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16-05-2025 Vol 19

L’art c’est de continuer. Arundel de Françoise Sullivan

Du haut de ses 88 ans, Françoise Sullivan peint encore, pour ainsi dire autant qu’à ses débuts. L’une des dernières signataires du Refus Global toujours en vie présentait dernièrement son travail récent à la Galerie Simon Blais.

Crédit Photo: Guy L'heureux
Crédit Photo: Guy L’Heureux

L’exposition Arundel se composait d’une quinzaine de tableaux inédits créés au cours de la dernière année. Dès notre entrée dans la galerie, nous étions frappés par la vivacité des fragments de couleurs et leur abondance dans les tableaux. Il va sans dire, Sullivan exploite toujours la matérialité picturale et l’autoréférentialité de la matière, c’est-à-dire ce que le pigment à offrir par lui-même, ses qualités propres. L’artiste parvient à nous faire entrer dans une véritable expérience d’introspection par ce foisonnement inhérent à ses toiles.

Employant une palette qui ne se restreint qu’à quelques couleurs, Sullivan demeure toujours près du langage pictural du monochrome1. De larges tableaux mettent de l’avant la couleur rouge appliquée avec une touche morcelée qui rappelle celle du peintre américain Robert Ryman, son père spirituel2. Sullivan emploie de larges pinceaux industriels pour apposer la matière, donnant lieu à une touche de plus d’un décimètre de large sur le tableau.

Nous pouvons percevoir devant ces créations l’implication entre la matière et l’artiste. Autrement dit, ces larges traits font corps avec l’artiste. L’application en aplat des multiples couches laisse place à une transparence de la matière et donne à l’ensemble une tridimensionnalité étonnante. Dansante, voguant méticuleusement, voire méthodiquement, cette touche composée de trainées de couleurs fragmentaires semble répondre à un acte de pulsion exécutoire, celui de peindre, permettant une expérience que Sullivan décrit comme étant libératrice3.

Crédit Photo: Guy L'Heureux
Crédit Photo: Guy L’Heureux

Dès lors que nous nous approchons des tableaux, nous pouvons distinguer le travail de la matière en dualité avec celui de la ligne. L’élément insoupçonné de son travail récent est le rapport qu’elle introduit à la ligne. Droite ou courbe, parfois incertaine, laissant un contour distinct à la forme, la ligne est omniprésente dans la composition, laissant des plans ouverts et des espaces fermés. Ce traitement octroie aux tableaux un champ visuel des plus infinis, débordant de la toile. Le blanc teinté de gris de l’arrière-plan s’affranchit sur les rebords du cadre. La ligne circonscrit et découpe une forme précaire composée de pigments saturés. Cette forme passagère donne l’impression de voler et de parcourir l’espace de la toile. Prenons l’œuvre Prélude-7: imposante, la tache rouge carmin sur le tableau survole un passage blanc saturé qui semble posé aléatoirement. Nous ne savons pas s’il s’agit du blanc ou de la forme rougeâtre qui est en avant-plan. Cette dichotomie au sein de la perspective réside dans plusieurs des créations de Sullivan. En effet, les aplats ne suggèrent de prime abord aucune perspective, mais l’équilibre entre la touche et l’emploi de la matière démontre le contraire. Cette incertitude quant à la profondeur plane dans chacune des œuvres présentées, comme dans Prélude-2 ou encore Arundel-2.

Par ailleurs, le blanc saturé amplifie l’effet de tridimensionnalité qui devient alors saisissant lorsque nous nous approchons et nous éloignons du tableau. Cette double impression ainsi que cette perspective ambigüe donne à la composition un dynamisme réel. Ces grands formats nous dominent par leur dimension excessive et exercent une certaine emprise sur notre corps dans l’espace de la galerie. En contrepartie, au revers des murs adjacents, les plus petits formats produisent l’effet contraire puisque, cette fois, nous les dominons physiquement. Bref, les tableaux de Sullivan traitent presque exclusivement de peinture: ils sont autoréférentiels. Le langage de la composition est strictement pictural.

Crédit Photo: Guy L'Heureux
Crédit Photo: Guy L’Heureux

Or, nous prenons comme spectateurs une part entière à cette expérience de la matière et de la couleur que transmet les œuvres de Sullivan. L’expérience perceptuelle créée par les peintures de l’artiste est constamment changeante. Autrement dit, l’observation des créations enclenche une perpétuelle mutation de l’expérience des spectateurs. Dans une sorte de communication à deux, les vibrations du tableau ainsi que les formes répétées et instables nous renvoient continuellement à la matière et à l’espace. Que ce soit dans ses sculptures en fer soudé des années 1950 et 1960 ou ses estampes des années 1970 et 1980, Sullivan poursuit toujours ses recherches en lien avec l’espace afin d’interroger le propos de l’expérience de l’art.

Sullivan accorde une importance à la couleur qu’elle qualifie de «pacte épiphanique4». Le traitement qu’elle confère à la couleur consiste en un témoignage réel de son travail acharné à l’égard des valeurs chromatiques des pigments qu’elle emploie. À force d’expérimentations, de cohabitations, de fusions, de dissolutions, de juxtapositions, de superpositions et de recouvrements, elle travaille le corps pictural non pas comme une fenêtre s’ouvrant sur le monde, mais plutôt comme une scène où s’accomplit, par fines couches et par fines touches, l’avènement de la peinture5.

Presque quinze ans après ses monochromes des années 1990, Sullivan s’engage dans une nouvelle voie en introduisant dans ses œuvres récentes le travail de la ligne et de la forme incertaine. Cette grande artiste québécoise, ayant ouvert les voies de la modernité artistique dans un Québec qui en avait grandement besoin en 1950, est encore trop méconnue du public. Malgré tout, Françoise Sullivan suit sa passion première, celle de peindre et de stimuler la réflexion sur l’art.

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L’exposition Arundel de Françoise Sullivan était présentée du 11 septembre au 12 octobre à la Galerie Simon Blais.

Article par Simon Morin. Détenteur d’un certificat en Muséologie (2014 UQAM), d’un baccalauréat en Histoire de l’art (2014, UQAM), d’un certificat en Art Plastique (2011, UQAM) et Art, Communication et Cinéma (Conservatoire Lassalle, Promotion 2009).

1 Il est d’ailleurs possible de contempler le travail antérieur de l’artiste, notamment ses monochromes, dans le cadre de l’exposition La Question de l’Abstraction au Musée d’art contemporain de Montréal, et ce jusqu’en 2016.
2 Entretien avec Louise Déry en 2003. Louise Déry et Monique Régimbald-Zeiber, Françoise Sullivan. La peinture à venir, les petits carnets, Montréal, 2003, p. 29.
Ibid.
Ibid., p. 25.
Ibid.

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— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM