Friday

16-05-2025 Vol 19

Trop en trop peu de temps. La détresse et l’enchantement de Marie-Thérèse Fortin et Olivier Kemeid

Un collage de l’autobiographie La détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy porté et interprété par Marie-Thérèse Fortin était présenté au Théâtre du Nouveau Monde dans une mise en scène d’Olivier Kemeid, du 27 février au 10 mars 2018. Paru en 1984, un an après la mort de cette écrivaine incontournable de la littérature franco-manitobaine, La détresse et l’enchantement, premier tome d’une série inachevée, embrasse la prime jeunesse de l’auteure, puis son retour à Montréal après deux années de voyages en France et en Angleterre. La pièce de Fortin et Kemeid est le résultat d’un montage opéré dans le texte d’origine et d’autres fragments d’écritures autobiographiques rédigés par Gabrielle Roy à la fin de sa vie. Malgré la justesse de l’interprétation, il semblerait que l’oeuvre résiste à la transposition médiatique de l’écrit au texte dramaturgique.

La détresse et l’enchantement. Crédits photo: Yves Renaud

Ceux et celles qui se sont déjà aventurés à lire le bouquin auront pu découvrir la vie trépidante, constituée de surprises, de rencontres fortuites et d’introspection d’une Gabrielle Roy en quête de sa vocation. La première partie du livre retrace son enfance marquée par la pauvreté et le sentiment bataillé d’infériorité du fait d’appartenir à une minorité culturelle dans son propre pays. On la suit devenir première de classe pour honorer ses parents espérant «venger sa race», comme le disait l’écrivaine française Annie Ernaux, puis se tailler ensuite une place comme institutrice au Manitoba. La deuxième partie du livre relate son voyage en Europe, malgré sa famille désœuvrée qu’elle laisse au Canada, alors qu’elle part suivre son ambition de se consacrer à l’étude de l’art dramatique.

Comme je m’y attendais, il n’y a rien à redire de l’interprétation de Marie-Thérèse Fortin qui semble tellement habitée du personnage qu’elle et Roy en viennent à être indissociables dans notre esprit. Pour plusieurs, la voix de Gabrielle Roy, que peu de gens ont eu la chance d’entendre, sera maintenant celle de Fortin. Kemeid et Fortin offrent une pièce qui témoigne d’une lecture subtile de la femme qu’était Roy en soulignant avec justesse le ton caustique qui caractérise le regard que porte l’auteure âgée en 1984 sur la jeune femme passionnée qu’elle était alors. Rien à redire non plus sur la scénarisation simple et efficace, un dénivelé rocailleux menant jusqu’à une grève sablonneuse sur lesquels sont projetés des effets lumineux, ce qui permet à Fortin de se déployer de manière naturelle dans l’espace scénique allant de lieu en lieu et d’époque en époque.

La détresse et l’enchantement. Crédits photo: Yves Renaud

Certes, si la pièce traduit la personnalité fougueuse et le regard perçant que pose Gabrielle Roy sur son entourage et le monde qui l’entoure, les changements brusques de temporalités et de lieux – par souci d’embrasser la totalité de l’oeuvre – ne rendent pas justice à la complexité des relations que l’auteure tisse ou des sentiments qu’elle décrit à l’écrit. De ces changements soudains qui tentent de capturer l’essence de larges pans de ses tribulations en quelques minutes, nous ne ressentons que confusion ou même, pour ceux et celles qui ont lu le livre, un peu de déception. Est-il vraiment possible de transposer un récit de près de 500 pages en 90 minutes sans en fournir seulement un résumé rapide? Nous sommes forcés de constater que ce choix éditorial ne sert pas la transposition médiatique de l’écrit au théâtre. De plus, peut-être de peur de rendre un monologue statique, les scènes choisies  ne reflètent pas, je crois, la beauté de la langue colorée et tellement juste de Gabrielle Roy qui est faite de plus de réflexions que de paroles dites, de rires ou même d’actions. Où était sinon, dès la levée de rideau et en fin de pièce, la tortueuse relation de Gabrielle et de sa mère qui est empreinte de tellement de culpabilité, d’amour, de solidarité et de pitié et qui rend le livre touchant aux larmes? Notons, par exemple, la scène de la mort du père de Gabrielle qui, à cause du manque de contexte, perd tout son sens. En ayant développé davantage le rapport difficile de Gabrielle à sa famille, ce passage aurait pu, grâce à l’interprétation magnifique de Fortin, être un passage dramatique époustouflant. Où étaient ces moments charnières, rencontres, lieux ou hasards inexplicables, qui l’ont poussé vers l’écriture? Les 90 minutes proposées par le TNM n’auront pas suffi à transmettre le poids et la complexité des émotions, autant la détresse que l’enchantement, présentes dans la forme écrite de l’autobiographie. En tentant de montrer trop en trop peu de temps, la pièce n’est pas arrivée à exposer la substance première du livre, la complexité et la singularité des sentiments humains.

La ferveur de Marie-Thérèse Fortin aura, je l’espère, convaincu plus d’un de se pencher sur l’œuvre de cette auteure phare du répertoire franco-canadien malgré les quelques ratés du travail de collage. Somme toute, la pièce valait le détour pour entendre les mots de Roy dans la bouche de Fortin, qui lui a certainement rendu justice.  

La détresse et l’enchantement était présenté au Théâtre du Nouveau Monde du 27 février au 10 mars 2018.

Article par Jade Bergeron.

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM