PARTIE II: TRAUMA, MÉMOIRE ET NOSTALGIE
Par Sylvie Vartian
Trois ans après la sortie très médiatisée de Stranger Things[1] durant l’été 2016, les frères Duffer ont récidivé, nous livrant une troisième saison détaillant les aventures estivales d’Eleven et de son entourage. Cet évènement très attendu du public précède de quelques semaines seulement la sortie de la seconde partie de l’adaptation cinématographique de It, roman iconique de Stephen King qui, de l’aveu des concepteurs de ST, aurait inspiré la conception de la populaire série produite par Netflix. En septembre 2019, It: Chapitre 2 relatait la suite des péripéties des Losers, 27 ans après les évènements survenus alors qu’ils n’avaient que douze ans. Est-ce une simple coïncidence, ou ces diffusions si rapprochées l’une de l’autre seraient-elles autrement significatives? Témoigneraient-elles d’une tendance généralisée à la reprise nostalgique qui se manifeste à travers la multiplication des adaptations et remakes à l’écran ?
Force est de constater que ST et It sont des œuvres sœurs, en ce qu’elles se croisent et se répondent, l’une offrant des échos à l’autre à travers une réécriture nostalgique. Comme on l’a analysé dans un texte précédent, à l’intersection de ces deux œuvres se trouvent deux groupes de personnages similaires qui font non seulement l’expérience du deuil, de la violence domestique et de l’intimidation, mais aussi de l’horreur surnaturelle lorsque l’intervention de créatures monstrueuses fait basculer les représentations dans le registre du «body horror», phénomène particulièrement frappant dans la saison 3 de la série, avec la formation d’un nouveau monstre formé par l’absorption de ses victimes qui se mélangent en magma de chair.
La seconde partie de notre diptyque comparatif entre ST et It se penchera sur ces traces, en nous concentrant sur les points de jonction entre le traumatisme, la mémoire et la nostalgie, tels qu’ils sont représentés dans la série des frères Duffer et dans le roman de Stephen King.
Une observation des racines étymologiques des termes «nostalgie» — de «nostos» (retour) et «algos» (douleur) — et «trauma» (blessure) révèle rapidement que ces deux mots, désignant en apparence deux phénomènes bien distincts, se recoupent sémantiquement. Le trauma se caractérise par une blessure passée provoquant des séquelles au présent (notamment par des souvenirs intrusifs et désagréables) alors que la nostalgie, quant à elle, se tourne vers des souvenirs heureux, que le sujet se remémore certes volontairement, mais non sans une lourde part de mélancolie. L’analyse de ces points de croisement entre nostalgie et trauma, spécifiquement sur le plan de la dimension douloureuse qu’ils peuvent tous deux revêtir, fera partie de notre lecture. Nous nous servirons également de la représentation des traumatismes subis par les personnages, que nous mettrons en parallèle avec leur rapport au passé, à la mémoire et à la nostalgie dans les deux œuvres, tant au plan extradiégétique que diégétique, pour tirer des conclusions sur la manière dont le traumatisme, la mémoire et la nostalgie peuvent être modélisés différemment dans chacune des productions.
Diégèse du trauma et métamorphose
Sans chercher à proposer une lecture diagnostique des personnages ni un repérage de leurs éventuels symptômes, on peut noter que les deux productions donnent à voir une panoplie de manifestations fictives qui s’apparentent aux symptômes du stress post-traumatique répertoriés par le DSM V[2]. Bon nombre de personnages, tels les Losers dans It, et Eleven, Will Byers et Nancy dans ST ont été «confrontés à la mort ou à une menace de mort, à une blessure grave», en étant «témoin direct d’un évènement traumatisant» ou en «apprenant qu’un ou plusieurs évènements traumatisants sont arrivés à un membre de leur famille proche ou un ami(e) proche» durant leur enfance. C’est là le premier critère du DMS V. Dans ST, c’est surtout chez Eleven et chez Will que se manifestent plusieurs comportements qui pourraient s’apparenter aux symptômes de stress traumatique.
Si ces perturbations semblent s’être atténuées dans la saison 3, autant Eleven que Will subissent une altération marquée de leur humeur dans la saison 2. Eleven se montre méfiante, hypervigilante, colérique et renfermée. Pour elle, une simple publicité de Coke (ST: ép. 3, s. 1) déclenche des analepses dans lesquelles le personnage se rappelle avoir servi de cobaye. Quant à lui, Will manifeste la peur de devenir fou (ST: ép. 5, s. 2) et semble perdre l’intérêt pour des activités qui le rendaient autrefois heureux, ce qui affecte sa capacité de fonctionner au quotidien. Notons que c’est le cas aussi pour deux autres personnages: Nancy et Hopper. Nancy est affectée d’abord par la perte de Barb, mais aussi par sa rencontre avec le monstre dans la forêt qui lui fera vivre des analepses et un sentiment de culpabilité. Pour sa part, lorsque Hopper trouve Will dans le Upside Down, il a des souvenirs évoquant le décès de sa fille (ST: ép. 8, s.1) et le tentacule qui a pénétré la bouche de Will lui rappelle le tube respiratoire enfoncé dans la bouche de Sarah juste avant sa mort.
Les Losers dans It subissent, eux aussi, de multiples traumas au quotidien ou en raison du «réveil» de Pennywise. À l’inverse de ST, ces traumas s’accompagnent d’une réflexivité qui découle d’un dédoublement de la temporalité: dans le roman de King, les enfants deviennent adultes et portent un regard distancé par rapport aux traumas vécus dans le temps de l’enfance.
