Gabriel Proulx-Kunst fait partie de la grande famille uqamienne, y ayant obtenu son doctorat en études littéraires. Après la publication de deux recueils poétiques, Les cœurs de pommes et leur syntaxe (Tryptique, 2019) et Nos photosynthèses (Poètes de brousse, 2021), il publie son premier roman chez Poètes de brousse en mars 2024. Garçon désamorcé, qualifié de « roman autistique », est une autofiction qui nous plonge au sein du quotidien et des réflexions d’un jeune homme ayant reçu un diagnostic d’autisme à l’aube de la trentaine. L’écriture fragmentée de l’auteur entremêle soigneusement poésie, essai et récit.
J’ai eu la chance de m’entretenir avec l’auteur au sujet de cette œuvre remarquable qui nous invite à entrer dans la tête d’une personne neurodivergente.
Garçon désamorcé est votre premier roman. Comment se compare la démarche d’écriture que vous avez adoptée pour écrire votre roman avec celle que vous employiez lorsque vous écriviez vos deux recueils de poésie ?
La démarche d’écriture de ce roman est assez proche de ce que j’avais fait dans mes deux premiers livres. Pour moi, l’écriture se fait toujours par fragments, elle avance lentement, elle se forme par une série de détours et d’assemblages. J’ai toujours dit que je suis un écrivain au souffle court. Chaque phrase me coûte et donc, bien que Garçon désamorcé soit bel et bien un roman, sa forme témoigne de cette approche que j’ai de l’écriture, où une série de petits textes denses s’accumulent et où le lien se construit après coup.
Selon vous, comment votre parcours universitaire en littérature a-t-il influencé votre écriture ?
La lecture et les études littéraires ont joué un rôle clé dans mon parcours d’écrivain. Chez moi, la recherche et la création se nourrissent mutuellement. Garçon désamorcé est le résultat d’un stage postdoctoral où je m’étais penché sur la place de la maladie mentale dans l’autofiction québécoise contemporaine, et je dialogue tout au long du livre avec les sources (littéraires, critiques, théoriques) qui ont animé mes recherches.
Diriez-vous que le diagnostic d’autisme a été l’élément déclencheur de l’écriture de votre roman ?
Je ne dirais pas qu’il s’agit de l’élément déclencheur, mais le diagnostic m’a en quelque sorte permis d’enfin mettre un mot sur ce que je vivais au quotidien depuis mon enfance. Le diagnostic officialise en quelque sorte quelque chose qui était déjà là. Je ne crois donc pas que j’aurais pu écrire ce livre sans avoir reçu un diagnostic préalablement.
À qui votre œuvre s’adresse-t-elle ?
Mon œuvre s’adresse à tout le monde : d’un côté, j’ai voulu donner voix à une expérience du réel (en partie) partagée par d’autres personnes autistes et, de l’autre, j’ai voulu permettre aux personnes allistes d’explorer ce qu’est l’autisme de l’intérieur. Il y avait donc chez moi le désir de connecter avec d’autres autistes par le biais d’une écriture qui nous ressemble, mais aussi de connecter avec des personnes non autistes afin de leur faire comprendre la complexité de notre rapport au monde extérieur, aux stimuli, à la socialisation.
Quel message voudriez-vous que les lecteur·ice·s emportent avec eux·elles ? Quelle était l’intention derrière ce roman ?
L’un de mes objectifs principaux était de montrer que l’autisme n’est pas pur manque ou pur handicap. Beaucoup trop de gens croient encore que les autistes sont incapables d’être empathiques, par exemple, alors que notre empathie est bien réelle, mais se manifeste souvent d’une façon différente, tout simplement. Aussi, je voulais montrer que chaque personne autiste a sa personnalité, ses valeurs, ses aspirations, ses peurs, ses forces et ses faiblesses. Garçon désamorcé est le récit (fictionnalisé) de la vie d’une personne autiste, et non un guide pour comprendre l’ensemble des autistes.
Avez-vous fait face à des défis lors de votre rédaction ?
