Après trois semaines de projections, le Festival Fantasia est maintenant terminé. À l’heure des bilans, voici la seconde partie de la couverture de Julien Bouthillier, comprenant les critiques de:
–Chained for Life. Aaron Schimberg
–Le Nid. David Paradis
–Gaston Lagaffe. Pierre-François Martin-Laval
–Skate Kitchen. Crystal Moselle
–Amanita Pestilens. René Bonnière
–Tigers are not afraid – Issa López
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Chained for Life – Aaron Schimberg
Un asile psychiatrique. Un autobus arrive avec à son bord plusieurs personnes pour le moins atypiques: des hommes et des femmes handicapés ou au type corporel en-dehors des normes de beauté traditionnelle. Leur rôle: assurer la figuration pour un film tourné dans l’hôpital. Celui-ci raconte l’histoire d’un docteur fou tentant des expériences aussi nébuleuses que glauques pour « corriger » leur affliction. Ce synopsis vous fait grincer des dents? Vous n’êtes pas seuls.
Fascinant exercice de cinéma à l’exécution pratiquement sans faute, Chained for Life (qui tire son titre du film d’exploitation du même nom, mettant en vedette les sœurs siamoises Hilton), en plus de soulever d’importantes questions sur l’exploitation du handicap et de la différence au cinéma, joue habilement avec les attentes du spectateur et propose un jeu de mise en abîme aussi fascinant qu’intrigant. Loin de donner des réponses toutes faites ou de sombrer dans la facilité d’un didactisme ronflant, Aaron Schimberg laisse un film aussi troublant que drôle destiné à habiter longtemps son public.
Rappelant l’esprit rêveur de la Nuit Américaine de François Truffaut, Chained for Life évoque avec facétie et mordant les aléas d’un plateau de tournage, en misant sur des personnages colorés et excentriques (remarquablement bien interprétés au demeurant): un réalisateur histrionique à la Fassbinder (Charlie Korsmo), un acteur bellâtre complètement ahuri (Stephen Plunkett), des techniciens dépassés, etc. Nous suivons plus particulièrement la relation entre la jeune starlette Mabel (Jess Weixler) et Rosenthal (Adam Pearson, découvert dans Under the Skin mais qu’on a aussi pu voir l’an passé dans Drib), acteur vivant avec une neurofibromatose et engagé pour jouer le rôle du « monstre » épris de Mabel. Celle-ci, bien que remplie des meilleures intentions et sincèrement attachée à son compagnon, se rend compte à son contact que ses propres préjugés sont bien durs à dépasser. Rosenthal n’est pas dupe de cette inconfortable compassion, bien entendu. « Essayez une émotion difficile – l’empathie » lui dit-il avec un humour facétieux lors d’un exercice de jeu, humour qu’il ne nous est donné que trop rarement l’occasion de voir dans un cinéma où les personnages/acteurs comme Rosenthal/Pearson sont plus souvent qu’autrement traités comme des victimes, quand ils ne sont pas vus comme des monstres ou de simples objets de curiosité. Adam Pearson vole la vedette avec une performance subtile, vaguement autoréflexive, semblant se moquer du typecast dont il est lui-même devenu victime.
Aaron Schimberg, malgré qu’il soit encore un jeune cinéaste (Chained for life est son second long-métrage), impressionne autant par l’assurance de sa mise en scène que par la qualité de son écriture – les dialogues, absolument savoureux, donnent une trompeuse impression de simplicité réaliste (malgré leur humour grinçant) alors même qu’ils abordent avec sensibilité des sujets et thématiques d’une grande complexité. Le film est complété par une direction photo tout à fait spectaculaire, dont les nombreux effets (travelings, changement d’échelles de plans inattendus, recadrage) parviennent de façon ingénieuse à découper et multiplier les espaces, au profit d’une profusion de mises en abîme et de renversement dramatique. En effet, le film adopte dans sa deuxième partie une structure beaucoup plus déconstruite (dont on ne révélera pas toutes les surprises), où le tournage du film se mêle à celui d’un « anti-film » écrit et tourné par les acteurs, forme de protestation à la fois contre la structure hiérarchique du premier et leur exploitation par un cinéaste avide de sensationnalisme et de pathos.
