Située au 4064 boulevard Saint-Laurent, la galerie Parfois accueillait ce vendredi 3 août dernier «L’intime dans la matière», dernière exposition du jeune artiste montréalais et uqamien Christophe Scott. Située au haut d’un escalier étroit, la galerie est un espace vitré qui nous offre avant même notre arrivée un avant-goût de la présentation. Des formes éparses, des canevas suspendus, des couleurs témoignant d’une palette épurée, sobre. Une pléthore de gris, un peu d’ocre… mais voilà, la porte d’entrée est garnie de ruban adhésif rouge formant des «X», indiquant au spectateur qu’il n’y est pas encore tout à fait, il doit ouvrir la porte, entrer dans l’intimité du peintre.

L’artiste Christophe Scott à la galerie Parfois entouré de ses oeuvres. Crédit photo : Guillaume Landry-Bélanger
«L’intime dans la matière» est la troisième exposition en solo de Christophe Scott et, comme son titre l’indique, cherche à explorer les considérations de l’artiste pour le partage de l’intimité et l’exploration matérielle. Assistant de recherche à l’ERHAQ, celui-ci s’intéresse à la représentation identitaire dans l’histoire de la peinture moderne. Son emploi l’a amené à faire des recherches sur les ateliers de peintres, une partie souvent ostracisée de leur production et qui permet pourtant d’en apprendre plus sur l’individu et sa démarche artistique. S’intéresser à l’atelier de l’artiste, c’est d’abord s’intéresser à une partie intime de sa création, à un espace qui échappe au regard du spectateur qui doit se contenter de la production aboutie qui sera éventuellement transférée en galerie. «Je veux travailler la représentation de l’intimité», m’explique Christophe. «Pour moi, cette intimité se transmet par l’aspect non-fini de la présentation», ce qui défait l’aspect traditionnellement abouti des œuvres présentées en galerie. «Cette non-fixité des éléments témoigne de mon fantasme de transposition de l’atelier dans la galerie. Dans mon atelier, rien n’est fixé, chaque pièce est sans cesse retravaillée. Ce fut d’ailleurs le cas ici aussi, quelques heures avant l’exposition j’ai encore bougé quelques pièces pour voir ce que ça donnerait.»

Christophe Scott, Sans titre (2018). Dimension variable, toile, fils et céramique. Crédit photo : Audrey Boutin
Transposer l’atelier à même la galerie, c’est avant tout une démarche mettant l’accent sur l’exploration spatiale. «On ne sait jamais vraiment de quoi la galerie aura l’air, comment les oeuvres entreront en interaction avec l’espace, surtout une fois qu’elles sont déplacées de leur contexte initial, à savoir mon atelier.» Afin de rompre avec l’aspect aseptisé et froid traditionnellement associé à la galerie d’art, une toile est suspendue des poutres de poids et adopte la forme d’un hamac. «Mes toiles, je les appelle des draps. Ce sont de grands tissus légers que je transporte facilement avec moi. Ils se déplacent avec moi d’espace en espace.» Le drap, le hamac, tout nous rappelle une petite chambre privée où l’artiste crée mais également se repose, réfléchit, dialogue avec des amis de passage. Le drap, c’est également un espace liminal, quelque part entre la solitude et l’intimité partagée avec un partenaire. Sur le canevas, des élans de peinture rappelle un corps en mouvement, cherchant le sommeil ou la communion avec un autre corps, les coulis de peinture pouvant d’ailleurs s’apparenter aux fluides corporels dont nos draps se font le réceptacle. Sous la toile-hamac, une figure de céramique. Difficilement distinguable, elle rappelle un vêtement rapidement lancé sous le lit au moment d’un ménage hâtif. «Ce sont deux figures enlacées. Ça aussi c’est une expérimentation de dernière minute», m’explique Christophe. Deux figures visibles sans toutefois l’être. La force de l’exposition, c’est cette tension qui règne au niveau de la volonté de l’artiste de se dévoiler mais pas entièrement. Entre monstration et dissimulation.
«L’idée émerge de la matière, et non l’inverse»

