C’est maintenant au tour de Fani Claire de nous offrir sa couverture de la plus récente édition du Festival du Nouveau Cinéma. Cette année, elle nous offre ses critiques de :
- M/M de Drew Lint
- Phantom Island de Rouzbeh Rashidi
- Tales from the Winnipeg Film Group de Kevin Nikkel et Dave Barber
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M/M – Drew Lint. Narcisse au degré zéro
Rien comme l’expérience festivalière pour visionner un film. Les inconnus qui nous entourent, des présumés cinéphiles, se distinguent du public habituel par la prétention et la liberté de leur aise dans une salle de cinéma. La durée du film leur appartient.
Un ami qui dort (clairement il apprécie la sortie). Son voisin a l’indignation facile, accompagnant chaque soupir d’un coup de poignet énervé sur le bras de son siège. Un autre spectateur, situé du côté nord cette fois, compense sa solitude par une mise en place complète de bières qu’il renverse un peu partout en s’esclaffant. Son propre comparse de gauche le joint dans l’exercice, abandonnant à la gravité une quantité incroyable de denrées comestibles, des grains de popcorn que la noirceur ne saurait masquer.
On devient soudainement très attentif à son environnement alors que confronté à une œuvre d’art minimal. M/M, objet de design tautologique à la dramaturgie élémentaire présenté par Mutek, dans la section Temps Zéro du Festival du Nouveau Cinéma, suscite une telle expérience.
Il s’agit d’un premier long métrage pour le jeune cinéaste Drew Lint, expatrié canadien désormais établi à Berlin. Le film raconte le parcours de Mathieu (Antoine Lahaie, aussi un musicien opérant sous le pseudonyme d’Antoine93) alors que, sauveteur dans une piscine publique, il s’éprend du concupiscent Matthias (Nicolas Maxim Endlicher). Le protagoniste s’élance ainsi dans une quête de soi par le mirage de l’autre, dans un Berlin réimaginé.
Au cas où cela aurait jusqu’ici échappé au lecteur, il s’agit d’un remaniement pas très subtil du mythe de Narcisse. Si la mythologie grecque regorge d’histoires et d’allégories pouvant servir d’inspiration, on a ici l’audace de remodeler ce symbole exsangue dans le béton brutaliste et les vrombissements house.
La simplicité géométrique, voire la symétrie de ce mythe est mise en images dans un paysage architectural déshistoricisé, remontant tout au plus à l’après-guerre. Aussi un canevas pour l’expertise de Lint comme directeur artistique, M/M ne prétend pas une seconde à la profondeur discursive. L’œuvre se distingue par son homogénéité esthétique qui témoigne d’une vision formelle aiguisée ainsi que d’une maitrise du langage du cinéma. La conception sonore étudiée et la photographie impeccable démontrent que le cinéaste sait bien s’entourer. Les plans semblant tous composés au micromètre près, présentent un paysage architectural aseptisé à la jeune histoire, déguisant Berlin en un espèce de cabinet de dentiste post-internet à ciel ouvert.
Ce même regard robotique scrute aussi les personnages, refroidissant leurs élans lascifs jusqu’à les déshumaniser. Si le découpage technique sans faille permet une narration fluide, on remarque par contre une utilisation fréquente et quelque peu aliénante d’inserts symboliques. Conférant plus de poésie aux objets qu’aux personnages, ces plans de coupe de partie du corps et appareils électroniques en nature morte, ou encore ces détails de décors architecturaux industriels, traduisent une sensibilité émotive qu’on peine à retrouver ailleurs dans ce film.
Le design occupe en effet tellement d’espace qu’il étouffe le développement des protagonistes. Si le charisme d’Antoine Lahaie sauve un peu la mise, la psychologie déficiente du personnage de Matthias aspire l’intrigue dans un fossé dont elle ne se relève pas. Il faut dire qu’outre alimenter la chaine du désir charnel en tonifiant ses muscles, forniquant et inspirant la représentation, le personnage ne sert pas à grand-chose. Il apparait comme une caricature de l’idole, un fantasme saugrenu assujetti à la vanité qui, ultimement ridicule, peinera à convaincre quiconque autre que son émule Mathieu.
Néanmoins, il faut prendre en compte que le film n’a pas raté sa cible. À aucun moment ne se targue-t-il d’aspirer à plus que de dépeindre l’emprise du désir –d’ailleurs, après avoir aperçu Matthias, Mathieu ne revient jamais à la piscine – ou d’exhiber avec maniérisme une maitrise du formalisme et de la décoration intérieure. Le problème, s’il y en a un, est peut-être justement de ne pas avoir visé assez loin.
