Le Festival Fantasia est de retour cette année avec une programmation aussi riche que diversifiée. Pour cette première partie de sa couverture du festival, Julien Bouthillier vous propose ses critiques de :
– Cold Skin. Xavier Gen
– The Nightshifter. Dennison Ramalho
–Satan’s Slaves. Joko Anwar
–Under the Silver Lake. David Robert Mitchell
–Cam. Daniel Goldhaber et Isa Mazzei
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Cold Skin – Xavier Gens
Le français Xavier Gens (Frontière(s), Hitman) livrait cette année Cold Skin au public montréalais, adaptation franco-espagnole du roman du même nom d’Albert Sánchez Piñol. Mélangeant les influences riches de Matheson et Lovecraft, Cold Skin s’ouvre à la veille de la première Guerre Mondiale. Le bien-nommé Friend (David Oakes), un météorologue en quête de solitude, accoste sur une petite île perdue au milieu de l’océan où il doit effectuer des analyses scientifiques pour les 12 prochains mois. Son seul compagnon est Gruner (Ray Stevenson), patibulaire gardien de fort à la conversation assez limitée, ainsi qu’un penchant pour le naturisme. L’apparente quiétude de Friend est rapidement interrompue quand il découvre que l’île est visitée dans la nuit par une armée d’inquiétants et agressifs hommes-poissons (cousins éloignés de la créature amphibie de Shape of Water). Se réfugiant dans le fort de Gruner, il constate que celui-ci abrite l’une de ces créatures, qu’il a transformé en animal soit disant domestiquée (l’idée que cette femme-poisson soit à l’origine des attaques sur leur logis n’effleure que trop brièvement les personnages). Dans l’incapacité de communiquer avec le monde extérieur, Friend doit se rendre à l’évidence: pendant un an, il sera prisonnier sur l’île en compagnie de Gruner et de la créature. Et vous pensiez que votre colocation était nulle.
Là où la tautologique cruauté étatique et sociétale de Shape of Water était tempérée par les élans fantaisistes (et dans ce cas précis, plutôt mièvres) de Guillermo Del Toro, Cold Skin se révèle une exploration beaucoup plus sombre et pessimiste (plus près de Night of the Living Dead que The Beauty and the Beast, disons) des liens entretenus entre l’humain et la figure du monstre, dans les deux cas incarnés par le mythique homme-poisson. Essentiellement construit sur la relation entre le cynique Gruner et l’idéaliste Friend (avec Aneris, la femme-poisson, entre les deux), le scénario de Jesús Olmo et Eron Sheean maintient avec une habilité certaine une tension allant en crescendo. Tantôt on joue sur la tension grandissante entre les deux hommes, tantôt on les oppose aux masses apparemment infinies des monstres marins. Le côté humain du scénario vient balancer le côté inévitablement répétitif et mécanique de ces affrontements, qui, au final, finissent par tourner en rond – les hommes-poissons n’étant pas exactement les meilleurs stratèges.
Xavier Gens livre une mise en scène inspirée, faisant la belle part à des environnements très riches (le film fut tourné en Islande et aux îles Canaries), bonifiés par la direction artistique réussie d’Oscar Sempere. Ray Stevenson et David Oakes livrent quant à eux des performances convaincues, à défaut d’incarner des personnages un peu plus originaux. Aura Garrido se glisse avec grâce dans le rôle d’Aneris, tenant bien la comparaison avec la remarquable performance de Doug Jones dans The Shape of Water.
Le propos du film est toutefois diminué par son trait un peu épais (notamment un exergue Nietzschéenne pour le moins usé annonçant beaucoup trop vite la couleur), ne laissant guère place à la surprise et annonçant trop rapidement un dénouement tenant pratiquement de l’évidence.

Cold Skin – Xavier Gens (Source : IMDB)
The Nightshifter – Dennison Ramalho
La capacité de parler aux morts est un don à l’utilité parfois douteuse, particulièrement quand les morts en question ne nous apprécient guère. Parlez-en à Stênio (Daniel de Oliveira), employé de nuit à la morgue locale, qui a la capacité de dialoguer avec les cadavres fraîchement arrivés sur son lieu de travail. Apprenant par la bouche de l’un d’entre eux l’adultère de sa femme (Fabiula Nascimento), une mégère absolument imbuvable, il complote pour faire assassiner l’amant de celle-ci par des gangsters locaux. Le plan va cependant trop loin, et sa femme se rajoute à la longue liste de corps occupant la morgue. Passablement irritée – d’autant plus que Stenio accueille chez lui Lara (Bianca Comparato), fille de son amant décédé – elle fomente une vengeance n’ayant rien à envier à celle de Médée.