Au-delà de sa réflexion sur la représentation de la beauté et du handicap au cinéma (le film s’ouvre sur une citation involontairement hilarante de Pauline Kael sur la beauté), Chained for life examine aussi la faculté du cinéma à tisser des liens entre les individus, et en vient à remettre en question notre capacité à entretenir ces liens, au-delà de tous préjugés. C’est un film ou chaque plan dénote le regard sensible, provocateur et poétique d’un cinéaste qui semble promis à une grande carrière.
Le Nid – David Paradis
Premier long-métrage de David Paradis, Le Nid fait figure d’essai créatif semi-abouti, procédant par essai-erreur jusqu’à une finale aussi fascinante qu’artificielle. Paradoxale expérience filmographique aussi casse-gueule que fulgurante.
Pierre-Luc (Pierre-Luc Brillant), cinéaste et acteur aux abords un peu mou, s’est volontairement enfermé dans le « Nid », un étrange bâtiment souterrain (à mi-chemin entre le bunker de survivaliste et le sous-sol d’église), suivant les directives vidéo de sa copine Isabelle (Isabelle Blais). Leur couple est au bord du gouffre, pour des motifs qui ne sont pas immédiatement clairs mais qui s’éclairciront petit à petit. Dans une tentative désespérée de sauver les meubles, Isabelle a mis en place une expérience: Pierre-Luc recevra chaque jour une vidéo de sa part où elle lui avouera une vérité – en réponse, il devra produire une vidéo détaillant sa réponse à cette révélation. Déjà réticent, Pierre-Luc se rebutera assez rapidement contre le dispositif, au fur et à mesure de révélations plus cinglantes d’Isabelle. Puis apparait un étrange pompier, vague cousin du tueur de My Bloody Valentine.
Cette prémisse, qui semble héritée d’un projet abandonné de Robert Morin, se trouve ici déclinée sous un angle beaucoup moins acide, malgré un ton comique assumé. Commençant sous des dehors assez innocent, ce qui s’amorçait comme un exercice de comédie noire révèle dans son dernier acte quelques surprises méta-fictives dont on se gardera de trop parler. Qu’il suffise de dire qu’elles parviennent à elles-seules à justifier un film, qui, jusque-là, tournait un peu à vide, malgré une exécution efficace.
Dans ce qui est en grande-partie un one-man show, Pierre-Luc Brillant tire son épingle du jeu, réussissant malgré le côté un peu grossier de son personnage à susciter autant les sourires que l’empathie, passant avec aisance de l’humour potache au pathos le plus profond. Isabelle Blais, majoritairement aperçue par l’intermédiaire d’écran d’ordinateur, apporte quant à elle un côté plus glauque à l’ensemble. Quant au « Nid », il est savamment exploité, tant au niveau de l’image que du son et de la direction artistique, générant avec efficacité l’impression d’un lieu vivant, troisième personnage du film.
Dans ces circonstances, la pirouette scénaristique du troisième acte, qui lance la structure du film dans la tourmente, apparaît autant brillante que maladroite. D’un côté, elle explore l’idée très intéressante d’un cinéma de l’autoportrait et de la guérison (« Nous, on a fait un film »), mais de l’autre, elle nous éloigne bien malgré elle de personnages auxquels on avait fini par s’attacher. Enfoui sous une série de retournements et de mises en abîme alambiquées et intentionnellement artificielles, leur climax émotionnel nous semble dès lors distancié, malgré toute la justesse de son propos. On constate un certain déséquilibre entre la forme du film et son fond, d’autant plus que certaines des actions et réactions des personnages semblent n’avoir été qu’un élaboré jeu des fausses pistes laissées à l’intention des spectateurs. Résultat inégal, mais pas entière décevant: malgré ses défauts, Le Nid parvient en toute humilité à exercer un curieux pouvoir de fascination sur son audience, et constitue une prise de risque inattendue et rafraîchissante dans notre paysage cinématographique.
Gaston Lagaffe – Pierre-François Martin-Laval
Après Astérix, le Marsupilami, Tintin, Spirou et Fantasio, c’est au tour de Gaston Lagaffe, héros-malgré-lui de la bande-dessinée franco-belge de faire l’objet (les frais?) d’une adaptation au grand écran. On attend encore Achille Talon et Blake & Mortimer. Dérivé plutôt qu’adapté de la célèbre bande-dessinée de Franquin, Gaston Lagaffe est un pot-pourri quelque peu décousu de gags tenus par une histoire très mince. Parfois amusant, rarement mémorable.