On ressort bavards de M/M. Comme lorsque confronté à une sculpture d’art minimal, on ne réfléchit pas tant à l’œuvre elle-même qu’à l’espace négatif qui l’entoure et le rôle qu’on y joue. En dépit de sa substance déficitaire, le film rayonne de sa cohérence et sa simplicité, inversement à une majorité de premiers long-métrages où on essaie souvent de trop en faire.
L’incursion dans une réalité queer épanouie et campée dans une représentation table rase de Berlin, se prouve rafraîchissante. L’environnement au décor nihiliste souligne cette volonté d’effacement du regard hétéro-normatif au profit d’une vision plus inclusive. On s’affranchi enfin du cordon ombilical du genre, le coming-out, pour plutôt donner à voir le remaniement style thriller d’un mode de vie établi et confiant qui évolue sans besoin de validation par les hétérosexuels. Irrévérencieuse, l’approche suggère que la représentation cinématographique a dépassé le stade de l’acceptation des identités LGBTQ+. Et si seulement c’était vrai.
Certes, la conventionalité appliquée de la structure narrative semblant tout droit sortie d’un manuel d’exercices, peut se montrer lassante. Le processus naturel d’identification aux personnages ou même de toute empathie à leur égard s’avère aussi périlleux. Or, il n’est pas à écarter qu’il pourrait s’agir d’une stratégie de distanciation. L’absence d’intériorité des personnages servirait dans ce cas à susciter une réflexion lucide sur notre rapport au réel, dans l’avènement toujours croissant et envahissant de la technologie. Théories farfelues à part, on espère revoir la vision singulière de Drew Lint en action, dans un cadre muséal ou au cinéma, auprès d’un scénariste autre que lui-même.

Phantom Islands – Rouzbeh Rashidi. Comme une phrase sans verbe.
4 octobre 2018, Cinémathèque. Disons que le public de la projection de Phantom Islands ne s’est pas laissé intimider par la présence du réalisateur dans la salle. La hardiesse semblait anticipée par le principal intéressé qui s’empressa, dès son arrivée au micro, de remercier l’auditoire d’avoir su rester jusqu’à la fin du film. En effet, on constatait à la période de questions que la trentaine de curieux présents au début de la séance s’était depuis amaigrie d’un tiers. La prise de parole d’abord gênante s’est finalement avérée informative et nécessaire, à la manière d’un cartel explicatif à proximité d’une œuvre d’art conceptuel.
Phantom Islands, présenté dans la section « Les nouveaux alchimistes » du Festival du Nouveau Cinéma, s’inscrit dans la filmographie du prolifique cinéaste expérimental Rouzbeh Rashidi (né en 1980 à Téhéran, Iran) aussi fondateur de la compagnie de production Experimental Film Society (Dublin, Irlande). L’œuvre s’attarde surtout à des thèmes théoriques de l’ordre de la représentation du paysage et de la sémiotique de l’image au cinéma, au travers un couple de protagonistes anonymes d’une trentaine d’années (Clara Pais et Daniel Fawcett). Lâchés sur une île au climat océanique rappelant un stéréotype de l’Irlande, ceux-ci s’emportent en une performance interprétative muette dans collines et tourbières. Ce film à l’intimisme hermétique, soi-disant le plus personnel de la trentaine de longs métrages réalisés par Rashidi, se dit tributaire aux auteurs et cinéastes Marguerite Duras, Jean Epstein et Andrzej Zulawski.
Une île fantôme se définit en un territoire insulaire d’abord cartographié puis prouvé fictif. Une équation mêlant le réel, l’illusoire et la notion d’index s’installe dès les premiers instants de Phantom Island, pour peser longuement sans se résoudre. Avec un peu d’imagination, on peut déceler trois actes dans la narration au déroulement abstrait, dont le repère chronologique le plus clair s’affiche en la présence ou l’absence de barbe du protagoniste masculin. Dans le premier acte, on énonce la problématique à la manière d’une dissertation. Le duo, deux pantins privés de langage, se réduit à occuper la fonction de bonimenteur. Ils s’accompagnent d’un plan à l’autre, au cœur d’une composition encadrée d’une vignette flouée, qui agit comme un filtre entre le spectateur et la représentation.
