En avril 2024, la maison d’édition française associative Burn~Août fait paraitre Vandalisme queer, trois courts essais de la philosophe et chercheuse indépendante Sara Ahmed traduits par Mabeuko Oberty et Emma Bigé. Le 27 août 2024, le livre est publié chez les Éditions de la rue Dorion, à Montréal. Le livre de 152 pages semble vouloir être une version accessible de la pensée d’Ahmed, rédigée avec une typographie épicène.
La diffusion des théories queers à l’intérieur et à l’extérieur du milieu académique est importante pour moi. Il faut nommer les violences. Mais il faut aussi continuer de discuter, de montrer les angles morts, de garder un regard critique sur ce qui se publie. Pour reprendre la métaphore de Sara Ahmed, si le chemin le plus emprunté est le plus droit (straight) ou le plus facile à prendre[1], je propose, plutôt que de construire un nouveau parcours queer, de constamment en créer de nouveaux, non pas dans le but de les défricher éventuellement, mais de faire apparaitre sans cesse un réseau de sens, de savoirs et d’existences.
Je n’avais jamais lu Ahmed avant Vandalisme queer. Je ne connaissais pas sa méthodologie. Si, l’autrice et moi, nous nous rejoignons sur le fait d’être une personne queer, notre perspective diverge sur le plan de l’approche philosophique. Ahmed est phénoménologue, alors que je me situe plutôt du côté du matérialisme. En d’autres mots, la perspective philosophique d’Ahmed se concentre sur l’analyse en direct des expériences, alors que j’ai plutôt tendance à retracer la chaine d’évènements — et de production — qui a engendré le rapport entre l’individu et ce qu’il rencontre.
Cela étant dit, j’ai relevé plusieurs contradictions dans les trois textes contenus dans Vandalisme queer. Je me demande s’il est possible que ce soit un enjeu de traduction ou si la forme des textes – deux d’entre eux étant des conférences (p. 6) – en est responsable. Je n’ai pas vraiment envie de parler de nuances : je dois noter le ton de cause à effet qu’emploie Ahmed à plusieurs reprises lorsqu’elle retranscrit les témoignages de violences vécues dans le milieu académique : si violence, alors victime. Cette formulation, à mon avis, crée l’envie d’entrer en conflit avec l’oppresseur et de trouver une communauté pour lui retirer ses armes, mais elle peut potentiellement nuire au lectorat queer, qui risque de ne trouver du pouvoir que dans le fait de reconnaitre son état de victime. Je crains que l’on continue de relier l’identité queer à cette expérience de victimisation, de violence.
Ce que je retire de ma lecture d’Ahmed, c’est que le pouvoir serait inhérent à ses propres mécanismes, ce qui rend toute possession de pouvoir péjorative et dangereuse. La stratégie que propose la philosophe est en fait de se réapproprier l’usage du mot « queer » dans le sens d’anormal, de différent ou de bizarre[2]. Elle soutient que tout usage contourné d’un objet est un geste queer[3], que de participer à une manifestation, c’est obstruer l’espace pour en empêcher certains usages[4]. Les violences sexistes et racistes seraient une preuve de l’inadéquation entre l’individu et le système. Pourtant, dans Porter plainte, méthode queer, l’autrice montre bien qu’utiliser les mécanismes de pouvoir « straight », soit porter plainte à travers l’institution, ne fonctionne pas : les violences redoublent par la répression de la plainte et les personnes au pouvoir ne changent pas[5]. Alors quelle est la solution, lorsque la remise en question des apparences ne permet que de défendre son intégrité en tant que victime de violences institutionnelles ? Lorsque la phénoménologie queer n’autorise qu’à préserver un sentiment d’individualité en tant que personne symboliquement inacceptable ?
Dans cette optique, je voudrais repasser sur l’exemple de la personne qui squatte un bâtiment abandonné et le fait que cette action peut être considérée comme un geste politique[6]. Au fil des essais, Ahmed fait à peine mention de l’oppression de classe et du privilège économique. Je crois qu’il est raisonnable de penser que la personne qui fait usage du bâtiment de façon détournée, ou de façon queer selon Ahmed, le fait d’abord par nécessité. Or, ceci arrive avant d’envisager la définition du geste comme politique parce que la personne n’a pas accès à cette façon de se défendre. En fait, se réapproprier symboliquement ce geste ne lui est pas d’une grande utilité; la stratégie de l’autrice sert plutôt à redonner du pouvoir aux apparences, à les déstigmatiser, ce qui devient avantageux dans un milieu intellectuel, mais pas en situation d’itinérance, où l’on doit souvent faire un usage dévié (illégal) des lieux publics pour survivre. Le procédé suggéré par Ahmed peut uniquement se produire a posteriori. La nécessité de renommer les apparences dépend d’un certain niveau de confort qui implique systématiquement une conception différente du temps. Bref, Sara Ahmed échoue à établir la distinction entre effectuer un geste politique par — ou pour sa — définition et faire un geste considéré comme politique parce que l’on n’a pas le choix, parce que les ressources matérielles manquent. Les questions de diversité et d’acceptation qu’elle défend dans le livre auraient dû en tenir compte.
Étant une personne queer et transclasse qui souffre de douleurs chroniques, plusieurs portes me seront éternellement inaccessibles. Je n’aime pas me considérer victime de la fermeture de ces portes ni du fait que je ne travaillerai jamais assez fort pour compenser à mon « manque » de privilèges.
Parallèlement, je partage le mot « queer » avec plusieurs gens autour de moi. Ce mot veut chaque fois dire quelque chose de différent pour qui se le réapproprie… ce qui peut être un argument phénoménologique, mais je souhaite ici récupérer cette syntaxe pour montrer la force qui réside dans le fait d’être individuellement indéfini·e·s, mais constamment en transformation, en échange. Jamais seul·e·s.
[1] Ahmed, Sara Ahmed, Vandalisme queer, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2024, p. 51.
[2] Ibid., p. 35-36.
[3] Ibid., p. 21.
[4] Ibid., p. 22-23.
[5] Ibid., p. 98-147.
[6] Ibid., p. 24.
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Ahmed, Sara, Vandalisme queer, Montréal, Éditions de la rue Dorion, 2024, 152 p.
Article rédigé par Mathilde Pelletier