelle, d’un dénominateur commun à toute langue: le «langage pur». (J’entends plusieurs grincer des dents, ici.) Cependant, réduite à son expression la plus simple, la «tâche» décrite par Benjamin souligne un principe qui dépasse les deux idiomes en question, un extérieur autant qu’un intérieur de la langue témoignant du balbutiement d’une éthique traductive. Mais pourquoi une éthique? Parce que celle-ci implique un aspect temporel, et historique, un choix entre la survie ou la mort de l’œuvre.
Or, pour arriver à se rapprocher de cette «langue pure» et de la survie, de la préservation, la langue de la traduction doit se déformer au contact de celle de l’original; elle doit accepter l’étrangeté de l’autre en tant qu’autre. C’est ce qu’Antoine Berman affirme, sous l’influence de Benjamin, dans son texte «L’éthique de la traduction» où il décrit l’éthique comme «l’auberge du lointain», comme accueil — et non assimilation — de l’altérité. Mais cette éthique de la différence ne manque pas d’évoquer un idéal romantique de l’original en tant qu’autorité incontestable de son œuvre et met ainsi à la marge certaines pratiques de déformations, de raturages, de résistance et de subjectivation du traducteur. C’est dans cette optique que ce deuxième texte tentera de voir pourquoi une déconstruction de l’original ne s’apparente pas à la folie ou à la destruction vaniteuse des œuvres, mais à une éthique nouvelle de la traduction: à un choix où l’infidélité serait peut-être la plus grande des fidélités.
RÉSISTANCE ET SUBJECTIVITÉ
Lawrence Venuti et son texte «Simpatico», publié en 1995, ne vont pas à l’encontre de la thèse bermanienne «d’hébergement de l’étrangeté», mais ils y ajoutent une nuance qui prouve le fond inépuisable d’une mise en valeur de l’altérité comme principale visée de la traduction. Cette nuance s’exprime chez lui dans le concept de «résistance». En réfléchissant à sa pratique personnelle en lien avec le poète italien Milo De Angelis, Venuti en arrive à une forme d’aporie: comment accueillir, à l’instar de Berman, une langue profondément inhospitalière, hostile ou désincarnée? Notons qu’il n’est pas question ici de l’italien en tant qu’idiome, mais bien de la langue de ce poète en particulier. Dans toute sa singularité (coupures, abstractions syntaxiques, métaphores et hybridations), la poésie de De Angelis, dans les mots de Venuti, «[…] do not invite the reader’s vicarious participation and in fact frustrate any reading that would treat them as the controlled expression of an authorial personality or intention[1]». L’attitude de Venuti est claire: il faut conserver, sinon excéder l’étrangeté.
En ce sens, il ne déroge pas de la conservation de l’étrangeté dans le processus de traduction, mais il démontre comment l’excès d’une telle chose — par la mise en valeur des coupures et par les hybridations des discours et autres — commande peut-être un autre impératif que «l’exactitude et la fidélité.» Comment être fidèle à un poète qui, par son doute radical envers l’individualisme romantique[2], n’est pas fidèle à lui-même? Pour Venuti, il s’agit d’excéder l’étrangeté de la langue étrangère afin de matérialiser, dans un mouvement autoréflexif, le processus de traduction même. Cette surenchère de l’étrangeté s’effectue en appliquant une fidélité abusive à la langue de l’Autre. De cette manière, le processus résiste à l’impératif britannico-américain de la transparence du traducteur. Cette transparence est similaire à ce que Berman indiquait par la contrainte (paradoxale) de communication anti-déformante, soit la domestication fluide de la langue étrangère. Or, le point de bascule de cette visée arrive lorsque, par son excessivité, la traduction se met à déjouer stratégiquement, à infidéliser l’original. C’est ainsi que la traduction résistante de Venuti déconstruit le texte en mettant en lumière ses points de cécité : «[…] the translation […] creates a resistance in relation to De Angelis’s text, qualifying its meaning with additions and substractions which constitute a “critical thrust” towards it. » (V, 252) Traduire serait, dans ce cas, déconstruire en faisant excéder l’étrangeté du texte de l’Autre. Cette «technique» se doit de faire entrer implicitement dans le processus la subjectivité du traducteur, vu l’inévitable transformation de l’original – contra Berman. Dans cette traduction déconstructivo-interprétative, «the original can be seen as imperfect, fissured by conflicting ideas, by the philosophical materials it puts to work, and the translation has made this conflict clearer». (V, 255)
Au premier regard, cette visée traductive peut même aller à l’encontre d’une éthique de la traduction: comment s’articulerait un respect de l’Autre dans la mise en lumière de ses «défauts»? Mais pour Venuti, cette «infidélité» est, en fait, l’acte le plus éthique qui soit car, par l’excès interprétatif — et donc, dans ce cas, déconstructif — il ne se fond pas dans cette domestication mystificatrice de l’Étranger par la syntaxe fluide de l’impératif de transparence. En d’autres termes: cette traduction dit à son lecteur «tu seras toujours en terre étrangère, malgré moi, malgré toi.» Et comme le disait Berman, encore une fois: il faut «une éducation à l’étrangeté.» C’est dès lors par cette résistance abusive et interprétative qu’une réévaluation du rapport original/traduction peut enfin s’amorcer et même remettre en cause la capacité des langues hégémoniques à absorber, à travers une assimilation linguistique (et culturelle), les langues «mineures».