Qu’il prenne racine dans le quotidien, à travers l’intimidation, le deuil et la violence domestique ou dans le surnaturel (par la menace de créatures monstrueuses), qu’il soit terriblement présent ou oublié, le trauma joue un rôle signifiant dans les deux intrigues en devenant un facteur de transformation future des personnages, et ce, malgré les réactions opposées des personnages adultes dans les deux œuvres. En effet, on peut brièvement noter que contrairement aux adultes de ST offrant un certain soutien aux enfants et adolescents[3], ceux de It brillent par leur absence[4]. D’ailleurs, le scénario de l’adaptation du roman en 2017 exploite ce filon: dans le roman, le corps de Georgie a été retrouvé et Bill Denbrough veut venger son frère, alors que dans le film, le corps de l’enfant a disparu, mais ses parents ont abandonné tout espoir de le retrouver ―son père reproche même à Bill Denbrough de chercher à le retracer. Cette situation est diamétralement opposée à celle qu’on retrouve dans ST: Joyce Byers, elle, ne perd jamais espoir de retrouver son fils. Le caractère nuisible des adultes dans le roman et dans son adaptation cinématographique fait d’ailleurs l’objet d’une réflexion de Meg-John Barker, qui y voit même la transmission d’un trauma intergénérationnel:
My theory is that Pennywise is a metaphor for intergenerational trauma […]. In this case the demons are both the evil clown who they literally have to face and fight, and the trauma, abuse and neglect that they experience at the hands of their parents, guardians and teachers, and the other children around them who’ve been damaged by their own parents, guardians and teachers […]. So it’s the intergenerational trauma inherent in both family and school systems that’s the real monster here. Not only do parents, guardians, teachers, and other adults hurt kids with their actions and inactions, they also create the bullies who terrorise the kids. Vitally they also refuse to see the pain the kids are going through. No adult intervenes to help even when the kids are clearly distressed. […] And of course the trauma is intergenerational because the adults only behave in these ways towards the kids because the adults in their lives behaved in similar ways towards them, right back to the start. (Baker, 2017)
Et pourtant, au même titre que leurs homologues de ST, les Losers parviennent, eux aussi, à trouver dans leurs expériences traumatiques la source d’une métamorphose positive visant, entre autres, à faire honneur à la mémoire du passé. En cela, tant la série que le roman s’inscrivent en continuité avec la tradition de la représentation du trauma dans les œuvres destinées aux enfants, aux adolescents ou aux jeunes adultes. Celle-ci se caractérise par une tendance à attribuer un rôle positif au trauma. Comme le souligne Markland: «trauma […] functions as a complex agent of change and maturation, and the narratives charge readers to become aware political agents in their own worlds» (Markland, 2013)[5]. En effet, dans les deux œuvres, le trauma devient le moteur d’une dénonciation et d’une action sociale positive qui repose en partie sur le désir de garder des traces du passé: dans la saison 2, à travers leur enquête, Nancy Wheeler et Jonathan Byers (ST) obtiendront ainsi des excuses officielles du gouvernement à la famille de Barb et la fermeture du laboratoire (ST: ép. 9, s. 2). Notons cependant que ce phénomène se reproduira pour Nancy qui se lance dans une nouvelle enquête dans la saison 3, alors que Jonathan offre une certaine résistance. De plus, en tant que facteur de maturation affective des jeunes héros, le trauma aura un impact significatif sur leurs actions en incarnant une sorte de rite de passage. À titre d’exemple, on peut constater que Nancy se distancie du groupe des autres adolescentes, notamment quand elle propose à Dustin de danser avec elle et qu’elle lui dit: «Girls of this age are dumb. But give them a few years, they’ll wise up and you’re gonna drive them nuts» (ST: ép. 9, s. 2).
Du côté de It, le trauma motive aussi une action sociale décisive, solitaire cette fois, pour Bill Denbrough et Mike Hanlon: alors que Bill (enfant) venge son frère et met un terme aux meurtres d’enfants, Mike (adulte) cerne les origines du monstre en se consacrant à des recherches sur l’histoire de Derry. En plus d’être un gardien de la mémoire de la cité, il agit comme «whistleblower» de l’horreur, en restant à Derry pour assurer une surveillance de la ville, puis se résigne à faire les appels téléphoniques visant à rappeler les Losers devenus adultes, déclenchant l’avalanche de souvenirs du passé qui accablera ses amis amnésiques.
Dans les deux productions, le trauma est aussi présenté comme un facteur permettant un rapprochement humainou le ciment d’un lien amoureux (comme en témoigne la représentation des premiers émois amoureux des héros, autant entre Mike Wheeler et Eleven qu’entre Lucas et Max) ou amical (comme lorsque Mike et Will Byers partagent leur impression de devenir fou). Par exemple, bien que leur malaise respectif prenne racine dans des expériences passées différentes, ce moment sera l’occasion pour Mike et Will de se soutenir l’un l’autre, d’être «crazy together» (ST: ép. 2, s. 2)[6]. Et même si Will n’a jamais rencontré Eleven, il sera attentif aux souvenirs d’elle que Mike partage avec lui.
Chez King, on peut aussi observer ce phénomène de métamorphose positive via le trauma. C’est surtout après la confrontation entre les héros et le monstre dans la maison de Neibolt Street que Bill et Richie vivront une transformation positive médiatisée par le rapport particulier de chacun au langage, comme le souligne Catherine Côté:
La maison hantée, dans It, est un lieu liminaire, parce qu’elle permet aux personnages de se dépouiller de leur identité passée pour en revêtir une nouvelle. Dans les cas de Bill et Richie, cette transition est positive. Bill surmonte (momentanément, du moins) le traumatisme de la mort de son frère et cesse de bégayer. Richie […] laisse de côté sa personnalité de fanfaron pour s’affirmer en tant que personne courageuse et en contrôle de la situation. […] La traversée de la maison hantée peut donc être perçue comme un véritable rite de passage qui symbolise une maturation chez les enfants, et leur confère une confiance en eux accrue et nécessaire au déroulement du reste de l’histoire (Côté, 2017).
Par ailleurs, bien qu’il constitue un facteur de maturation, le trauma pendant l’enfance est moins représenté par King comme vecteur de rapprochement humain que comme élément déclencheur d’un sentiment amoureux: c’est en luttant les uns aux côtés des autres que Bill, Beverly et Ben prendront conscience de leurs sentiments amoureux respectifs[7] et c’est par l’expérience d’une première relation sexuelle que les Losers sauront se relier les uns aux autres afin de retrouver leurs forces et triompher de Pennywise lors de leur premier affrontement.