Dérivation plutôt qu’adaptation, en effet, car le film change largement le cadre des aventures de Gaston Lagaffe, employé de bureau aussi gaffeur que paresseux ainsi qu’inventeur à ses (très nombreuses) heures perdues. Dans la bande-dessinée, rappelons-le, Lagaffe « travaillait » aux bureaux du magazine Spirou (qui publiait ses aventures), semant le trouble parmi les différents membres de l’équipe éditoriale. Les textes de Franquin, s’ils satirisaient allègrement le monde du travail de bureau, n’en dégageaient pas moins une profonde humanité, une vision du monde aussi rêveuse qu’optimiste, portée par un héros portant mine de rien une contestation tranquille d’une culture de la performance et de l’efficience. Rien de tout cela dans le film, qui, tout en gardant la plupart des personnages de la série (Prunelle, De Mesmaeker, l’agent Longtarin, M. Boulier, Jules-de-chez-Smith-en-face, Bertrand Labévue, Mam’zelle Jeanne, le chat, la mouette rieuse, etc.) transpose l’action dans l’univers aseptisé et formaté des start-up. Dans ce cas précis, Le Petit Coin, entreprise spécialisée dans la revente de produits défectueux (moufles sans pouce, livres aux pages vierges, etc.). Signe des temps, Gaston n’est plus un garçon de bureau, mais bien un « stagiaire » (qu’on présume sans salaire) et l’entreprise est à deux doigts de la faillite. La solution à ces troubles financiers? Couper le chauffage, interdire les pauses et faire dormir les employés au bureau. Bienvenu dans la France de la loi Travail.
Bien que tentant de reproduire le caractère épisodique de la bande-dessinée (on enchaîne à bon rythme une succession de gags, certains réussis, d’autres beaucoup moins), le film se voit bien forcé d’enfermer Gaston dans un cadre narratif et de lui faire endosser le manteau d’un héros – aussi involontaire soit-il. L’intrigue – pour laquelle les auteurs ne se sont visiblement pas donnés trop de mal – élabore sur les fameux contrats de De Mesmaeker, élément récurrent de la bande-dessinée. Là où sur la page ils étaient plaisamment laissés nébuleux, ils sont ici sensés signer la vente de l’entreprise à une corporation millionnaire (autre signe des temps). Prunelle tient pratiquement le premier rôle, le film suivant ses tentatives infructueuses de faire travailler Gaston et de sauver la compagnie. Choix éditorial hasardeux, car le sympathique grognon au bon fond de la bande-dessinée n’est ici guère attachant, transformé qu’il est en patron bobo.
Le jeune Théo Fernandez (on avait auparavant pu le voir à Fantasia dans Aux yeux des vivants) se débrouille bien dans le rôle principal, créant un Gaston relativement en phase avec l’image qu’en donne la bande-dessinée, quoi qu’un peu bavard. On ne peut pas en dire autant des autres interprètes. Le réalisateur Pierre-François Martin-Laval livre un Prunelle trop tiède, et Jérôme Commandeur n’en impose guère en De Mesmaeker. Du côté de la mise en scène, la réalisation tente de coller de près à la bande-dessinée (certains gags sont repris tels quels) mais n’a manifestement pas le même sens du punch visuel que Franquin (ou même d’Alain Chabat, si on reste dans le cinéma). On déplorera aussi des tentatives de « faire jeune » assez pénibles, tel une bande-son hip-hop/pop plutôt inappropriée (et déjà datée) et une multiplication de gadgets technologiques (tablettes, écrans géants, cellulaires) plus ou moins utiles ou congruent avec l’univers de Gaston.
Les enfants sortiront sans doute satisfait du film – on s’amuse quand même, malgré tout – mais les adultes et les amateurs de la bande-dessinée ne pourront s’empêcher d’être déçu qu’une bande-dessinée aussi jouissive n’ait pas été mieux servie.
Skate Kitchen – Crystal Moselle
Crystal Moselle, la cinéaste derrière The Wolfpack,revient en force avec un premier long-métrage de fiction fidèle à ses racines documentaire, Skate Kitchen, dont l’action tourne autour du groupe de skateboard du même nom. Jouant le jeu de la fiction documentée, le film met en vedette Rachelle Vinberg dans le rôle de Camille, une jeune skateuse de Long Island qui, échappant à la vigilance de sa mère, fait la rencontre d’un groupe de skateboardeuse (les membres du Skate Kitchen, jouant des versions fictives d’elles-mêmes) au contact de qui elle finira par s’émanciper.