À l’inverse de Benjamin qui voyait dans la traduction la poursuite d’un idéal unificateur des langues, la théorie qu’amène Venuti — et Berman, à cet effet — réédifie la tour de Babel, souligne les différences idiomatiques :
«A translated text should be the site where linguistic and cultural differences are somehow signalled, where a reader gets some sense of a cultural other, and resistancy […] can best signal those differences […] by reminding the reader of the gains and losses in the translation process and the unbridgeable gaps between cultures». (V, 264)
Néanmoins, ce vocabulaire de «résistance», d’«interprétation», de «déconstruction», et plus spécifiquement, d’«infidélité» démontre le tournant vers une éthique de la subjectivité (ou peut-être était-elle déjà là?), introduisant, par défaut, le traducteur et tout son bagage intellectuel, affectif et identitaire, dans l’acte même du passage d’une langue à l’autre. Il n’est plus le transcripteur prosterné devant l’origine d’une idée, il est la preuve qu’un texte est toujours en cours, qu’il agit, tout comme son lecteur, sur la matérialité du réel et des corps qui l’habitent.
LA TRADUCTION SERA PERFORMATIVE OU NE SERA PAS
Le cas d’Erin Mouré (ou Eirin Moure) est assez similaire à celui de Venuti: sa praxis de traduction personnelle — dans ce cas-ci, du poète Fernando Pessoa/Alberto Caiero — l’a poussée à réfléchir à la question de l’expérience subjective, souvent violente, intime et éprouvante, de traduire. Étant elle-même critique de l’impératif de transparence, Mouré condamne, dès le début de «The Exhorbitant Body: Translation as Performance[3]», la contrainte chimérique de transparence exigée par le monde anglo-saxon: «[…] out of sheer contrariness, attempts to translate from foreign languages often uncover aspects of the target language that are strange or hesitant in capacity; this unveiling is, bien sûr, one of the greatest beauties of translating. Erasing it is a practice I disagree with». (M, 174)
Pessoa résistait lui-même, comme De Angelis, à une identité fixe: il s’incarnait (et il y procède encore) dans la pluralité performative de l’écriture, de la trace du soi («which is not yet an “I”»), dans la dissémination de l’identité, poussant ainsi le traducteur à fragmenter sa compréhension de l’autre, à repousser la mythologie originaire, pour engager «the greatest beauties of translating»: l’étrangeté fondamentale et agitée du langage. La dissémination identitaire du poète incite le traducteur à s’affirmer, peut-être comme le ferait Venuti, comme un autre Soi du texte, un corps aussi investi que le serait celui de l’auteur original: «outside Pessoa and yet “caused” by him». (M, 176) La traduction, effectivement, devient ici performance, excès de la construction subjective, amie et ennemie de l’auteur. Le traducteur, comme nouvelle identité de l’auteur, peut dès lors le trahir, dans l’«exorbitance» et l’interprétation, en altérant —ou déconstruisant — l’original, le Soi du traducteur et la langue qu’il habite, comme un éternel visiteur de «l’auberge du lointain».
Comme le proposait Berman dans son éthique de l’hospitalité, la traduction subjectivo-performative d’Erin Mouré demande au traducteur d’accueillir l’Autre, dans son intégrale et inépuisable nouveauté, au sein même du geste par l’écoute et le don de soi: «subjectivity also holds the notion of a receptiveness that gives. Not subjectivity as product, but as gesture. Multiplied. Guesture. Gifture. Listening and gift.» (M, 180, l’auteure souligne) Le mouvement subjectif de la traduction devient un geste raturant, effaçant, enfonçant les limites entre Soi et Autre, entre original et traduction, effritant au passage les distinctions claires entre les deux[4]. La traduction devient, dans ce cas, un acte de disqualification du mo(n)de binaire. Elle demeure, pour Erin Mouré, une activité, comme l’était l’écriture de Pessoa/Caiero, foncièrement queer.