Dès le deuxième acte, une réflexion sur la temporalité de l’image se déploie au gré d’un montage évoquant une succession de diapositives et autres procédés référentiels à l’histoire de la photographie. On peut observer un certain éveil des personnages qui, réagissant soudainement l’un à l’autre puis à la tourbe environnante, semblent prendre conscience de leur propre existence. Un crescendo de mouvements et de mises en abyme de plus en plus frénétiques monté à une trame sonore anxiogène nous traine au troisième acte. Arrachage de vêtements, nudité et pleurs mélodramatiques, présence de l’équipe de tournage à l’écran : visiblement, voici la catharsis.
Les personnages se rendent-ils comptent que l’île n’existe pas vraiment et eux non plus? Que tout cela n’était qu’un rêve ? À quoi bon essayer de comprendre. Il s’agit d’un exercice passionnel, voyez-vous. Un déglutis de cinéphile. Du jardinage, comme dirait Rashidi.
Ne nous méprenons pas. Phantom Islands démontre une habileté certaine à transposer des problèmes théoriques à l’écran. La tangente narrative effleurée par les protagonistes se prouve aussi fort pertinente bien qu’embryonnaire, justement. Le cinéaste dépasse également la simple citation visuelle en faisant preuve d’une vision cinématographique singulière. Le problème réside en fait surtout dans la pluralité de sujets abordés et le manque de direction claire face au format long-métrage de 86 minutes choisi. Afin de justifier de garder un public assis dans une salle de cinéma pendant aussi longtemps, il faudrait non seulement énoncer une thèse appuyée, mais aussi développer une continuité dotée d’une logique identifiable. Les ambitions poétiques du film ne savent pas compenser pour le manque de cohérence narrative. Il semble même qu’à force de se targuer de prétention académique, le film oublie de considérer son public dans une équation comportant trop de variables et trop peu de signifiants.
Par son audace et la réflexion qu’il incite face à la fonction du cinéma expérimental, ce film correspond bien à l’esprit du programme des Nouveaux Alchimistes. On peut conjointement affirmer que l’aspect tableau passif du film se prêterait mieux à la formule muséale ou à la forme vidéoclip, devant lesquelles le spectateur cloîtré devient un regardant mobile libre de s’éclipser sans gêne.

Tales from the Winnipeg Film Group – Kevin Nikkel et Dave Barber. La lucidité vue par des idéalistes
Tales from the Winnipeg Film Group, un film présenté dans le cadre de la section Focus Québec/Canada du Festival du Nouveau Cinéma 2018, permet une incursion informative dans une des coopératives de productions cinématographiques les plus influentes au Canada. Le documentaire se révèle une occasion pour les deux membres du Winnipeg Film Group Kevin Nikkel et Dave Barber, de réaliser un autoportrait revendiquant l’identité manitobaine et subversive de la coopérative.
L’authenticité qui distingue le film se manifeste tôt à la projection du 9 octobre. En amorce de cette séance à la cinémathèque, Dave Barber intervient hâtivement au micro en affirmant déjà la noirceur de l’œuvre: « Pendant le montage, on a remarqué que le film prenait une direction pamphlétaire. On s’est réorienté pour faire un film sombre. »
L’avertissement suggère davantage que la réalité du documentaire donne à voir. Il n’en reste pas moins que le portrait réalisé s’avère nuancé, retraçant le parcours de l’institution dans la fierté comme la honte: un examen de conscience visant une continuité éclairée.
Adoptant une trame à deux axes, l’un chronologique et l’autre thématique, Tales of the Winnipeg Film Group retrace l’histoire et les préoccupations de la coopérative au travers d’interventions de ses cinéastes et membres les plus influents. S’enchainent donc des témoignages de cinéastes tels Guy Maddin, Mike Maryniuk, Matthew Rankin et Leslie Supnet, qui discutent tour à tour des enjeux rencontrés dans l’effort de résistance mené, sans interruption, depuis la fondation du groupe en 1974.
Le Winnipeg Film Group débuta ses activités en s’opposant à la marchandisation du cinéma, au profit d’un art filmique indépendant aux moyens de production accessible aux créateurs. Disons que la croissance du collectif se déroula au gré de l’apprentissage pas toujours glorieux de ses membres fondateurs, ce dont le documentaire ne se cache pas. On observe avant tout un recourt à l’anecdote pour dépeindre la symbiose combative de l’art et du capital, puis à des interventions à caractère plus émotif, qui discutent la diversité initialement restreinte au sein du groupe.