Si les personnages de ST sont liés par une amitié inaltérée préexistante à l’intrigue, le groupe semble se dissoudre au fil de la saison 3, qui se clôt par le déménagement de Joyce, Jonathan, Will et Eleven. Pour leur part, les Losers arrivent isolés à Derry et en repartent seuls ― sauf dans le cas de Ben et Beverly qui, manifestement destinés l’un à l’autre, repartent ensemble. Sur le plan des autres rapports humains, on note qu’aucun rapprochement affectif ne se produit dans les familles respectives des Losers mais que, à la suite de chaque affrontement, ceux-ci vivent un moment de grâce où ils semblent être unis les uns aux autres, métaphore de l’amitié qui est suggérée par le symbole du cercle qu’ils forment, sachant à chaque fois qu’ils ne se reverront plus tous ensemble (It: 1066).
Modélisations spatiales du trauma: deux rapports à la mémoire et à la nostalgie
Le trauma agit comme facteur de transformation en permettant lepassage d’un état à un autre, de l’enfance à l’adolescence ou de l’adolescence à l’âge adulte. Alors qu’ils partagent des traumatismes somme toute assez semblables dans leur nature et leurs conséquences, les personnages de ST et de It entretiennent toutefois un rapport complètement différent à la mémoire et au passé. Bien qu’elles s’inscrivent toutes deux dans une logique spatiale, leurs rapports respectifs au traumatisme et à la mémoire se présentent avec l’usage des deux tropes différents, soit celui de l’interstice (ST) et du seuil (It).
Dans la saison 2 de la série de Netflix, on peut parler d’interstice traumatique, en ce que la distance temporelle est restreinte entre le moment du trauma et le moment de l’action. Qu’il s’agisse de Will Byers, d’Eleven ou de Nancy, les jeunes ne cherchent pas à retrouver le passé: pour eux, l’itération des souvenirs traumatiques est donc involontaire. Cauchemars, idées envahissantes, réactions émotives ou physiques apportent souffrance, confusion et rage. Si les personnages s’éloignent graduellement du passé traumatique, ils ne sont jamais isolés de ses effets. Ici, le principe de répétition a lieu «dans l’expérience du trauma après le choc, ressassé et qui se présente à la conscience sous forme de pensées intrusives. […] Dans l’expérience de la traversée du trauma, le sujet, d’avoir échappé au danger, n’en arrive pas pour autant à limiter la destructivité » (Douville: 86). Et même si le retour dans le passé est heureusement impossible, le personnage traumatisé n’est jamais complètement dans le présent, en raison des souvenirs qui le rattrapent, de façon inaltérée et terriblement intégrale, ne serait-ce qu’une fois par année, avec ce que l’on appelle «l’effet anniversaire», fort bien représenté dans les réactions de Will dans la deuxième saison.
Ainsi, force est de constater que, dans la série, les personnages ne peuvent échapper à leur propre mémoire, qu’ils ne trouvent aucune consolation dans l’oubli, que rien chez eux n’est refoulé et que tout peut se répéter à l’infini. La série offre ainsi une parfaite métaphore spatiale du trauma en tant qu’état interstitiel où le sujet est coincé dans un entredeux, qui n’est ni le passé ni le présent. Comme le soulignent Bessel Kolk et Onno Hart, «many traumatized persons […] experience long periods of time in which they live, as it were, in two different worlds: the realm of the trauma and the realm of their current, ordinary life» (Kolk & Hart: 176). Quand Will Byers décrit son état, il le compare au mécanisme d’un jouet coincé, le View Master, un jouet classique des enfants des années 1980, et se confie à Mike Wheeler, disant «It’s like I’m stuck». Il ajoute qu’il se sent «caught between two slides», «like one side’s our world and the other slide is the Upside Down» (ST: ép. 2, s. 2).
Ce phénomène d’atemporalité ressenti par le personnage rappelle ce que certains chercheurs ont noté dans les récits évoquant la mémoire des traumatismes. À ce sujet, Cathy Caruth, professeure à l’Université Cornell s’intéressant aux langages du trauma et du témoignage, écrit: «The history that a flashback tells […] is a history that literally HAS NO PLACE, neither in the past, in which it was not fully experienced, nor in the present, in which its precise image and enactments are not fully understood» (Caruth: 153). En étant coincé dans cet interstice qui n’est ni le passé ni le présent ―état d’autant plus douloureux qu’il le prive du plaisir simple d’être un enfant vivant dans l’immédiateté qui devrait lui être propre― Will décrit ses perceptions comme étant hors du temps d’où son inquiétude quant à sa santé mentale et son désir de garder ces confessions secrètes. Après avoir été envahi par le Shadowmonster, par exemple, il décrit les nouvelles choses qu’il sait et qu’il «ne savait pas avant» (ST: ép. 4, s. 2), en utilisant toujours des termes temporels qui évoquent une sorte d’antilogie, les «now memories» qui caractérisent son état: «It’s like old memories in the back of my head, except they’re not my memories. I mean I don’t think they’re old memories at all, they’re now memories, happening all at once, now» (ST: ép. 2, s. 2). L’état traumatique se trouve donc gravé dans un autre entredeux, cette fois de nature temporelle, confinant les protagonistes à un «no man’s land» de la mémoire et du temps. Ceci fait écho à ce que soulignent Kolk & Hart dans une étude sur le trauma: «the traumatic experience/memory is, in a sense, timeless. It is not transformed into a story, placed in time, with a beginning, a middle and an end. […] People live out their existences in two different stages of the life cycle, the traumatic past, and the bleached present» (Kolk & Hart: 177).