Le croisement du skate et des tourments de l’adolescence est un terreau fertile dans lequel plus d’un cinéaste s’est glissé – de fait, la comparaison semble inévitable, notamment avec l’œuvre de Gus van Sant (Paranoid Park, plus particulièrement) et Larry Clarke (Kids, The Smell of Us). Ne se rangeant ni dans la poésie onirique du premier ou dans la sensualité crue du second, Crystal Moselle privilégie plutôt une forme de cinéma vérité pour aborder le thème de la solidarité féminine dans un milieu encore dominé par les hommes. La cinéaste fait mouche, évidant le didactisme au profit d’un intimisme sensible. Le travail de caméra à l’épaule de Shabier Kirchner est des plus réussis, autant à l’aise dans les séquences intérieures que pendant les séances de skate (qui permettent, au passage, d’observer de jolies prouesses techniques, assorties de quelques chutes malheureuses). Le choix des actrices non-professionnelles (à l’instar de Gus van Sant et Larry Clarke) ajoute une authenticité certaine à l’œuvre (à cet effet, Jaden Smith, seule « vedette » du casting, détonne), malgré que le niveau de jeu des comédiennes soit très inégal.
C’est le plus souvent dans ses petites touches subtiles, dans ses scènes simples mais authentiques de camaraderie entre les différents personnages féminins, que Skate Kitchen se révèle le plus vrai, le plus vivant. Il est donc à déplorer que sa dramaturgie même soit plutôt déficiente – les détours fréquents du film vers son « histoire » à proprement parler nous ramènent à des lieux communs et des conflits artificiels et beaucoup trop clichés (une histoire de garçons, encore) pour susciter une tension dramatique justifiant leur existence. Jaden Smith, dont on ne niera pas le charisme, porte sur ses épaules la tâche bien ingrate de servir de love interest à un film qui aurait très bien pu se dispenser de toute présence masculine. Un film qui aurait peut-être dû être un documentaire plutôt qu’une fiction.
Amanita Pestilens – René Bonnière
Les programmateurs de Fantasia se sont surpassés cette année en déterrant ce diamant brut du cinéma québécois, injustement enterré depuis des décennies. Réalisé par René Bonnière, Amanita Pestilens, en plus d’être le premier long-métrage canadien en couleur, fut aussi le premier film à être tourné simultanément en anglais et en français par les mêmes acteurs. Pourtant, malgré ces innovations et un certain succès outre-mer (une distribution à la télévision est et ouest allemande, notamment), le film n’a jamais pu trouver un distributeur en sa terre natale et fut promptement remisé. Ce qui n’est guère étonnant si on considère à quel point le film se situe à contre-courant de la production cinématographique de l’époque.
L’histoire semble annoncer autant les satyres camp de John Waters (Polyester) que les délires banlieusard paranoïaques de David Lynch (Blue Velvet): en banlieue de Montréal, Henri Martin (le chanteur folklorique Jacques Labrecque), petit banquier sans grande envergure, prend un soin méticuleux de sa pelouse, pour laquelle il vient d’ailleurs de remporter un trophée. À sa grande consternation (et sous l’œil amusé de ses voisins en robe de chambre), une infestation de champignon pour le moins tenace se répand sur celle-ci: amanita pestilens (que je surnomme pour ma part amanita plasticus). Insecticide, engrais, bullodozer: rien ne semble y faire. Et le pauvre petit bourgeois de sombrer dans la déprime anxieuse, où seul la compagnie d’un inconnu aussi muet que moustachu, Cram (l’artiste d’animation Blake James), lui apporte un peu de réconfort.
Comme un bon vin, Amanita Pestilens semble avoir embelli avec l’âge – ses idiosyncrasies, son second degré caustique et son humour aussi déjanté que tordu, qui devaient être pour le moins déstabilisant en 1963, en font aujourd’hui son charme, auquel on pardonne quelques effets plus surannés.