Le traducteur vomit, rit, pleure, se refroidit, se réchauffe, crache, jouit, peu importe (puisque tout importe). Il n’a pas à se tenir dans la posture du détachement froid du cognitariat, car, après tout, il est le plus actif des lecteurs, le récepteur le plus acharné et généreux : «[…] unafraid of contradiction or paradox, unafraid of the incommensurate». (M, 187) Cette subjectivité à l’œuvre ne peut être fidèle parce qu’elle élimine — ou affaiblit — les limites entre les sujets du langage. Car, dans un monde de fragmentation du soi, l’autre est toujours déjà plusieurs et, je pose la question à nouveau, comment être fidèle à quelqu’un qui n’est pas fidèle à lui-même, excepté en pensant connaître —en tant que traducteur — ce que l’auteur n’est pas?
La fidélité du traducteur est, en fait, une infidélité – infidèle fidélité. Elle est la preuve qu’un texte est toujours ouvert à l’interprétation, à l’altération de son être et de celui qui le lit, à la poésie, à sa performance. Concernant sa traduction de Pessoa/Caiero, Erin Mouré déclare:
«Neverthless it is a translation, for it has the structure of the prior text and could not have been created without it. The prior text was its impetus but did not impede it or offer it a closed door; rather, this prior text accelerated, encouraged the translatory work, even to the point of altering its translator. And such shifts (amazing!) are among translation’s openings, even if they are seldom lauded, or even acknowledged». (M, 191)
Considérant l’espace dans lequel nous vivons actuellement et l’avenir que la littérature semble tracer, ces ouvertures performatives et subjectives sont peut-être, contre la vision dominante de la transparence et du pouvoir de l’original, ce qui se rapproche le plus d’une éthique nouvelle de la traduction. Sans jamais faire de concession à ceux qui trouveront le moyen de réaffirmer la paralysie, la staze des mots, ce que nous dit Berman, Venuti et Mouré s’apparente à une vision plus affective, subjective et humaniste du rapport que lecteurs et traducteurs entretiennent avec les textes et, finalement, avec le langage. Benjamin n’y aura pas été pour rien. Après des siècles complets d’obsessions négativistes, post-babéliennes, il serait peut-être temps de (re)venir à la fertilité de l’altérité, à une traduction matérialiste qui crie et savoure la disparition de l’Autre qui est tout autant une apparition si propre au geste interprétatif toujours en cours. Traduire, c’est avant tout traduire un corps, un sujet, et non un objet.
Et, rappelant Derrida, ceci évoquerait «une promesse qui ne s’attend plus à ce qu’elle attend: là où tendu[s] vers ce qui se donne à venir [nous saurons] enfin ne plus devoir discerner entre la promesse et la terreur[5].»
[1] Lawrence Venuti, «Simpatico», in The Translator’s Invisibility, New York : Routledge, 2008 [1995], p. 248. Désormais abrégé en V, suivi du numéro de la page.
[2] «De Angelis’s poem […] represents consciousness, not as the unified origin of meaning, knowledge, and action, freely expressing itself in language, but rather as split and determined by its changing conditions». (250)
[3] Erin Mouré, «The Exhorbitant Body: Translation as Performance», in My Beloved Wager. Essays from a Writing Practice, Edmonton, Newest Press, 2009, p. 173. Désormais abrégé en M, suivi du numéro de la page.
[4] «Or écrire [ou traduire] c’est travailler; être travaillé; (dans) l’entre, interroger, (se laisser interroger) le procès du même et de l’autre sans lequel nul n’est vivant; défaire le travail de la mort, en voulant l’ensemble de l’un-avec-l’autre, dynamisé à l’infini par un incessant échange de l’un entre l’autre ne se connaissant et se recommençant qu’à partir du plus lointain – de soi, de l’autre, de l’autre en moi. Parcours multiplicateur à milliers de transformations.» Hélène Cixous et Catherine Clément, La jeune née, Paris,Editions 10/18, 1975, p. 159.
[5] Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996. p. 135-136.
Article par Justin Leduc-Frenette.
BIBLIOGRAPHIE
CIXOUS, Hélène et Catherine CLÉMENT, La Jeune née, Paris,Éditions 10/18, 197, 262 p.
DERRIDA, Jacques, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, 136 p.
MOURÉ, Erin, My Beloved Wager. Essays from a Writing Practice, Edmonton, Newest Press, 2009, 352 p.
VENUTI, Lawrence, « Simpatico »,
in The Translator’s Invisibility, New York, Routledge, 2008 [1995], p.
237-264.