Il nous arrive de parler de livres au Québec. Ce n’est pas particulièrement fréquent, mais on peut dire que la poignée irréductible de littéraires est assez active pour nous empêcher d’oublier totalement l’art de raconter des histoires avec quelques mots jetés sur un bout de papier. N’empêche que la plupart du temps, quand on parle du livre, c’est pour annoncer sa mort prochaine, sa métamorphose en cristaux lumineux ou encore s’étonner qu’il coûte si cher. Ce n’est pas si étonnant, considérant le taux atrocement élevé d’analphabétisme, le train d’enfer auquel l’Homme moderne mène sa vie. Quand le livre ne se heurte pas à une négation totale de son intérêt, il doit composer avec ceux qui « auraient bien envie, mais manquent de temps » et ceux qui, assoiffés d’utilitaire, n’arrivent pas à trouver ce que pourrait bien leur apprendre une histoire qui n’est pas « réelle ». Le prix unique, présentement discuté en commission parlementaire, trouve bien peu de défenseurs. Pas étonnant dès lors que lorsqu’une librairie indépendante en vient à fermer ses portes, la majorité ne paraît même pas s’en apercevoir. Désormais, même les écrivains et les intellectuels achètent sur Amazon. Il y a bien quelques émissions littéraires pour s’extasier à l’unisson sur la dernière banalité. Les chefs culinaires passent pour des hommes de lettres et pour parler de livres, on préfère s’adresser à des politiciens et à des musiciens plutôt qu’à des libraires. C’est peut-être parce que je suis l’un de ces derniers que le portrait que je brosse est aussi sombre.
Cela dit, ce n’est pas la première crise que rencontre l’univers livresque et, j’en ai la conviction profonde, pas non plus la dernière. En assistant à la première lecture publique d’une série de quatre intitulée Amours romanesques, les mots de Stéphane Lépine, ambassadeur du projet, m’ont donné à réfléchir. En présentant le premier auteur avec toute l’éloquence d’un homme de lettres, il soulignait la grave crise qui avait frappé le monde littéraire au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Beaucoup de poètes et romanciers se demandaient alors comment il était encore possible de se raconter des histoires après les horreurs d’Auschwitz. Le philosophe allemand Theodor Adorno s’interrogeait sur l’indécence d’écrire « dans la langue des bourreaux ». Je crois que vous en conviendrez, le facteur de gravité d’une crise littéraire augmente drastiquement quand c’est l’écrivain qui jette l’éponge et non le lecteur qui se fait rare. Lépine poursuivait en expliquant que c’était en partie grâce au chef-d’œuvre de Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, que l’espoir de la fiction avait pu briller à nouveau sur un monde en ruine. Comme autour d’un grand drapeau, les écrivains s’étaient rassemblés autour de lui, avaient relevé leurs manches et eu l’audace de mettre encore une fois la plume à l’encrier. Pour donner un sens à l’insensé, pour montrer la différence au conforme et nous rappeler que chaque idée possède son contraire.

Je digresse peut-être un peu trop pour notre propos d’aujourd’hui, mais il faut me comprendre, je n’ai pas souvent la chance de parler de littérature en ces pages, trop affairé que je suis aux feux de la rampe. Profitons-en tout de même pour en revenir au théâtre, sans pour autant oublier la littérature. C’est justement de ce sublime mariage dont j’avais l’intention de vous entretenir. Certains d’entre vous se souviendront peut-être des désormais défunts Studio littéraire de la Place des Arts. Eh bien, je crois que vous accueillerez avec le même bonheur qui m’habite la naissance des Amours romanesques, initiative du Théâtre du Quat’sous. Ces soirées littéraires d’une valeur inestimable se déclineront en quatre rendez-vous, tout au long de l’année. La mauvaise nouvelle, c’est que vous venez de rater le premier. La bonne, c’est qu’il vous en reste trois. Chaque fois, on aura le plaisir d’y retrouver Stéphane Lépine à la recherche et à l’animation, véritable bonbon pour le littéraire qui sommeille en vous. L’alpha-lecteur James Hyndman s’occupera quant à lui de vous faire la lecture pour aussi peu que 23 piastres et 20 cennes. Possibilité de réduire encore ce coût en vous abonnant à la totalité des Amours romanesques. Un maudit beau cadeau, non?