De son côté, King évoque le trauma non pas comme un espace de l’entredeux, mais bien comme un seuil qu’on peut franchir par des va-et-vient, à plus d’une reprise. Le traumatisme est effacé de la mémoire des personnages, mais il en reste des traces, puisque certains d’entre eux (comme Eddie et Beverly) vivent désormais aux côtés d’un conjoint qui reproduit sur eux l’oppression parentale. Alors que les personnages de ST sont envahis par leurs souvenirs traumatiques ―qui refont trop fréquemment surface―, ceux de King semblent vivre une forme de refoulement et entretiennent un rapport particulier à leur passé, dont l’accès leur est tantôt interdit, tantôt imposé.
Dans It, l’appel de Mike agit comme déclencheur de retour du refoulé, manifesté spatialement par le retour à Derry lorsque les Losers atteignent l’âge de 38 ans. L’appel téléphonique est craint à cause de son potentiel meurtrier (It: 141), donnant au processus de remémorisation un caractère quasi surnaturel[8]. C’est d’ailleurs ce qui peut expliquer le geste de Stan Uris, qui retourne sa terreur contre lui-même en se suicidant, acte ultime d’autodestruction visant à éviter de revivre le trauma du passé. L’effet anniversaire est hideusement évoqué à travers le sort de Stan, dont l’épouse le retrouve mort dans son bain, les veines tranchées: «His expression was one of abysmal, frozen horror. […] He had dipped his right forefinger in his own blood and had written a single word on the blue tiles above the tub. […]It seemed to cry out at her: IT» (It: 55-56).
Pour les autres membres du groupe, cette mémoire traumatique refoulée rejaillit progressivement, de manière inflexible et invariable. Ceci rappelle les réflexions de Kolk & Hart au sujet de la mémoire traumatique qui ne se manifeste que dans certaines situations particulières (réminiscences de la situation traumatique initiale), en ce qu’elle est restituée ad integrum: «When one element of a traumatic experience is evoked, all other elements follow automatically» (Kolk & Hart: 163). Le retour des souvenirs est si violent qu’il s’accompagne de l’apparition de stigmates physiques qui avaient disparu depuis plus d’un quart de siècle: les cicatrices sur leurs mains sont à nouveau visibles (It: 131) et recommencent à saigner (It: 861); Bill Denbrough recommence à bégayer (It: 133); Eddie souffre de sa vieille fracture au bras (It: 729) ; Richie sent la fumée de leur cabane lui brûler les yeux (It: 703). Notons que, même si elle apparait surnaturelle, ce type de somatisation rappelle des phénomènes plus bénins de somatisation réelle apportés par des chercheurs comme Kolk & Hart, quand ils précisent que «when people are exposed to trauma, that is, a frightening event outside of ordinary human experience, they experience « speechless terror »», ce qui renvoie à l’entité maléfique dans It: «The experience cannot be organized on a linguistic level, and this failure to arrange the memory in words and symbols leaves it to be organized on a somatosensory or iconic level: as somatic sensations» (Kolk & Hart: 172). En effet, cette dimension paradoxale de l’indicible et du singulier, du «speechless», n’est-elle pas évoquée par le pronom indéfini écrit avec une majuscule («It») qui désigne le monstre chez King ?
Malgré tout, les autres personnages de King auront l’occasion d’exercer une réflexivité par rapport à leur enfance: chacun des Losers se regardera en pensant à l’enfant qu’il a été, au moment où il a cessé de l’être, par une curieuse comparaison: «The kid in you just leaked out, like the air out of a tire» (It: 701). C’est le souvenir de leur victoire qui les aidera à triompher de It pour de bon[9]. Et après la seconde confrontation avec le monstre, les Losers devenus adultes perdront de nouveau tout souvenir de leurs confrontations avec It, voyant même les cicatrices sur leurs mains disparaitre à nouveau (It: 1062) par un phénomène de répression ou de refoulement qui correspond également à ce que Kolk & Hart décrivent en ces mots: «repression reflects a vertically layered model of mind: what is repressed is pushed downward, into the unconscious. The subject has no longer access to it» (Kolk & Hart: 178). Même Mike Hanlon, gardien de la mémoire de Derry et des Losers, commence à oublier le nom de famille des membres du groupe, leurs caractéristiques distinctives, ce qu’il vivra non sans un certain soulagement.
Ainsi, bien que de grands pans de la mémoire des personnages soient gommés à la fin de la confrontation finale avec It, le retour dans le passé permet aux personnages de King non seulement de triompher du monstre, mais aussi de se relier à des bribes de leur enfance, époque traumatisante paradoxalement vue comme un âge d’or par les adultes qu’ils sont devenus. Même s’il est refoulé et qu’il ne remonte qu’en lambeaux à la surface de leur mémoire, le passé traumatique est l’objet d’une reconstruction positive au présent, où le souvenir de l’enfance revêt une certaine dimension nostalgique: «part of your mind will see them [the children] forever, live with them forever, love with them forever. They are not necessarily the best part of you, but they were once the repositary of all you could become» (It: 1087). C’est notamment par le souvenir de leur amitié que le lien des Losers dépasse de loin l’attachement à leurs familles respectives, comme en témoignent ces réflexions d’Eddie:
Maybe there aren’t any such things as good friends or bad friends –maybe there are just friends, people who stand by you when you’re hurt and who help you feel not so lonely. Maybe they’re always worth being scared for, and hoping for, and living for. Maybe worth dying for, too, if that’s what has to be. […]Only people you want, need to be with; people who build their houses in your heart (It: 769).
Bref, au-delà de leurs nombreux points communs concernant la nature des traumatismes subis et des conséquences vécues par les personnages, on constate que les œuvres divergent dans leur exploration différente de la mémoire, mais aussi par l’illustration inversée du sentiment de nostalgie par rapport au passé.
Regards croisés de l’adulte et de l’enfant: mémoire et nostalgie
À première vue, on pourrait croire que ST et It se rejoignent dans leur évocation de la temporalité avec l’évolution de personnages enfants, passant à l’adolescence en se définissant par opposition aux adultes, mais aussi grâce aux multiples clins d’œil à des œuvres musicales et cinématographiques du passé. Une étude plus approfondie révèle toutefois des points de divergences importants non seulement dans la manière d’aborder et d’illustrer ces questions, mais aussi à travers l’impact diégétique et symbolique du passé sur le présent des protagonistes.
