Le malaise grand public : Toni Erdmann de Maren Ade

 « Même si je voulais sauter par la fenêtre, toi et ta râpe à fromage ne pourriez pas m’arrêter. » Suite à…
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 « Même si je voulais sauter par la fenêtre, toi et ta râpe à fromage ne pourriez pas m’arrêter. »

Suite à la mort de son chien, Winfried Conradi (Peter Simonischek) visite sa fille carriériste (Sandra Hüller ) à Bucarest. La solitude d’Ines Conradi, bousculant bientôt son propre apitoiement, lui inspire un alter ego tantôt « coach de vie » tantôt diplomate, immanquablement affublé de grotesques accessoires. L’adoption subséquente de l’identité du personnage, spontanément baptisé Toni Erdmann — jeu lexical basé sur les noms de l’humoriste américain Andy Kaufman et celui de son personnage Tony Clifton — lui permet une série d’apparitions extravagantes dans la vie professionnelle et mondaine de sa fille perfectionniste.

Toni Erdmann, le troisième long métrage de la réalisatrice allemande Maren Ade, est une comédie bien rôdé au traitement naturaliste qui fournira au spectateur un exercice des muscles zygomatiques sans toutefois lui décrocher la mâchoire. Traitant principalement de l’aliénation du carriérisme par une apologie du rire au travers d’une relation père-fille, l’œuvre dépeint aussi l’enjeu de la mondialisation en soulignant la valeur du temps.

Le choix de camper une comédie dans un contexte politique aussi complexe entrainait le défi d’une bonne dose de nuances à dépeindre, qui se trouve ici noblement relevé. En effet, l’intrigue pose des protagonistes issus d’une des plus grandes puissances d’Europe dans la Roumanie actuelle, un pays dont la croissance économique est fortement tributaire de son inclusion dans l’Union européenne. Si ignorer certaines réalités sociales aurait pu correspondre à se montrer insensible du point de vue privilégié d’une équipe de production allemande, on présente plutôt la Roumanie sous un jour diversifié avec grand soin. Ces deux pôles se trouvent représentés dans le scénario par le rapport de la faction pétrolière de la multinationale qui emploie Ines avec ses homologues roumains. L’exploration d’un conflit entre les intérêts nationaux et l’attrait du gain illustre habilement le clivage entre le passé communiste et le présent capitaliste d’une Roumanie aimantée par l’Ouest : on affiche une préoccupation pour la culture roumaine et la classe ouvrière, que des ambitions professionnelles — tel le projet de sous-traitance à l’étranger que souhaite vendre Ines — sont susceptibles de miner. La mise en scène complète ce portrait attentif en usant d’une humble caméra à l’épaule et d’une série de plans symboliques dont la composition fractionnée reflète une division claire entre l’élite économique et la classe ouvrière. Le personnage de Winfried lui-même, électron libre aux penchants altermondialistes, tente à sa propre et déroutante façon de sensibiliser sa fille à une fragile réalité traditionnelle et folklorique. De l’incursion forcée et remarquée lors d’une célébration des Pâques orthodoxes à une apparition inappropriée dans un costume de koukéri bulgare, toutes les circonstances se prêtent à éduquer Ines à la valeur du rire et de la mémoire.

Toni Erdmann – Maren Ade

À l’image du développement étudié du contexte politique, la mise en scène de Toni Erdmann use des codes du documentaire. On pourrait d’ailleurs reprocher au naturalisme soutenu du traitement de distraire de la trame narrative principale, soit celle de la comédie de Winfried devant la névrose d’Ines. Il se dégage effectivement du film une ambivalence entre une volonté didactique et une intention clinquante de divertir. Le choix d’une mise en scène aussi humble, en contraste avec l’emploi plus commun de stratégies graphiques dans le genre comique, peut désorienter aux premiers abords.

La direction artistique très sobre représente fidèlement le désordre esthétique du quotidien actuel. Le paysage sonore étoffé, bien qu’un peu trop présent par moments, contribue à la représentation du réel urbain sans le romancer comme l’ajout de musique diégétique peut le faire. Le montage sans exubérance rythme une narration fluide qui, quoique comportant des ellipses temporelles entre les scènes, ponctue de champs-contre champs ces unités narratives présentées en temps réel.

Il s’agit d’un traitement sensé considérant les préoccupations sociales du film. Or, elles contribuent à édifier une distance avec les personnages plutôt que de susciter l’identification immédiate convenue du genre de la comédie.

Cette brèche aux conventions exacerbe toutefois la performance Kaufmanesque du protagoniste. Instaurant son propre rythme décalé dans une trame autrement rigide, il porte et transmet le comique à lui seul. Apparition hasardeuse, verbe hésitant qui culbute en anecdotes incohérentes, regards hagards, recours à des accessoires de farce et attrape avec un mépris total de la nécessaire transparence du geste. La comédie, pratiquement affranchie du traitement cinématographique, ne fait pas tant rire qu’elle enchante. Elle contribue plutôt, en complémentarité avec la mise en scène, à un impact tenace.

Toni Erdmann – Maren Ade

Les ultimes détracteurs.trices pourraient déceler un éloge du patriarcat dans la pédagogie triomphante de Winfried. Ils ou elles pourraient également s’enivrer d’exaspération devant la dernière scène qui vous flanque la morale du film textuellement en pleine figure, comme si l’on ne venait pas de se la faire disserter exhaustivement pendant deux heures et demie. Un message qui se paraphrase ainsi : « Faites de chaque moment un événement. Sinon, un jour, vous vous retournerez, le temps aura passé, vous serez seuls et n’aurez pas de souvenirs. » En effet, le stratagème peut témoigner d’un manque de certitude en l’efficacité de ses propres moyens de mise en scène ou d’une confiance déficiente en l’intelligence de son public.

Entendons-nous cependant, il s’agit là d’un moindre heurt compte tenu de la force générale de Toni Erdmann.  Sans forcément conduire à l’extase, cette comédie de distanciation inspirera certes l’audace de décrisper.

Toni Erdmann de Maren Ade est sorti en salle le 17 février.

Article par Fani Claire.

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