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17-04-2025 Vol 19

Guerre au quotidien et frontières entre vie et survie dans Les barbelés d’Annick Lefebvre

Que la voix de la protagoniste murmure ou hurle, la pièce Les barbelés d’Annick Lefebvre, présentée au Théâtre de Quat’Sous du 4 au 28 septembre 2018, heurte le spectateur. Le texte trace un juste et violent portrait de la société québécoise contemporaine, accumulant les travers tranchants de notre époque. Ce monologue est porté magnifiquement par la comédienne Marie-Ève Milot, avec l’urgence d’une voix qui va devoir se taire pour toujours. La mise en scène d’Alexia Bürger permet à cette voix singulière et universelle de produire tout son éclat le temps qu’elle parvient à durer.

Les barbelés.

D’emblée, un décompte lie le monologue à l’urgence de cette voix à pouvoir clamer son discours. Le bref temps de la pièce, un peu moins d’une heure vingt minutes, est rappelé à quelques reprises, dilatant le temps, s’assurant que le spectateur est pleinement conscient de l’échéance prochaine et inévitable. Un imaginaire de la fin est ainsi tracé: la fin programmée de la voix, du sujet l’exprimant et de la pièce. La scène finale, mémorable par le tableau de violence extrême avec lequel se conclut le puissant monologue, condense la violence ordinaire qu’expose le discours de la protagoniste.

Cette violence avec laquelle est prise la voix, même si elle va la dénoncer avec de plus en plus d’émotions, c’est celle qui est subie au quotidien, celle directement liée au mode de vie contemporain. Dès l’ouverture de la pièce, le spectateur risque de ressentir un certain inconfort devant la protagoniste qui tente de s’exprimer posément, de se conformer aux normes sociales. Il faut qu’un accident de bicyclette se produise pour que survienne le déraillement et que s’exprime la multitude d’émotions et de sentiments auparavant refoulés — colère, tristesse, découragement, empathie — sur lesquels les changements d’éclairage de Martin Labrecque permettent d’insister, montrant l’intériorité du personnage.

Les barbelés. Crédits photo: Simon Gosselin

Au début de la pièce, la jeune femme se maîtrise entièrement, trop sans doute. Elle s’assure tellement de faire bonne figure que ses expressions, ses sourires et le rythme de sa voix paraissent artificiels. Lorsqu’elle commence à déclarer son texte, elle est en train d’éplucher et de vider des pamplemousses – motif qui rappelle la couverture du sublime roman Déterrer les os de Fanie Demeule. En fait, le spectateur qui entre dans la salle la voit déjà à l’œuvre, complètement plongée dans sa tâche répétitive et creuse, tableau donnant l’impression qu’elle est là depuis longtemps, voire depuis toujours. Elle s’apparente ainsi à l’automate qui ne sait plus pourquoi il exécute son travail. Elle ne mange bien sûr pas ces fruits, se contente de pulvériser la pulpe de ses mains afin de les vider, tandis que le jus s’écoule sur la scène, en pure perte. Il s’agit d’une critique de la société de consommation où chacun doit aller aussi vite que possible (de manière à gagner un maximum d’argent et pouvoir acheter en conséquence, même si on n’a souvent guère le temps de profiter de ses nouveaux achats, qui ne sont de toute façon pas si essentiels au bonheur). Se déplaçant à toute vitesse, les individus risquent fort de se heurter lorsqu’ils entrent en contact avec d’autres personnes. Pourtant, il peut ne s’agir que d’un enfant qui s’amuse candidement et qui croise la route de la protagoniste, tandis qu’elle est en train de faire de la bicyclette parce que c’est important de mener une vie équilibrée et donc de faire du sport régulièrement.