La dimension nostalgiquede ST s’inscrit parfaitement dans une forme de rétromanie, une mouvance de la fascination actuelle de la culture pop pour les années 1980. L’esthétique extradiégétique de ST «emprunte aux années 1980 […] avec des costumes et des synthétiseurs qui plongent ou replongent le téléspectateur à l’époque d’E.T.» (Dachary: 9) et la série multiplie les clins d’œil au cinéma d’horreur des années 1980[10]. Ce faisant, ST se réclame de cet héritage nostalgique, comme bon nombre d’œuvres appartenant à l’horreur contemporaine des années 1990 à aujourd’hui. Avec ses innombrables affiches ou objets rappelant l’âge d’or du cinéma d’horreur et sa diégèse saturée de musique New Wave[11] et de mélodies de synthétiseur, ST satisfait en ce sens la «rétromanie» (Reynolds, 2012) d’un certain public[12].
Comme le souligne Noel Carroll, les films récents s’inspirent fortement de topoï classiques de ce genre[13] et il précise, au sujet des cinéastes, que «the artists who came to specialize in horror were the first post-war generation raised by TV […] their affection for horror, to a large extent, was nurtured […] by the endless reruns of the earlier horror and sci-fi cycles that provided the repertoire of the afternoon and late-night television of their youth». Ainsi, dans son histoire récente, le genre de l’horreur se développe de manière nettement intertextuelle: «The creators and the consumers of horror fictions are aware that they are operating within a shared tradition, and this is acknowledged openly, with great frequency and gusto» (Carroll: 3).
Dans une époque qui se caractérise par une accélération du progrès et du rythme de vie, on peut penser que «la nostalgie est un moyen assez constructif et créatif de résister à des choses qui parfois vont beaucoup trop vite», comme le souligne Katharina Niemeyer, professeure à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et spécialiste de la nostalgie (Niemeyer, 2018b). C’est donc avec brio que ST répond à l’acception la plus commune du terme «nostalgie»: pour les plus âgés, elle suscite un «regret mélancolique d’une chose révolue», correspondant ici à la jeunesse ―celle de l’enfance ou de l’adolescence― pour les plus jeunes, la nostalgie revêt la forme du «regret mélancolique […] de ce qu’on n’a pas connu» (Le Robert), une époque mythique d’autant plus idéalisée qu’elle n’a pas été expérimentée. En effet, tout porte à croire que les années 1980 sont perçues comme une époque «meilleure» que la nôtre, comme le mentionne Dachary: «la série proposerait donc aux adultes de s’immerger dans leur passé et aux plus jeunes de regretter une époque qu’ils n’ont pas connue. Il s’agirait alors de fuir un présent propice au malêtre en se réfugiant dans l’innocence d’un passé vierge de tourments»[14].
Or, bien que la nostalgie extradiégétique soit omniprésente dans ST, elle se fait beaucoup plus discrète dans le roman de King. Si la nostalgie puisait ses racines dans les années 1980, celle qui émane de It se révèle bien différemment. Le roman, qui relate l’enfance des personnages en 1957[15], a lui-même été écrit en 1986, ce qui explique pourquoi le phénomène de nostalgie des années 1980 en est complètement absent. Cela n’empêche pas King, grand mélomane, d’émailler son texte de références musicales contemporaines ou antérieures à son roman, allant de Bruce Springsteen à Eddie Cochran, en passant par Billy Joel, Marvin Gaye, Paul Simon, The Doors, Jerry Lee Lewis et de nombreux autres artistes[16].
L’intérêt de la comparaison entre ST et It tient également au fait que la nostalgie semble opérer de manière presque inversée dans la série et le roman: si ST se distingue par une surcharge de nostalgie au plan extradiégétique, celle-ci est pratiquement absente dans la diégèse, dans la mesure où les personnages principaux sont des enfants ou des adolescents n’ayant presque aucun recul par rapport à leur passé, en ce qu’ils vivent dans l’immédiateté de l’ici-maintenant propre aux êtres très jeunes, ayant peu vécu[17]. Cette logique est inversée dans It, où l’on ne retrouve que de rares touches de nostalgie sur le plan extradiégétique, alors que la diégèse ―faisant alterner les épisodes vécus par les personnages enfants à ceux expérimentés en tant qu’adultes, 27 ans plus tard― est parsemée de pensées fugitives des Losers devenus adultes sur le passage du temps, la mémoire et l’oubli, ce qui permet aux personnages d’exercer une véritable réflexivité sur leur passé, malgré leurs épisodes d’amnésie.
Ainsi, malgré de nombreux points communs, il est fascinant de constater que la série des frères Duffer et le roman de King offrent une perspective si divergente de la mémoire du passé et de la nostalgie. Au-delà de la différence des époques évoquées (les années 1980 ou les années 1950), cette opposition radicale tient peut-être aussi à un facteur intradiégétique fondamental, soit au rapport qu’entretiennent les personnages d’âges différents avec leur propre passé traumatique.
Par conséquent, si on peut considérer que la nostalgie existe chez King, elle n’est pas extérieure aux personnages comme dans ST (où la nostalgie opère uniquement chez le téléspectateur), elle leur est tout intérieure, notamment à travers les innombrables allusions des Losers à leur conscience du passage du temps. À l’âge adulte, il ne reste pour les Losers que des bribes de souvenirs refoulés par le trauma ou idéalisés par la nostalgie, ce qui contraste avec le passé des personnages de la série qui les hante et resurgit régulièrement dans leur conscience sans revêtir la moindre beauté ou susciter l’attendrissement[18].
Divergences et convergences: regards vers l’avenir
Que le traumatisme fictionnel soit modélisé par le topos de l’interstice (dans ST) ou par celui du seuil (dans It), il en reste toujours des traces, qu’elles soient fécondes ou destructrices, conscientes ou inconscientes. Et même si l’arrimage de la mémoire et de la nostalgie prend des formes très différentes dans les deux œuvres, il y a fort à parier que le second volet cinématographique de It et de la quatrième saison de ST proposeront de nouveaux points de convergence, à mesure que vieillissent leurs personnages.