Christophe Scott, Sans titre (2017). Médiums mixtes. (Détails) Crédit photo : Guillaume Landry-Bélanger
Après les considérations spatiales de Christophe, l’aspect visuel qui domine l’entièreté de l’exposition est sans doute l’exploration matérielle à laquelle l’artiste s’est adonné. Pour nous en parler, Christophe nous ramène au début de l’exposition, devant un canevas noir masqué par un filet également fait à partir de canevas coupé puis tressé par l’artiste qui nous rappelle une pièce présentée par l’artiste lors d’une exposition organisée par Le Maquis à l’ancienne école des beaux arts de Montréal plus tôt cette année. «Cette pièce, c’est le point de départ de tout le reste. Pour moi, une peinture c’est avant tout un objet et cette pièce est là pour nous le rappeler. Ce que je n’aime pas de la figuration, c’est la profondeur des plans. Les gens cherchent ce qui se cache et moi je ne veux pas ça, je veux tout ramener à la surface.» Le contact avec le spectateur est plus direct, celui-ci entre en conversation avec Christophe. Celui-ci démontre d’ailleurs cette coupure radicale d’avec la peinture figurative en empoignant le filet pour le soulever. «Je veux que le spectateur soulève le rideau, tout est là, il s’agit de le saisir et de le découvrir.» J’emploie le mot rideau car c’est celui employé par Christophe mais filet conviendrait mieux. Tout d’abord, ce sont d’anciens canevas découpés et affectés à une nouvelle vie. Ces pans de tissu font partie intégrante de la démarche artistique de Christophe, ils ne masquent pas le canevas, ils y contribuent à part entière. Dans un deuxième temps, le filet, comme la dentelle, est composé de trous, une composition faite à la fois de vide et de plein. On peut regarder le filet pour lui-même mais également regarder à travers ses interstices, voir la proposition située derrière. Nous sommes à nouveau confrontés à un artiste qui tergiverse entre la volonté de se dévoiler tout en conservant une part de lui intacte, à l’abri des regards.
Spectacle of the Closet : Portrait de l’artiste en jeune homme queer

Les oeuvres de Christophe sont posées à même le sol, reflétant le désir de l’artiste d’explorer une identité sans cesse en évolution, jamais fixe. Crédit photo : Audrey Boutin
«Je livre une version partielle de mon identité, je la montre tout en la dissimulant. Au fil de mes expérimentations avec l’espace, je suis amené à altérer beaucoup de mes projets et le sens de la représentation devient de plus en plus diffus. Je suis donc un peu masochiste en ce sens où je fais violence aux images que je crée, à leur sens.» Ce masochisme dont parle Christophe s’exprime à travers une certaine fragilité faisant partie intégrante de «L’intimité dans la matière» et l’artiste a pour but de construire à même cette fragilité. Près du hamac discuté plus tôt, nous retrouvons un portrait réalisé au plomb sur une planche de bois du partenaire de l’artiste. C’est un portrait intimiste, représentant un jeune homme couché, la poitrine nue, le regard embué de sommeil. Il s’agit d’une véritable capture d’un moment privilégié partagé entre deux individus mais ce qui émeut, c’est que le portrait est posé par terre, légèrement dérobé du regard du spectateur. Il est là mais il faudra se mettre à sa hauteur, accepter la vulnérabilité d’une position accroupie. Christophe nous présente cette personne qu’il aime sans nous l’imposer, il nous invite à le rencontrer. Le caractère évanescent de la mine de plomb en tant que médium témoigne également de cette douce fragilité qui règne sur la production de Christophe, jeune homme timide qui s’est ouvert au fil de notre discussion. Si l’art queer se veut souvent radical, celui de Christophe témoigne d’une radicalité plus douce, qui ne cherche pas à exclure le spectateur ne partageant pas cette identité mais plutôt à l’inviter dans cet univers par la mise en commun de notre façon de partager notre intimité.

Christophe Scott, Sans titre (2018). Médiums mixtes. Crédit photo : Audrey Boutin
Une œuvre retient particulièrement mon attention. Il s’agit d’une œuvre composée de médiums mixtes présentant un dessin à l’encre, une photo et une note rédigée de la main de l’artiste séparant les deux. La note m’apparaît comme particulièrement évocatrice : «The Spectacle of the Closet». «C’est une phrase dans une thèse de Gregory Salter[1] portant sur la représentation de la masculinité dans la peinture britannique d’après-guerre. Je l’ai notée sur un bout de papier à mon ancien emploi et je trouvais que cela liait parfaitement les deux pièces.» Même s’il s’agit là d’une sorte de démystification, je trouve l’explication de Christophe tout aussi évocatrice. La photo a été prise dans la chambre de l’artiste mais est en plan extrêmement serré, ne nous laissant voir que des tissus drapés. Le dessin est beaucoup plus direct, représentant deux figures masculines nues et enlacées et n’est pas sans rappeler le Two Figures de Francis Bacon. Le mot «Spectacle» compris sur la note nous ramène à l’idée de la mise en scène de sujets autrefois tabous ici dévoilés par l’artiste. Le spectacle évoque la puissance du regard et le pouvoir de celui qui choisit sur quoi ce regard se porte. En livrant à la sphère publique des identités habituellement reléguées à la marge, celui-ci s’approprie le regard du spectateur et l’espace de la galerie devient un espace de convergence entre le privé et public. L’intime et le politique.
Le privé, c’est politique
En refusant des éléments plus traditionnels propres aux dispositifs muséaux tels que les titres et les cartels, Christophe témoigne d’une volonté de se réapproprier le regard du public selon ses propres conditions. En coupant ses canevas, en aménageant l’espace de manière peu conventionnelle, Christophe fait perdre ses repères au spectateur afin que celui-ci entre en dialogue avec les œuvres sur un plan plus émotif, voire instinctif. L’artiste tait volontairement une partie de l’œuvre afin de nous forcer à nous dévoiler, à partager notre intimité avec celle de l’artiste. En discutant autour d’une œuvre composée d’un canevas coloré sur lequel est superposé un amas de canevas adoptant une forme conique, je dis à Christophe que cette œuvre me rappelle les bouquets de fleurs séchées ornant un mur de mon bureau de travail. Celui-ci me sourit et admet que l’on peut penser à ça, que lui aussi y voit quelque chose d’organique. À propos des toiles qui sont simplement posées sur le mur sans y être fixées, je lui parle des toiles que je pose comme ça chez moi pour les faire sécher, un autre ami artiste présent acquiesce, lui aussi voit ça. «Oui, dans mon atelier tout est malléable et c’est cet aspect que je voulais conserver dans la galerie. Quand on ne fixe pas les choses, on assume une certaine fluidité, un travail continu sur nos œuvres. Il en est de même pour l’identité, elle est fluide, on ne peut jamais la fixer.»