La figure du barbelé se manifeste rapidement. Elle est d’abord insinuée, sans être nommée, obligeant le spectateur à tenter de déduire de quoi il s’agit exactement. Qu’est-ce qui est à l’intérieur de la jeune femme, qui influence ses mouvements et qui semble justifier son isolement? Ce fil qui se déploie dans son corps semble par moments — lorsque l’éclairage change — la transformer en pantin. Ce renversement, fils à l’intérieur de l’être plutôt qu’extérieurs et contrôlés par un marionnettiste invisible et métaphorique, s’intègre à la thématique de la pièce. Il ne s’agit pas ici d’une représentation du destin (par exemple, dans la trilogie de Godfather [1972-90] de Coppola), mais d’un malaise tranchant qui grandit graduellement à l’intérieur de l’individu et qui représente tout le mal-être contemporain. La gestuelle de la comédienne Marie-Ève Milot est très finement exécutée, son corps semble littéralement soulevé de l’intérieur, épuisé par cette tension qui croît en elle à mesure qu’elle parle. Ce motif est d’ailleurs visible dès le début de la pièce, sur un dessin collé — donnant l’impression d’un inoffensif gribouillis d’enfant — sur le réfrigérateur de la cuisine. C’est finalement ce qui la transperce.

Ce qui se fissure, c’est toute l’idée qu’on vit dans le meilleur des mondes, idée dont tente initialement de nous convaincre la protagoniste, en récitant son discours qui semble avoir été appris par cœur avec ses sourires mécaniques attendus en société (surtout chez une femme) face aux différents impératifs. Le personnage est pourtant bien seul durant toute la pièce, ce n’est que sa voix qui permet de témoigner d’autres récits, d’autres existences. Le décor d’une cuisine banale montre plusieurs produits alimentaires de marques connues, notamment une grosse boîte de céréales Special K qui orne le centre du comptoir et qui va être éventrée durant une rage de la protagoniste. Cet endroit, où elle s’est réfugiée dans ses derniers moments, semble littéralement en dehors du monde par son esthétique. En effet, la bordure de la cuisine donne l’impression que la pièce est un fragment qu’on a découpé à la hâte, puis transporté sous les yeux des spectateurs. Son monologue permet d’observer la trajectoire de son existence, remettant en question sa vie qui constitue une survie, où elle agit davantage en automate surmené qui doit éviter les pièges au quotidien qu’en être humain accompli. Les réseaux sociaux tendent à nous saturer d’informations et de nouveaux standards à atteindre, à performer chaque jour. Plusieurs récits de sexisme et racisme sont narrés, dénonçant l’intolérance et les comportements toxiques qu’il faudrait tolérer (au nom de la liberté d’opinion). Nous devrions également éviter les sujets sérieux et fondamentaux, telles la politique ou la religion. La protagoniste demande alors à quelques reprises, devant ce nouvel impératif, mais alors, de quoi parlerons-nous? Par ce questionnement, le spectateur peut ressentir à quel point notre société contemporaine se rapproche dangereusement d’un classique des dystopies: Brave New World (1932) d’Aldous Huxley, dans lequel les individus sont conditionnés à rester enfermés dans un discours positif excluant la science, la religion, l’amour et l’art (limité à leur application directe, respectivement la technologie, le rite, le sexe et le divertissement).

Les barbelés. Crédits photo: Simon Gosselin

On peut seulement constater qu’à force de vouloir englober tous les problèmes actuels, le texte d’Annick Lefebvre trace une mosaïque certes complète, mais un peu prévisible. Cette dernière ne permet pas vraiment de dépasser la description d’injustices attendues (comme les réfugiés syriens) sans que le propos ne puisse vraiment offrir de réflexions originales et réellement stimulantes, étant donné la brièveté de la pièce et le nombre d’enjeux abordés. C’est quelque peu dommage de voir le texte s’enfoncer dans ce bourbier que forme l’intolérance contemporaine alors que le début de la pièce est énigmatique et touche davantage une histoire personnelle, là où le dispositif scénique d’Alexia Bürger se révèle particulièrement efficace et où la performance de la comédienne est simplement renversante. Le spectateur est à peine surpris de la voir succomber à la fin de la pièce tellement ce dernier cri du cœur importe, donnant accès à toute son intériorité, une fois que sa façade commence à s’effacer. La pièce s’achève et laisse le spectateur retourner à sa vie trop remplie et dont le quotidien ne manquera pas de le heurter, après avoir été sorti de sa routine par le profond sentiment de malaise que cette performance ne manque pas de produire.

Les barbelés était présenté du 4 au 28 septembre 2018 au Théâtre de Quat’Sous.

Article par André-Philippe Lapointe.

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