En 2019, la «coïncidence» entre la diffusion de la troisième saison de ST et du second volet de It nous en apprend certainement davantage sur l’évolution des personnages et sur les marques laissées par leurs traumatismes respectifs. Il est clair que les frères Duffer se montrent fort habiles à teinter leur création de touches nostalgiques au plan extradiégétique, réactivant les souvenirs de jeunesse des téléspectateurs plus âgés et allant jusqu’à faire naitre chez le public des milléniaux la nostalgie d’une ère qu’ils n’ont jamais connue[19]. Ainsi, les créateurs de ST savent admirablement bien exploiter et articuler à leur avantage les différentes facettes de la nostalgie, réussissant à accomplir ce que Niemeyer décrit en ces termes:
Entre souvenir et oubli, idéalisation et créativité, la nostalgie rappelle les temps et lieux qui ne sont plus, qui ne sont plus accessibles ou qui ne l’ont jamais été. Elle peut également désigner le désir de retourner à une époque passée que nous n’avons pas vécue ainsi, le regret d’un passé qui n’a jamais été et qui aurait pu être ou encore un avenir qui jamais ne sera. Le sentiment nostalgique n’est donc pas empreint du seul retour vers le passé, mais articule aussi bien d’autres temporalités (Niemeyer, 2018: 5).
En s’articulant les unes par rapport aux autres, les temporalités à l’œuvre dépendent aussi du regard de deux personnages, soit Jonathan Byers (surtout dans la saison 2) et Bill Denbrough. Grâce à leur regard, les deux œuvres offrent une sorte de mise en abîme en nous présentant ceux qui assurent la trace de la mémoire par le témoignage de l’art. Car parmi les Losers privés de leur mémoire par King, seul Bill, son personnage le plus emblématique, semble avoir gardé les traces de son voyage dans le temps. En tant qu’écrivain, ce personnage incarne l’accès que donne l’écriture au souvenir, même traumatique. Et puisqu’il est un écrivain d’horreur, Bill va encore plus loin, en permettant que les souvenirs de ses traumas passés se transposent positivement à travers ses romans qui récoltent un immense succès. Si le procédé incarné par le personnage de l’écrivain dans le roman est moins fort dans la série, l’écrivain et le photographe captent tout de même le moment d’un passage d’un état à un autre[20]. King intègre dans son roman une autre forme de nostalgie, intradiégétique et métafictionnelle cette fois, à travers le regard que pose Bill adulte sur l’enfant qu’il a été, et qui criait «Hi-yo, Silver, awayyy!» en enfourchant son vélo.
Quoi qu’il en soit, et de manière un peu paradoxale, pour survivre à son propre passé et à ses traumatismes infantiles, il suffit peut-être de savoir quitter l’enfance pour mieux la retrouver, comme le fait Bill Denbrough à la toute fin de It. Savoir revenir, à tout âge, à l’état permanent, féroce et insoumis qu’est celui de l’enfance, à ce «disquiet and desire […] what you want and what you’re scared to try for. Where you’ve been and where you want to go» (It: 1085), pourrait bien être la clé permettant aux personnages de poursuivre leur route:
So drive away quick, drive away while the last of the light slips away […] from memory… but not from desire. That stays, the bright cameo of all we were and all we believed as children, all that shone in our eyes even when we were lost and the wind blew in the night. Drive away and try to keep smiling. Get a little rock and roll on the radio and go toward all the life there is with all the courage you can find and all the belief you can muster. Be true, be brave, stand. All the rest is darkness. (It: 1087)
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[1] Afin de ne pas alourdir le texte, les références à la série Stranger Things utiliseront l’abréviation «ST».
[2] Cette analyse s’inspire, notamment, de l’article de Julia Neftulin qui a recueilli les propos de Dr Rachel Yehuda, directrice de la Traumatic Stress Studies Division (Icahn School of Medicine, Mount Sinai, New York) au sujet de la représentation du traumatisme dans ST (Naftulin, 2017). Voir aussi: https://www.health.com/stress/stranger-things-shadow-monster
[3] À 30 ans d’écart, ST répond à It, en offrant à ses personnages une amélioration de leur sort qui s’opère principalement par une exploration différente des rapports intergénérationnels: un lien affectif évident préexistant à l’intrigue est visible dans ST. D’ailleurs, si les adultes des deux œuvres ne se montrent pas toujours adéquats, seuls ceux de ST reconnaissent leurs torts et la souffrance qu’ils ont fait subir aux enfants: Hopper s’excuse à Eleven et à Mike (ST: ép. 9, s. 2) et Joyce fait son mea culpa à Jonathan (ST: ép. 2, s. 1), alors que les adultes dans It semblent figés dans un éternel moule d’indifférence et d’impunité. De plus, contrairement aux Losers, les amis de Will peuvent compter sur le soutien, le respect et la collaboration des adolescents et des adultes dans leurs combats.
[4] Chez King, aucun des parents ne semble s’intéresser à ce que font leurs enfants, qui apparaissent parfois comme des étrangers à leurs yeux. Malgré les preuves accablantes du danger régnant à Derry (It: 851), les Losers doivent entreprendre tous leurs combats seuls, entourés d’adultes qui vont même jusqu’à leur nuire. «Grownups are the real monsters.» (It: 737), constatera Eddie. Dans It, l’intimidation n’est pas prise au sérieux et, surtout, les parents n’accusent pas les vrais coupables. Quand Richie rentre à la maison avec des lunettes cassées après avoir été battu à l’école, sa mère le blâme (It: 630). Pour sa part, la mère d’Eddie lui interdit de voir ses amis après l’épisode de son bras cassé par Bowers. En plus de ne pas être capable de protéger Eddie des abus externes réels, Mrs Kaspbrack le prive de ses seuls alliés.