The Nighshifter pompe l’idée déjà assez usée de la communication avec les morts mais ne parvient pas à s’élever bien loin au-dessus de la mêlée, entre un rythme déficitaire (la première partie avance de peine et de misère) et un mélange plus ou moins réussi d’horreur psychologique et de film de fantômes lourdingue. De fait, les traits d’humour du film, aussi réussis soient-ils, se trouvent noyés dans un assemblage de scènes disparates peinant à donner une impression de cohésion de ton et de forme. On ne boudera pas une direction photo et artistique compétentes et l’occasionnel bon flash: par exemple cette séquence faisant écho à la fameuse scène du barbelé du Suspiria d’Argento, figure d’exception parmi plusieurs de scènes de hantise autrement moins imaginatives, à grand renfort de claquement de portes, de meubles déplacés et de menaçantes apparitions dans des miroirs. Force est d’admettre que le film aurait grandement bénéficié d’un montage plus resserré, allant à l’essentiel et laissant de côté des éléments plus superflus.
Le film pêche aussi dans une caractérisation plutôt bancale de ses personnages, pour la plupart trop unidimensionnels pour vraiment susciter l’attachement, ou du moins l’intérêt des spectateurs. En outre, Odete, la femme trahie, est trop caricaturale dans sa cruauté pour parvenir à créer une sympathie pour ses actions. Idem pour Lara, guère plus qu’un visage endeuillé. Quant au personnage de Stênio il demeure encore trop flou (entre anti-héros torturé et pauvre crétin antipathique) pour que son chemin de croix puisse générer l’adhésion totale des spectateurs. S’il était encore possible qu’on puisse éprouver la moindre affection pour quelqu’un qui a fait tuer sa femme par des gangsters. Un film sur les morts plutôt dénué de vie.

The Nightshifter – Dennison Ramalho (Source : Bloody Disgusting)
Satan’s Slaves – Joko Anwar
C’est à une salle plaisamment survoltée que Satan’s Slaves, le méga-succès du cinéma d’horreur indonésien de l’année dernière, fut projeté. Tour de manège aussi grisant que macabre, ce remake/prélude au classique indonésien Satan’s Slave (au singulier) ne déçoit pas et promet aux amateurs une expérience jouissive à défaut d’être particulièrement originale.
En 1981 (1 an avant le film original, qu’il n’est pas nécessaire d’avoir visionné pour suivre le fil), une petite famille indonésienne pauvre et endettée est au chevet de Mawarni, la mère de famille, ancienne chanteuse populaire maintenant gravement atteinte par une maladie mystérieuse. Malgré tous les soins qu’on lui apporte, elle finit par expirer, dans des circonstances pour le moins lugubres. Le père, malgré son deuil, annonce rapidement son départ pour aller trouver l’argent qui permettra de sauver leur maison hypothéquée, laissant ses quatre enfants seuls en compagnie de leur grand-mère vieillissante. Seuls… ou presque, car la petite famille se trouve rapidement assaillie par des apparitions fantomatiques de Mawarni, revenue d’entre les morts pour hanter sa famille, et plus particulièrement Ian, le petit dernier. Voilà ce qui arrive quand on décide de s’installer juste à côté d’un cimetière.
Malgré qu’il capitalise sur la récente vague de films de fantôme occidentaux (la série The Conjuring et Insidious), Satan’s Slaves tire son épingle du jeu en proposant un mariage réussi entre modernité et tradition, invoquant autant les contes et traditions locales que les histoires de fantômes plus modernes. En toute chose, Joko Anwar préfère en faire trop que pas assez, et si certains effets ratent la cible ou se révèlent trop usés pour surprendre un public averti, force est d’admettre que plusieurs scènes parviennent à provoquer de somptueux frissons d’épouvante. C’est souvent quand Anwar utilise les moyens les plus élémentaires (le son d’une clochette, un drap suspendu dans le vide, etc.) qu’il s’avère le plus efficace. L’américanisme indéniable de la proposition ne suffit pas à nous détourner tout à fait d’un spectacle aussi impressionnant qu’amusant – et par moment complètement ridicule, certes.