Mon plus grand défi a été de ne pas chercher à tout dire. Ce roman est en grande partie basé sur les trente premières années de ma vie, alors j’avais parfois envie de tout inclure, chaque petite pensée, chaque émotion, chaque nuance, mais j’ai dû apprendre à trier et à sélectionner les épisodes afin de garder un équilibre entre le trop-plein qui m’habitait et une certaine lisibilité, qui devait forcément passer par la création de fils conducteurs, de refrains et de motifs permettant aux fragments de tenir ensemble.
À la page 64, vous faites référence à la forme disloquée de votre roman : « J’aurais voulu écrire un roman plein et lié, où chaque partie s’imbriquerait dans la suivante sans que ne paraisse la jointure, l’articulation, la couture.1 » Aviez-vous prévu cette forme fragmentaire ou s’est-elle imposée d’elle-même ?
Initialement, elle s’est imposée à moi, puisqu’elle correspond au fonctionnement naturel de mon cerveau. J’ai tendance à me concentrer sur des détails et à m’éparpiller, à vouloir tout dire sans toutefois savoir articuler les éléments que j’exprime selon une logique linéaire. Cependant, j’ai longtemps cherché à dompter cette écriture pêle-mêle. J’avais, je crois, ce fantasme du grand roman, même si ces romans ne m’intéressent pourtant pas du tout comme lecteur. C’est après avoir écrit les vingt ou trente premières pages que j’ai compris que mon projet reposait justement sur l’idée d’une écriture autistique et qui s’assumerait comme telle. C’est à ce moment que j’ai arrêté de me battre contre mes réflexes et que j’ai commencé à travailler mes fragments en acceptant leur nature fragmentée.
Vous faites référence à plusieurs auteur·ice·s à travers votre roman. Aviez-vous présélectionné certaines citations ? Sinon, comment se sont-elles intégrées à votre écriture ?
Ces citations sont tirées de mes recherches postdoctorales. Les œuvres que j’étudiais ont nourri mon écriture à un point tel que j’ai voulu témoigner de ce dialogue constant en incluant des citations directes. Alors que je venais du milieu de la poésie et que je croyais qu’il me serait impossible d’écrire un roman, ces œuvres ont été des guides, en ce sens qu’elles m’ont montré la diversité des approches actuelles de l’autofiction au Québec.
Dans le livre, certains passages sont en italiques. Y avait-il une intention particulière derrière ce choix ? Quel effet de lecture vouliez-vous obtenir ?
Garçon désamorcé est hétéroclite : entre roman et poésie, entre réflexion personnelle et essai universitaire, le livre crée des systèmes qui lui sont propres. L’italique sert principalement à distinguer les passages plus directement poétiques des passages purement narratifs. En alternant entre ces deux modes, le livre réussit à trouver un rythme original où les fragments se succèdent, s’opposent, se complètent et se superposent.
Comment définiriez-vous un « roman autistique » ?
L’appellation « roman autistique », qui figure sous le titre de Garçon désamorcé, était une façon pour moi de souligner que mon roman ne fait pas qu’aborder des questions thématiques liées à l’autisme, mais que sa structure et son style suivent aussi une logique autistique. Dans Autistic Disturbances, Julia Miele Rodas écrit que les auteurs et les autrices autistes qui écrivent sur leur expérience du monde ont tendance à traduire leur vécu dans un langage neurotypique, que leurs histoires sont souvent « assainies, régularisées et normalisées » par le biais d’une écriture traditionnelle ou standard. J’ai su très rapidement que mon roman, au contraire, chercherait à imposer des modes de pensée propres à l’autisme, qu’il donnerait voix à mes perceptions sans tenter de leur donner une forme facile d’accès pour les personnes non autistes. Je veux être lu par un grand nombre de lecteurs et de lectrices, mais je voulais absolument que le projet mobilise des caractéristiques et des manifestations autistiques (écholalie, rituels, etc.) et les transforme en véritables outils narratifs et poétiques.
1 Gabriel Kunst, Garçon désamorcé, Montréal, Poètes de brousse, 2024, p. 64
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Gabriel Kunst, Garçon désamorcé, Montréal, Poètes de brousse, 2024, 168 p.