La Otra Orilla est une compagnie de danse hybride à l’intersection du flamenco et d’une multitude de formes d’arts vivants. C’est un duo d’artistes qui a besoin de crier, qui sait comment crier et qui ne s’empêche aucunement de le faire (et on en raffole).
Tapi·e·s dans l’ambiance sombre et industrielle des Ateliers Belleville, les spectateur·rice·s assistent à une symbiose d’éclairages, costumes, accessoires, voix, texte, danse et expérimentation musicale se mariant devant leurs yeux, pour un résultat épique et politique, avec un jeu entre la dissonance et l’harmonie. Se basant sur les écrits de Guy Debord, entre autres sur le concept de société du spectacle, le duo s’amuse à incarner le texte en se le réappropriant à l’aide de modulations de la voix dans un micro qui se balade du plafond au plancher. Les artistes étirent les mots et roulent les r, crient la première syllabe pour chuchoter la dernière, déconstruisent la forme du langage comme le contenu du texte se déconstruit devant les yeux des spectacteur·ice·s. L’écrit de Debord, jusqu’alors très théorique, devient chargé émotionnellement à travers la performance viscérale des artistes. Lorsque l’on fait respirer l’intellectuel avec un souffle, lorsque l’on donne forme et vie à ce qui se réfléchit, une couche de compréhension plus profonde s’enracine : celle du cœur.
C’est par cette tentative d’incarnation vivante du théorique que plusieurs actes coulent l’un dans l’autre durant le spectacle. D’une part, une scène où les protagonistes semblent vouloir à tout prix impressionner l’audience avec leurs pas de danse et leur talent musical, faux sourire aux lèvres, se bousculant les uns les autres pour recevoir la lumière des projecteurs et le regard du public (un rappel implicite à la doctrine de Debord sur la représentation). D’autre part, un métissage entre musique classique et punk, où les trois corps en scène reconstituent un moshpit ou un rave, se noyant l’un dans l’autre à travers lumières, sons et mouvements d’une théâtralité exquise. Impossible d’oublier l’expérience sonore éclatée que porte la pièce, entre les claquements des talons de flamenco sur le sol, le bruit d’une scie électrique et d’une perceuse utilisées en direct devant public.
Tous ces éléments forment une constellation qui hurle au public un sentiment profondément actuel : une soif d’exister, de résister et de se percevoir (ou bien de se ressentir) à travers le regard des autres, dans un monde à la rétine brûlée et banalisée par le commun des images d’horreur qui défilent dans le monde. À travers les moments de spoken word de la pièce, une citation a particulièrement ponctué ma lecture de l’œuvre. Parlant du rôle du spectateur, il est dit : « ignore tout, ne mérite rien, regarde et n’agis jamais ». La pièce parle aussi de désinformation, de censure, de « confort public » et de « l’incapacité d’entendre ». Ces thématiques puisent leurs racines à travers les institutions au pouvoir aujourd’hui qui tendent à détourner l’information pour rendre le peuple passif aux atrocités qui se déroulent tous les jours près et loin de nous. Elles cherchent également à dénoncer notre inaction et mettre en lumière notre pouvoir à changer les choses.
Debordements est un réel tour de force qui se déploie jusqu’au 16 novembre aux Ateliers Belleville. Une expérience audacieuse et puissante à ne pas manquer.
Une critique de Vincent Lacasse