Le cinéaste peut compter sur un casting de personnages attachants et colorés (beaucoup plus intéressants que les familles interchangeables et sans intérêt des Conjuring), interprétés avec aplomb. Les jeunes acteurs se démarquent à cet effet, particulièrement le jeune Muhammad Adhiyat, qui interprète Ian, tout à fait adorable dans son rôle. Lui et son frère Bondi (Nasar Anuz) apportent une légèreté et des traits d’humour très appréciables à Satan’s Slaves, relâchant la tension à des moments clés que pour mieux la faire remonter quelques instants plus tard.
Si la finale pétaradante (à grand renfort de zombies) demeure quelque peu brouillonne et confuse, on reconnaîtra néanmoins dans Satan’s Slaves l’œuvre d’un cinéaste en pleine possession de ses moyens, montrant une compréhension innée de tous les rouages du cinéma d’horreur occidental, sans renier sa propre culture. On le préféra de loin aux franchises d’horreur essoufflées venant encombrer nos écrans.

Satan’s Slaves – Joko Anwar (Source : IMDB)
Under the Silver Lake – David Robert Mitchell
Il y a 4 ans déjà sortait sur nos écrans It Follows, un des films d’horreur les plus remarquables des 10 dernières années, révélant un cinéaste déjà en pleine maîtrise de ses moyens à travers un film dont le puritanisme apparent cachait en fait une exploration très personnelle de l’angoisse sexuelle. De retour avec Under the Silver Lake, long-métrage aussi ambitieux que complexe, le réalisateur David Robert Mitchell semble vouloir renverser les rôles de It Follows – le personnage principal n’est ici plus celui qui est suivi, mais bien celui qui suit, voir traque (avec un talent discutable, soit). Le cinéaste signe un troisième long-métrage sous le signe de la prise de risque: le jeune prodige indie se détourne des chants de sirènes d’Hollywood (peut-être a-t-il vu le sort qui a attendu ses confrères Rian Johnson, Colin Trevorrow et Josh Trank) et en remet une couche avec une satire acidulée d’un milieu qui le fascine autant qu’il le dégoûte.
C’est à travers l’écran transparent d’une vitre qu’on découvre Sam (Andrew Garfield), golden boy sans emploi (à quatre jours de l’éviction), tuant le temps entre errance désabusée et voyeurisme infantile. La disparition aussi soudaine qu’inattendue de Sarah (Riley Keough), une voisine dont il s’était entiché, le lance dans une grande et tragi-comique enquête aux quatre coins de la ville (de l’observatoire Griffith au Silver Lake en passant par les égouts et les manoirs de Beverly Hills), révélant une vaste et alambiquée conspiration mêlant pseudo-célébrités, tueurs de chiens, une boîte de céréale, la première édition de Nintendo Power, une mystérieuse femme chat et les tubes les plus célèbres des 50 dernières années.
Under the Silver Lake tient indéniablement de la provocation – un collage épars d’idées, de légendes urbaines, d’hommages et de références cinématographiques (de Mullholland Drive à Rear Window) partant dans toutes les directions. Les ambitions lynchiennes sont clairement assumées, et, comme son mentor, Mitchell a un malin plaisir à s’amuser avec le spectateur, le mettant presque au défi de continuer à aimer son œuvre malgré toute l’enflure du programme. Et à n’en pas douter, plus d’un.e serait tenté.e de ne pas relever le défi et de ranger le film au rayon des exercices de style aussi hermétique que vain – il ou elle n’aurait peut-être pas entièrement tort.
Fort heureusement pour Mitchell, son équipe est à la hauteur de ses ambitions, et, pour un film de 2h20 au scénario aussi ténu, les choses demeurent surprenamment vivantes et dynamiques: on notera bien entendu la direction artistique (Michael Perry) et photo (Mike Gioulakis), qui mêle adroitement film noir glauque et extravagance moderne. Nous sommes à des milles de l’insipide La-la-land (une lettre d’amour au vieil Hollywood beaucoup plus naïve que le présent opus), pour notre plus grand bien. Le jeune Andrew Garfield se glisse avec aisance dans le rôle principal: sa beauté lisse de super-héros (le déjà rebooté Amazing Spiderman) semble usée, fatigue de la célébrité plus propre aux anti-héros de Bret Easton Ellis qu’aux jeunes premiers des temps jadis – malgré le plan final qui le voit revêtir l’énergie primale et sensuelle d’un Marlon Brando ou d’un James Dean.
