Il est difficile de définir le radical softness, qui est à la fois esthétique, sensibilité et sous-culture. Il s’agit d’un courant relativement récent, qui a pris racine sur le réseau social Tumblr. Pour Lora Mathis, photographe et poète, il s’agit du principe que le partage de nos émotions est un geste politique et une tactique contre une société qui valorise l’absence d’émotions et la masculinité.
La Jeune-Fille apparaît comme le produit et le débouché principal de la formidable crise d’excédent de la modernité capitaliste. Elle est la preuve et le support de la poursuite illimitée du processus de valorisation quand le processus d’accumulation lui-même s’avère limité. […] Toute la liberté de circulation dont jouit la Jeune-Fille ne l’empêche nullement d’être une prisonnière, de manifester en toutes circonstances des automatismes d’enfermé.
– Tiqqun, Théorie de la jeune fille
Sur le plan visuel, ce courant joue avec les codes de la féminité, les détournant ou les exagérant pour en faire subversion. Les images du radical softness sont féminines, avec une douceur parfois morbide, défiant le capitalisme et/ou le patriarcat ; un peu à l’image des soeurs Lisbon dans Virgin Suicides. Ce courant reprend les symboles culturellement associés aux femmes – et aux filles -, tant dans le choix de couleurs pastel et dans la représentation d’idéaux genrés que dans les objets présentés : maquillage, bijoux, vêtements féminins, accessoires d’hygiène, fleurs, etc. Ces symboles ne servent plus un idéal de beauté, mais sont mis en scène de manière dissonante ; on superpose maquillage et couteaux, photographies de fleurs et messages de self-care, petites culottes et draps tachés de sang, dessins pastels et slogans féministes. On montre sans retenue le moins glam et les imperfections du vécu des personnes féminines : des mouchoirs usés, des poils coupés, des vergetures, du maquillage estompé.
Au-delà de l’esthétique, les photographies et les illustrations du radical softness portent souvent des messages peints, dessinés, assemblés ou sous-titrés. Ceux-ci sont critiques du patriarcat, du sexisme, des standards de beauté, de la transphobie, de l’homophobie, du capacitisme et de la stigmatisation de la maladie mentale. Plutôt que d’être perçues comme un gage de faiblesse, les émotions, la sensibilité et la vulnérabilité sont saisies par les artistes pour combattre les oppressions qui les affectent. Ainsi, la féminité, plutôt que d’aliéner et de réduire au silence, est redéfinie en de nouveaux termes et sert d’outil pour se réapproprier une agentivité. La figure de la jeune fille devient alors subversive, menaçante.
Si la vulnérabilité est postulée dans le radical softness, elle est souvent accompagnée d’un empowerment et d’une agressivité qui, bien que rose bonbon et bleu poudre, n’est pas moins explicite. Les artistes présentent des armes qui servent désormais à abattre les rapists, les catcallers, les creeps, les bros et à smash the patriarchy. Plusieurs oeuvres critiquent ouvertement la culture du viol et les relations toxiques. Les slogans visent à repousser les avances, le harcèlement de rue, les agressions sexuelles, et à créer une solidarité entre femmes, entre personnes féminines et entre survivantes. La production de patches, d’autocollants, de t-shirts, de macarons, de bijoux et d’étuis à téléphones permet d’afficher ce radical softness dans l’espace public, souvent perçu comme menaçant pour les personnes susmentionnées.
Parmi les artistes du radical softness, il existe également une solidarité, tant sur les réseaux sociaux qu’hors-Internet. Bien que le courant soit relativement récent, plusieurs projets collaboratifs ont déjà eu lieu, comme la production d’un premier zine collectif lancé en octobre dernier. En septembre 2015 à Montréal, Starchild Stela et Zuzu Knew ont organisé l’exposition Bow Town, qui rassemblait des contributions de plus de 40 artistes d’ici et d’ailleurs. La volonté de créer cet espace, avec des oeuvres liées au radical softness, provenait notamment d’une certaine incompréhension dans les milieux artistiques mixtes : « I often feel like my artwork and its underlying messages doesn’t quite fit into mainstream shows, and most of the time I feel very unsafe in galleries. Artwise, I don’t have formal training and generally feel like my very femme style is looked down upon » (Starchild Stela, entrevue avec Cult Montreal).
En somme, le radical softness réconcilie féminité et féminisme, sans tomber dans un essentialisme qui assignerait cette esthétique uniquement aux filles. Il s’agit avant tout d’une féminité inclusive, qui n’est pas réservée aux femmes cisgenres. Plusieurs des artistes de ce courant, bien que féminines, ont une identité de genre non-binaire et revendiquent le droit au glitter pour tous et toutes. Le radical softness apporte définitivement un renouveau dans la manière de présenter les idées queer et féministes en ajoutant une dimension de self-care parfois absente des milieux militants, qui valorisent trop souvent des idéaux de performance masculins. Plutôt que de jouer le jeu du patriarcat, il s’agit d’une manière de se réapproprier avec force et combativité notre féminité.
In fact, they flip the idea of vulnerability to be a signifier of strength, and even a move of radicalism. Because unapologetically validating your own feelings as a feminine person is quite a radical idea when emotionality in this portion of the population is often written off as unimportant, embarrassing, and even excessive.
– Meg Zulch, entrevue avec Lora Mathis dans le Hooligan Magazine
Article par Camille Robert – Étudiante à la maîtrise en histoire.