D’abord des créateurs, tous les membres ne disposaient pas d’une veine entrepreneuriale. Des extraits de vidéos d’archives datant de 1981 et illustrant les débuts de l’occupation du bâtiment actuel sur Arthur St., donnent à voir cette réalité. Alors que la coopérative se voyait allouer de nouvelles ressources et fonds financiers pour favoriser son développement, certains membres profitèrent du certain laxisme conséquent afin de faire de la procrastination leur métier. On montre l’exemple probant où une faction du groupe se développe un club de ping-pong aux activités quotidiennes, et ce pour une durée de 6 mois qui aurait aussi pu être investi à produire des films, par exemple. On insiste d’ailleurs sur la présence sempiternelle du conflit entre artistes et administrateurs, qui failli plus d’une fois mener le projet à sa perte. Les premiers, idéalistes et instigateurs de la coopérative, nécessitant le regard matérialiste et pragmatique des seconds, parfois castrant pour l’imagination. Cinéastes et travailleurs autonomes de tous genres se reconnaîtront sans doute dans cette dynamique présentée ici avec humilité.
Sans révolutionner la forme du documentaire, le duo de cinéastes la maitrise certainement. On y observe une narration au propos fluide, rythmé d’entrevues, vidéo et photos d’archives, ainsi que des extraits de films produits par des cinéastes du collectif tels Crime Wave (1985) de John Paizs et Death by Popcorn : The Tragedy of the Winnipeg Jets (2006) de Mike Maryniul, Matthew Rankin et Walter Fosterberg.
On présente ces aperçus avec vif enthousiasme, puis avec une autodérision grinçante face à la perception extérieure de Winnipeg. Le traitement formel sans artifice mais efficace, suscitera d’emblée l’envie de se pencher plus attentivement sur le catalogue de la coopérative.
Ceci dit, jusqu’à un certain point tournant du film, la démographie du groupe s’affiche comme représentant presqu’exclusivement des hommes caucasiens. Survient alors à mi-parcours un pivot narratif qu’on pourrait identifier comme le revirement de l’œuvre. On y cède finalement la parole aux minorités visibles du collectif, qu’on identifie généralement comme les femmes, puis les autochtones de toutes identités de genres. Les intervenant.es faciliteront alors la discussion autour de ce constat pesant visiblement au groupe. On reconnaîtra le mérite et le sérieux de l’aveu. Néanmoins, la stratégie de narration employée semble simplement habillée d’humilité, alors qu’elle se révèle à servir la promotion des activités actuelles inclusives de la coopérative. On y comprend certes que la rupture de ton un peu abrupte découle de nobles intentions, soit afficher que le Winnipeg Film Group se veut aujourd’hui spéculaire à la société éclectique qui le stimule, en se dévouant entièrement à la cause de l’accessibilité aux moyens du cinéma. Cependant, il apparait un peu maladroit d’user du sujet des minorités comme véhicule narratif, ce transigeant d’un récit aux enjeux complexes vers des visées promotionnelles évidentes. On pense à la dernière séquence, où à titre d’ouverture on présente sur un ton se rapprochant de la vente, la nouvelle génération à l’œuvre. Celle-ci se voit composée majoritairement de jeunes femmes, dont de jeunes autochtones au talent spécialement prometteur. Le ton utopique utilisé semble vouloir compenser pour la lourdeur du reste de l’œuvre, ignorant que les problématiques dépeintes plus tôt existent toujours réduisant ainsi l’impact général du film.
Enfin, la production d’un autoportrait réussi exige une conscience de soi dont Tales of the Winnipeg Group fait preuve avec distinction. L’implication de plusieurs cerveaux s’avère palpable dans cette œuvre complète qui, dans son imperfection tintée de compromis, se montre engageante: dans l’optique où le film se voit suffisamment distribué, sa qualité informative attirera certainement de nouveaux curieux à s’informer sur les initiatives et productions du groupe et de ses homologues. En outre, l’authenticité du documentaire reflète l’intégrité dont la coopérative fait preuve pour maintenir une indépendance ancrée dans son identité manitobaine, depuis ses débuts. Le ton publicitaire du dénouement atténue certes l’originalité du regard sévère proposé durant le reste du documentaire. Néanmoins, cette inconsistance ne ternie pas la pertinence de l’œuvre, qui permet de situer la coopérative en amont des préoccupations sociales et créatives actuelles, sans renier son impétuosité originelle.

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Le Festival du nouveau cinéma sera de retour en 2019. Lisez ici le reste de notre couverture.
Article par Fani Claire.