Thématiquement, la portée de Under the Silver Lake ratisse aussi large qu’étroit– on devine les thèmes familiers du voyeurisme, déclinés à travers des signes visuels des plus probants (Hitchcock, mais aussi Antonioni). Ils sont ici revisités à travers les poncifs du plus moderne male gaze – parallèlement, on nage dans une visite guidée à travers la fabrique de l’idéologie, abordée à travers l’humour d’une théorie du complot déjantée. Signe des temps, là où de semblables accusations sur la nature perverse de l’idéologie ont fait de films comme They Live! des œuvres marquantes d’un certain cinéma de genre politisé, dans Under the Silver Lake, ces considérations apparaissent creuses, familières et usées au point d’être vidée de leur sens, sacrifiées à l’hôtel d’une ironie à la mode.
Et pourtant. On distingue entre les mailles du film une aussi fascinante que complexe généalogie du cinéma Hollywoodien, traversant les genres et les époques, de Sunset Boulevard à On the Waterfront – jeu de miroir et d’inversion, de reflets et de reconstitutions. Le titre même, Under the Silver Lake, référence oblique au fameux silver screen – tableau vierge sur lequel l’inconscient est projeté – sous-entend cette réalité profonde, au-delà des images. On y touche presque.

Under the Silver Lake – David Robert Mitchell (Source : IMDB)
Cam – Daniel Goldhaber et Isa Mazzei
Alice (Madeline Brewer), jeune femme dans le vingtaine, mène à l’insu de ses proches une double-vie: tous les soirs, sous le pseudonyme de Lola, elle travaille comme camgirl sur un site internet où elle fait de généreux profits (sous la forme de pourboire) en répondant aux demandes de ses fans toujours avides de nouvelles formes de voyeurisme. Sa vie parfaitement contrôlée est soudainement déstabilisée quand l’impensable se produit: tentant de se connecter à son compte, elle découvre qu’elle en a été bloqué et qu’un double d’elle-même, virtuellement identique, a pris sa place sur le site, continuant à diffuser des vidéos.
Qu’on ne s’y trompe pas, malgré sa prémisse, Cam n’est pas tant un film sur le travail du sexe (et encore moins une condamnation de ce travail) qu’un cautionary tale sur les dangers potentiels guettant ceux et celles cherchant à vivre une autre vie sur le web – à travers une perte de contrôle très littérale de l’héroïne sur son alter ego virtuel, qui se voit soudainement doté d’une conscience. De fait, la sexualité, bien que toujours présente en filigrane, devient rapidement abstraite – les séquences de camming, sont plutôt axées sur l’exercice d’un contrôle (les spectateurs payant des pourboires à Alice en échange d’une action ou acte – certains innocents, d’autres beaucoup plus tordus, tels des simulations de suicide) que sur une exhibition purement génitale. Seul le filtre prudent de la caméra semble permettre à Alice de garder le contrôle de la situation, de maintenir une distance entre la violence de l’érotisme et la vie réelle. Et incidemment, le hacking de son profil va de pair avec la disparition du filtre entre elle et ses clients. Deux d’entre eux, pour le moins louches, font même apparition dans la ville où elle habite, chacun affichant des intentions honorables et innocentes, mais cachant réellement des désirs beaucoup moins avouables. Simultanément, sa double vie est révélée à ses proches.
Dosant soigneusement ses effets, misant davantage sur un sentiment d’inquiétante étrangeté plutôt que sur le gore et autres apparitions horrifiques, Daniel Goldhaber signe une mise en scène assurée (appuyée par un travail abouti sur le son et sur les effets visuels, qui viennent donner vie à des séquences informatiques qui auraient autrement pu devenir assez laborieuses), mais qui peine parfois à s’élever à la hauteur des ambitions du solide scénario d’Isa Mazzei (elle-même une ancienne camgirl), dont les implications sur la relation à l’image auraient bénéficié d’une réalisation plus aboutie.
Malgré tout, le film enchaîne les scènes avec une habilité certaine, créant une menace prenante à partir d’un antagoniste qui, il faut l’admettre, n’est qu’une présence intangible et guère menaçante – l’usurpation d’identité étant ici le principal affront. Ajoutons que le caractère même de cet antagoniste reste pour le moins ambigu. Parfois trop. Ce qui ajoutait au mystère dans les premières parties finit par desservir le film dans son dernier acte, où le côté vague du double de Lola finit par diminuer les enjeux dramatiques et transformer une scène climatique en une simple question de problème informatique – problème dont la résolution n’avait été reportée que par le fait de techniciens pour le moins incompétents. Solution optimiste et peut-être simpliste à un problème beaucoup plus large.

Cam – Daniel Goldhaber et Isa Mazzei (Source : IMDB, © Blumhouse Productions)
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