Le casting, parmi lesquels on reconnaîtra entre autre une très jeune Geneviève Bujold en adolescente en pleine rébellion (on notera aussi Jean-Louis Millette et nul autre que Denise Bombardier dans de courtes apparitions), livre des performances délicieuses et énergiques. Jacques Labrecque (dont ce fut une des rares apparitions à l’écran) semble né pour jouer le rôle, passant sans effort de la tirade lyrique à la sourde colère impotente. Quant à la mise en scène, elle multiplie les effets inventifs (entre autre une utilisation très réussie du traveling) et les jeux sur le ton et le décalage. Le scénario de l’écrivain David Walker, pour sa part, malgré sa fantaisie et son côté cabotin, constitue une attaque bien acide sur l’embourgeoisement banlieusard, semblant déjà anticiper la morbidité inhérente des banlieues tentaculaires qui commençaient alors à recouvrir la province.
Injustement oublié depuis plusieurs années, il était grand temps qu’Amanita Pestilens voit la lumière du jour – on ne peut que se réjouir de voir le film avoir une seconde vie au Festival Fantasia. Espérons que que les prochaines années lui permettent de rejoindre l’audience dont il a si injustement été privé.
Tigers Are Not Afraid – Issa López
Les horreurs des cartels de drogue mexicains rencontrent les horreurs des contes fantastiques dans Tigers Are Not Afraid, le nouvel opus de la mexicaine Issa López, primé en festival et endossés entre autre par Stephen King et Guillermo del Toro (dont le Labyrinthe de Pan et Devil’s Backbone sont des influences manifestes). Dans une ville dévastée par les guerres de gangs, la jeune Estrella (Paola Lara) croit être visitée par l’esprit de sa mère, capturée il y a un certain temps déjà par un groupe de gangsters sévissant en toute impunité dans le quartier. Seule et sans recours, elle se joint à un groupe de jeunes orphelins, menés par Shine (Juan Ramón López), jeune garçon rendu cynique et amer par la violence. Le groupe, malgré leur méfiance de voir une fille se joindre à eux, finit par l’accueillir dans leurs rangs après qu’elle eut fait la preuve de sa force et de son indépendance. Mais tandis que l’étau des gangsters se resserre sur eux, Estrella continue à être assaillie par des visions de plus en plus violentes.
Tigers Are Not Afraid, dans la tradition du réalisme magique (qui a un riche précédent en Amérique latine), marche sur la corde raide entre les tons et les univers: d’un côté la violence crue et sauvage des cartels, abordée à échelle humaine et sans romantisme quelconque, de l’autre une forme de fantaisie noire, peuplée de fantômes, de dragons et, comme l’indique le titre, de tigres. Il y a quelque chose qui tient de la fuite dans ce fantaisisme, une sorte d’emmurement de l’esprit d’Estralla dans une rêverie rédemptrice – qui se heurte à une réalité plus dure sans jamais s’y trouver confrontée trop directement.
La partie « réaliste » du film fonctionne: les jeunes acteurs sont remarquables et touchant de sincérité, admirablement dirigés, particulièrement Lara et Lopez. Ils mènent le film d’un bout à l’autre sans temps mort (les adultes n’occupant largement que des rôles périphériques), un pari risqué mais qui a porté ses fruits. La mise en scène colle de près à la réalité des personnages, faite de squats, appartements délabrés et autres lieux désaffectés, non sans rechigner à un certain lyrisme dans les compositions, qui viennent magnifier certaines scènes clés du récit.
Les choses se gâtent davantage en ce qui a trait à la partie « fantastique » du film, qui ne réussit pas à être à la hauteur de son pendant réaliste, et se perd dans des effets ou trop répétés ou pas assez au point. Prenons par exemple la coulisse de sang suivant Estrella dans ses déplacements: effets plutôt maladroit à la base répété ad nauseam – ou encore les multiples apparitions fantasmagoriques (tigre en peluche animé, dragons miniatures, et autres fées), qui, par leur dépendance à des effets numériques plus ou moins convaincants, ne parviennent pas à s’inscrire de façon pertinente dans le récit, n’en faisant guère plus que de simples effets cosmétiques détournant l’attention des principaux enjeux.
Le traitement fantaisiste du film n’est pas sans ses bons moments, toutefois. Quand les apparitions se font plus minimalistes et collent de plus près à l’horreur de la violence urbaine, elles finissent par briller et révèlent de véritables moments de cinéma. Une des scènes finales, où les cadavres enveloppés de plastique des innombrables victimes de la guerre contre la drogue s’animent, se tordant de douleur et de tristesse, est à la fois pathétique, triste et absolument terrifiante.
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Le Festival Fantasia sera de retour l’année prochaine. Pour consulter le reste de notre couverture, cliquez ici.