[5] Cela dit, certains personnages de ST réagissent en utilisant la violence comme exutoire de leur révolte. En effet, Billy qui subit de la violence paternelle reporte sa colère sur son entourage, mais accède à la rédemption à travers un sacrifice, dans la saison 3. Quant à Kali (ST: ép. 7, s. 2), elle ne semble vivre que pour se venger de ceux qui lui ont fait du mal, à elle et à ses protégés, semant la destruction sur son passage (comme le suggère son surnom, qui rappelle la déesse hindoue du chaos).
[6] La même chose se produit lorsque Hopper console Joyce au sujet du décès de Bob, en évoquant l’expérience du deuil de sa propre fille (ST: ép. 9, s. 2). À la fin de la saison 2, on assiste aussi à l’improbable naissance d’une amitié entre Dustin et Steve. Rappelons aussi qu’alors que Nancy ignorait Dustin au début de la série, le geste qu’elle pose à son égard lors du Winter Ball (ST: ép. 9, s. 2) prouve que les épreuves partagées rapprochent les êtres, au-delà de leurs âges respectifs. Enfin, sur une note plus légère, le passage de Jonathan et Nancy chez Murray (ST: ép. 6, s. 2) nous prouve à quel point «the real shit, shared trauma» possède un fort pouvoir d’attraction entre deux personnes.
[7] De retour à Derry, Beverly se souvient, 27 ans plus tard, des sentiments qu’elle a ressentis pour Bill juste après la formation de leur groupe en juillet 1958: «She had been madly, head-over-heels in love with him. […] She simply lived with his face in her heart all the time, a kind of sweet hurtful ache. She would have died for him» (It: 536). C’est aussi lors du second passage dans l’espace liminaire de Neibolt Street que Bill prendra conscience de son désir pour la jeune fille: «Bill glanced down at her, […] for one hot, smoking moment their eyes locked directly. Bill did not look away this time. His gaze was firm, adult» (It: 835). Bien que l’amour de Ben pour Beverly existe bien avant le début des évènements, les épreuves vécues avec les Losers ne feront que l’intensifier, surtout quand il sera témoin de l’attirance réciproque entre Bill et Beverly (It: 835-837).
[8] À ce sujet, Richie fait le constat suivant: «The force of the memory sweeps through him like a tide, turning him alternately hot and cold, and he suddenly understands why these memories have come back one at a time. If he had remembered everything at once, the force would have been like a psychological shotgun blast let off an inch from his temple. It would have torn off the whole top of his head» (It: 702).
[9] En effet, comme le souligne Ben: «kids were better at almost dying, and they were also better at incorporating the inexplicable into their lives. They believed implicitely in the invisible world» (It: 510). Lors de la seconde confrontation avec It, les Losers défieront le temps en réapprenant à réfléchir comme des enfants, dont l’imaginaire est l’arme idéale contre It: «because they were children their imagination had a certain raw power It had underestimated» (It: 967). La victoire des Losers adultes tiendra à leur capacité de retrouver cet état révolu, d’aller chercher dans leur passé une force positive: «Bill understood it was the force of memory and desire; it was the force of love and unforgotten childhood like one big wheel» (It: 1046).
[10] En plus de la référence presque caricaturale aux «méchants Russes» dans la saison 3, il convient de noter que, dans ST, on voit bien sûr que la référence principale pour décrire le monstre est le jeu de rôles Donjons et Dragons (qui inspire le nom du Demogorgon, puis du Mindflayer (ST: s. 1 et s. 2)). Mais on trouve aussi, de manière plus subtile et intertextuelle, une myriade de clins d’œil au cinéma de Spielberg: les aventures du groupe d’enfants rappellent celles des personnages des Goonies (1985), la scène du déguisement d’Eleven renvoyant explicitement à celui d’E.T., dans le film éponyme datant de 1982, alors que la sensibilité du monstre au sang n’est pas sans rappeler celle du requin géant dans Jaws (1975). Par ailleurs, Joyce propose à Will d’aller voir Poltergeist (1982) au cinéma (ST: ép. 1, s. 1). L’œuvre de Carpenter est aussi une source d’inspiration, en témoignent les deux références à The Thing (1982) (ST: ép. 7, s.1), mais aussi la référence explicite à Halloween (1978) lorsque Maxine se déguise en Mike Myers (ST: ép. 2, s. 2). Dart, comme Gizmo dans Gremlins (Dante, 1984) subit une métamorphose qui le rend monstrueux et dangereux. Par ailleurs, les moments où Eleven est plongée dans une immersion sensorielle totale rappellent des scènes dans Altered States (Russel, 1980). Jonathan a une affiche du film Evil Dead (Raimi, 1981) dans sa chambre. De plus, dans la saison 2 (ép. 2), les quatre amis se vêtiront de costumes rappelant le film Ghostbusters (Reitman, 1984), alors que Nancy et Steve prendront l’allure de deux personnages dans Risky Business (Brickman, 1983). Enfin, la fascination des enfants pour les créatures surnaturelles rappelle celle des enfants dans The Monster Squad (Decker, 1987) et les passages où les enfants et adolescents suivent les voies de chemin de fer (ST: ép. 5, s.1 et ép. 6, s. 2) font plutôt écho à Stand By Me (Reiner, 1986). Enfin, dans le huitième épisode de la saison 3, Dustin et Suzie livrent une interprétation chantée plutôt absurde de la chanson titre du film The Neverending Story, au moment où le temps presse et qu’il y a grand péril en la demeure…
[11] La trame sonore se distingue par une succession de chansons appartenant à l’époque révolue, des années 1970 et 1980. On y trouve des «tubes» de Cindy Lauper, Pan Benatar, Jefferson Airplane, The Police, Joy Division, Corey Hart, Olivia Newton-John, Madonna, Duran Duran, The Psychedelic Furs, Modern English, Echo and the Bunnymen, Tangerine Dream, The Bangles, Foreigner et enfin, les ineffables Dolly Parton et Toto, avec son célèbre «Africa». La musique participe vraiment ainsi à la diégèse, notamment avec «Should I Stay or Should I Go» de The Clash, ou encore «Elegia» de New Order, qu’on peut entendre lors de la scène du faux enterrement de Will.