Revenons-en, voulez-vous, à cette première lecture publique, consacrée à L’amour au temps du choléra du Colombien nobélisé, Gabriel Garcia Marquez. Cette adaptation déjà livrée en 2006 au Studio littéraire a été une réussite des plus totales. Après la mise en contexte inspirante de Stéphane Lépine, le spectateur se cale bien dans son siège pour accueillir James Hyndman. En sa fantastique compagnie, on passe une heure et quart à s’abreuver des mots de Marquez, matérialisant dans notre esprit les plus infimes détails. Voilà pour la petite histoire : Florentino Ariza, jeune télégraphe tombe un jour en amour fou avec la belle Fermina Dàza. Ils se font longtemps la cour avant que le père de la jeune fille ne se rende compte de la fâcheuse situation. C’est qu’il espère un parti plus prestigieux et richissime pour sa fille, histoire d’élever sa propre condition. Le père exile sa fille qui entretiendra tout de même une correspondance enflammée avec Florentino. Jusqu’au jour où elle le retrouve, pour se rendre compte qu’elle ne l’aime pas (quelle inconstance!). Fermina épouse le médecin Juvenal Urbino avec lequel elle passera presque la totalité de ses jours dans ce qui s’apparente au bonheur conjugal.
Dans le livre, ce résumé offert couvre en fait plus de quatre cents pages de récit. L’extrait sélectionné pour la soirée débute à ce moment. Avec toute la virtuosité dont est capable Marquez, la mort de Juvenal ne vient pas tout de suite. Elle est amenée par la bande, les mots s’attardant à mille et un détails avant de s’arrêter sur le décès aussi absurde que dramatique de l’éminent docteur. C’est à ce moment que ressurgit Florentino, désormais vieillard ayant attendu ce moment toute sa vie.

Que vous ayez lu ou pas L’amour au temps du choléra n’importe pas du tout. Si comme moi ce n’est pas le cas, vous aurez droit à la double découverte. Celle d’un auteur formidable et celle d’un lecteur incomparable. Les lecteurs de Marquez auront quant à eux le plaisir d’entendre une œuvre qu’ils chérissent dans l’interprétation la plus admirable qui soit. Car James Hyndman est ce qui se rapproche le plus de l’artiste de la lecture, livrant ce texte avec toute l’intelligence nécessaire, modulant sa voix à volonté sans jamais devoir la pousser. Une voix riche dont le timbre sonne comme un bel accord. Le contexte est intime, l’interprète parfaitement complice de ses auditeurs. En témoignent les multiples oeillades qu’il lance à son public. N’ayez pas peur du dépouillement qu’implique la lecture publique, c’est lui qui vous permettra d’entrer encore mieux dans le récit.
Je mets au défi tout ceux qui ne lisent pas de ressortir de cette soirée en n’ayant pas le goût d’ouvrir un bon gros bouquin (en papier) dont on peut sentir le poids (celui des mots), flairer l’odeur (celle de la connaissance) et tourner les pages en s’émerveillant (à son rythme). J’ai l’intime conviction que c’est avec ce genre d’évènements, en redémontrant toute la vivacité de la littérature, que nous passerons au travers de cette crise.
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La lecture publique de L’amour au temps du choléra de Gabriel Garcia Marquez s’est tenue le 16 septembre 2013 au Théâtre du Quat’sous.
Les prochains Amours romanesques sont les suivants :
- 18 novembre 2013 : L’adieu aux armes d’Ernest Hemingway
- 31 mars 2014 : L’insoutenable légèreté de l’être de Milan Kundera
- 5 mai 2014 : L’amant de lady Chatterley de D.H. Lawrence