Vue de « L’intime dans la matière » à la galerie Parfois. Crédit photo : Audrey Boutin
Au final, «L’intime dans la matière» me rappelle la poète surréaliste queer et avant-gardiste Claude Cahun. Tout comme Christophe, celle-ci cherchait sans cesse à dévoiler son identité de manière tantôt limpide, tantôt floue. Le langage se révélant souvent comme trop limité pour elle, elle accompagnait ses recueils d’auto-portraits où elle porte divers costumes carnavalesques, qui repoussent les confins que l’identité de genre cherche à imposer sur l’individu. «’’Miroir’’, ‘’fixer’’, voilà des mots qui n’ont rien à faire ici»[2] écrit-elle en 1930 dans son recueil Aveux non avenus. Les toiles coupées et déposées à même le sol de Christophe nous rappellent cette abdication du miroir que l’on décrocherait pour ne plus s’y voir ou la malléabilité de l’identité, les seules toiles figuratives ayant été coupées en morceaux et redistribuées dans l’espace tel un puzzle que le spectateur devra reconstituer. Même s’il nous livre son intimité, le peintre n’est présent dans ses œuvres que de manière implicite, suggérée, effacée. Il peut se dérober à tout moment, les œuvres lourdes de potentiel pouvant toujours changer de place puisqu’«il est autant de manières d’être que d’étoiles»[3] affirme Cahun. Dans le même ordre d’idée, Christophe pousse l’expérimentation sur un autre niveau en profitant de la soirée pour lancer son premier recueil de poésie, Lettres à la nuit. Le recueil est une œuvre hybride, combinant des textes poétiques et des photos prises par l’artiste de son lit chaque matin pour une période de trente jours. Il s’agit là d’une autre manière pour Christophe d’établir l’intime en tant qu’espace d’expérimentation, où l’artiste peut explorer de nouvelles techniques sans la crainte de la critique extérieure. Dans un même ordre d’idée, l’atelier signifie pour l’artiste une liberté radicale, où seul son regard l’accompagne et juge sa production. Il n’est livré qu’à lui-même et décidera par lui-même quand le travail est accompli.
Lorsque je me prépare à quitter, je jette un dernier regard d’ensemble sur la galerie. Les gens discutent, assis à même le sol. Ils partagent leurs idées pour des projets artistiques futurs ou se donnent simplement des nouvelles, contents d’être réunis. Un collègue de l’Artichaut offre à l’une des artistes présente de rester en contact afin de couvrir une exposition de photo à venir prochainement. On ouvre des bouteilles de vin, tous sont chaleureux, tous discutent. Nous sommes à des années lumières de la galerie conventionnelle avec son caractère austère. Nous sommes des connaissances qui se rencontrent chez notre ami le peintre. Nous sommes une version remixée, éclectique et peut-être un peu trash du célèbre Atelier du peintre de Courbet.
«L’intime dans la matière» avait lieu le 3 août dernier à la galerie Parfois. Nous vous invitons cependant à garder l’œil ouvert pour le lancement éventuel de son recueil Lettres à la nuit et à suivre cet artiste prometteur sur les différents réseaux sociaux. Cette entrevue fut réalisée en collaboration avec Guillaume Landry-Bélanger.
[1] Salter, Gregory. 2017. « Francis Bacon and Queer Intimacy in Post-War London ». Visual Culture in Britain, vol.18, p. 84-99.
[2] Cahun, Claude. 1930. Aveux non avenus. Paris : Éditions du Carrefour, p.38.
[3] Ibid., p.140.
Article par Audrey Boutin.