[12] Jean-Laurent Cassely souligne la stratégie promotionnelle de la série, basée sur le marketing du «nostalgia bait», monétisant la nostalgie et la rétromanie du public. Étrangement, on remarque l’immense succès de cette stratégie pour le public des milléniaux, fascinés par les années 1980 qu’ils n’ont eux-mêmes pas vécues.
[13] On observe ce phénomène avec Summer of 84, Alien, The Thing, Halloween (et bientôt Creepshow ou Twilight Zone) et bon nombre d’autres productions d’horreur. De plus, notre paysage culturel est inondé de films, comics et séries en tous genres des années 1970-1980, notamment Star Wars, Riverdale et The Chilling Adventures of Sabrina, qui ont fait l’objet de multiples remakes, reboots, prequels et spinoffs.
[14] Dachary note aussi le succès actuel de séries produites ou situées dans des époques passées, comme Riverdale, Mad Men, Twin Peaks, Buffy The Vampire Slayer, etc. (Dachary: 11)
[15] Les deux œuvres s’inspirent d’une grande quantité de références cinématographiques de l’enfance des personnages principaux. Dans It, il s’agit de productions des années 1950: le monstre prend successivement la forme de la «Creature from the Black Lagoon» (It: 251-253), du loup-garou inspiré par le film I Was a Teenage Werewolf et de «Frankenstein» (It: 914).
[16] Notons cependant que c’est surtout à travers le personnage de Ritchie Tozier que sont médiatisées les références musicales, pour des raisons évidentes: à l’âge adulte, Richie est devenu Rich «Records» Tozier (It: 60), un célèbre DJ à la radio. La référence la plus récurrente est celle d’une chanson de Neil Young («Hey Hey, My, My»), particulièrement de la phrase: «out of the blue and into the black» (It: 67).
[17] La seule exception à ce sujet tient à certains aspects du personnage d’Eleven: «la diégèse elle-même soulève des enjeux liés à la nostalgie, puisque l’héroïne Eleven souffre de n’avoir ni foyer ni famille aimante» (Dachary: 4). Ceci se reproduit à la fin de la saison 3, lorsqu’Eleven lit la lettre de Hopper et retrouve le souvenir doux-amer des moments qu’ils ont passés ensemble. Il serait aussi intéressant de noter que c’est grâce à Eleven que Billy Hargrove parvient à faire la paix avec le souvenir de sa mère, ce qui aura un impact majeur sur le dénouement de l’intrigue.
[18] L’épisode 8 de la saison 2 présente une des seules exceptions à cette dynamique, alors que Joyce, Jonathan et Mike rappellent à Will des souvenirs tantôt tristes ou beaux, ou les deux à la fois. À travers le récit que Jonathan fait de la construction du Fort Byers suite à la désertion de leur père, le traumatisme du passé sert de point d’ancrage et de déclencheur d’émotions qui sont censées aider Will à échapper à l’emprise du Shadowmonster en le rappelant à lui-même et en lui permettant de survivre. Il s’agit ici d’un des rares moments où les personnages se rappellent volontairement de leur passé et où ils trouvent en lui une forme de réconfort.
[19] On pourrait expliquer la fascination qu’exercent les années 1980 sur les milléniaux de multiples façons. En représentant une époque préweb et préportables, la série donne l’impression d’une plus grande authenticité des contacts humains (non médiatisés par un écran ou des réseaux sociaux) pour ses personnages. Bien que les garçons de la série fréquentent l’arcade locale avec assiduité et passion, les principales activités quotidiennes de balades à vélo et de jeux de rôles des protagonistes semblent plus ancrées dans le réel que dans les artifices du virtuel. Quant à eux, les écrans font l’objet d’un double discours: alors que la télévision a une place de choix chez les Wheeler, elle ne meuble le quotidien d’Eleven que parce qu’elle comble un vide créé par l’absence de rapports humains. Une autre hypothèse expliquant l’engouement des milléniaux pour les années 1980 pourrait être le statut réservé à l’enfance et à l’adolescence à l’époque: même si les parents de l’époque semblaient plus rigides et moins permissifs qu’aujourd’hui, ils étaient aussi plus négligents, laissant leurs enfants vagabonder ici et là, sans surveillance, ce qui offrait une grande liberté et une autonomie considérable aux enfants et adolescents, dont les parents ne pouvaient pas retracer les moindres déplacements — contrairement aux parents d’aujourd’hui à qui il suffit d’utiliser la fonction de géolocalisation des téléphones de leurs adolescents pour savoir où ils se trouvent… Ainsi, comme le souligne Lucie Dachary, ST «exalte […] le mode de vie d’un âge que les plus jeunes peuvent considérer comme un véritable âge d’or» (Dachary: 4). Cet intérêt porté à la série par les milléniaux et l’idéalisation d’une époque révolue diffère donc radicalement de celui des téléspectateurs plus âgés, notamment sur le plan de l’attachement émotif, dans la mesure où seuls ceux qui les ont connues peuvent réellement s’identifier aux années 1980 et les lier à l’expérience douce-amère de leurs ingrates années d’adolescence.
[20] À la fin du roman, Bill évoque le moment où l’homme qu’il est se souvient de l’enfant qu’il a été; à la fin de la saison 2, Jonathan fixe le moment où Will Byers et une jolie brune, Mike Wheeler et la nouvelle Jane Hopper, Lucas et Maxine, Dustin (accompagné dans sa métamorphose par Nancy) se transforment «officiellement» en adolescents. Dans les deux cas, qu’elles représentent un passage du présent au passé (dans It) ou du présent au futur (dans ST), les mises en abîme atteignent leur apogée dans la représentation d’un moment de joie et d’ivresse où les personnages peuvent tantôt dévaler une pente abrupte à vélo ou en voiture, tantôt danser leur premier «slow» à la fête de fin d’année.