Béatrice Gaudreault
Réflexions sur l’esthétique post-capitaliste
Dans une atmosphère conviviale, la commissaire Caroline Andrieux dévoilait son ultime exposition, Déliquescence, à la Fonderie Darling, le 26 septembre dernier. Rassemblant 11 artistes locaux et internationaux, l’exposition explore le thème de l’entropie. Un concept pertinent, malgré quelques installations plus faibles.
La gigantesque toile de concentré de tomates en émulsion psoriasique de Michel Blazy à elle seule vaut le détour. Grandiose! Kuh Del Rosario propose des mises en scène de campement urbain, jouant davantage sur le merveilleux et l’olfactif, rappelant que l’espace urbain est aussi matière organique.
Certaines œuvres y vont moins dans la subtilité. On pense entre autres à une vidéo d’un camion à ordures s’affairant dans un dépotoire ou à l’installation de végétaux convaincus de pousser sur le plastique jaunissant d’ordinateurs désuets. En tant que citadins, beaucoup d’entre nous s’efforcent déjà de romantiser les ordures jonchant nos trajets quotidiens; on peut alors avoir une impression de déjà-vu. Ces œuvres peuvent apparaître moralisatrices, mais elles demeurent tout de même attendrissantes.
Je ne peux m’empêcher de remarquer que cette expo encapsule un courant post-capitaliste et post-anthropocentrique qui m’a souvent attirée. Populaire dans les milieux artistiques autogérés, cette idéologie s’immisce dans la culture cosmopolite avec désinvolture.
Posture post-pandémique à l’avant-garde du déclin de notre civilisation, le post-capitalisme chic se réconforte face à notre imminente instinction, tant sur le plan personnel que national. L’effondrement pressenti du capitalisme suscite un sourire en coin ; après tout, il n’est pas question de tenter de sauver cette machine destructrice.
Mélangé à des visions post-apocalyptiques, un certain lâcher-prise émerge. En ne faisant rien, on contribue à l’effondrement pour pouvoir recommencer à zéro. Tabula rasa.
Crédit photo: Michael Desforges
On espère que cette prochaine civilisation sera plus mystique que technologique. Le désir d’une spiritualité se manifeste à travers l’intégration de pratiques autochtones et païennes: rituels, conservation alimentaire, jardinage urbain, ornementation du corps, et danse-transe. Décadence, technologie et innocence : cela met en lumière les échecs du corps et de la technologie, ainsi que leur qualité éphémère. C’est un fantasme fibreux, odorant, humide et vivant.
Le post-capitaliste explore ses utopies en étudiant des théories, en s’immergeant dans l’univers des raves et, avec une touche de survivalisme, en apprenant à manier des outils et à travailler des matériaux incongrus. Il se passionne par tout ce qui est myco-adjacent, que ce soit les approches rhizomatiques ou la fermentation maison.
L’uniforme du post-capitaliste se compose de tricots qui se défont, de vêtements teints avec des ingrédients naturels et d’accessoires cyber-chromés. Les couleurs évoquent une palette toxique et brute: jaune, vert, gris et beige, mise en valeur notamment dans les explorations chimiques de Sébastien Cliche.
Parallèlement, dans l’univers du tatouage, les dessins de style cyber-siguilisme sont en vogue. Ceux-ci marient des symboles mystiques et technologiques, rappelant les motifs tribaux. Ces tatouages gothiques se démarquent par leur aspect organique, épousant les formes du corps et créant un effet trompe-l’œil qui semble dévoiler une anatomie cyborg.
Crédit photo: @chainsmaiden sur instagram
Les tendances opèrent en connexion aux autres modes, par exemple, les tatouages influencés par des films. Nous construisons aussi nos identités dans l’opposition, en cherchant à nous différencier de ce que nous ne sommes pas. Dans le cas du post-capitalisme chic, on cherche à se distinguer du minimalisme normcore, à la fois aseptisé et hyper productif, caractéristique du monde corporatif.
Photo : Walt Disney Pictures Canada
Écocentrisme
Cette perspective valorise les formes de vie non humaines, cherchant à s’éloigner des valeurs anthropocentriques. Cette admiration des végétaux et des animaux est teintée de romantisme, mais on oublie qu’eux aussi peuvent se révéler tout aussi envahissants et destructeurs que l’humain. Comme l’a si bien exprimé Maurice Maeterlinck dans L’intelligence des fleurs : « [Les végétaux ont] toutes la magnifique ambition d’envahir et de conquérir la surface du globe en y multipliant à l’infini la forme d’existence qu’elles représentent. »
Crédit photo: Scavengers Reign
L’intérêt grandissant pour les architectures de communication biologique — racines, mycélium, système nerveux — reflète une part de ce désir environnemental de détourner l’attention de la condition humaine. Contrairement à nous, qui ne savons même pas nous décomposer avec élégance, les plantes rappellent un cycle de vie plus intégré, alors que nous nous accumulons, tout comme les objets que nous produisons en masse.
Dans un monde saturé par les médias et la consommation, les échanges invisibles entre les plantes nourrissent le fantasme de retrouver un enracinement dans notre époque et notre environnement. Ces réseaux organiques sont aussi des terrains de recherche fertiles pour trouver des solutions aux dérèglements de l’homme moderne, qu’il s’agisse de binge-watching, de troubles de l’attention ou de difficultés relationnelles.
Naïf
Crédit photo: Fairy Tale, A true story
Cette nostalgie pour une époque plus humaine et moins technologique se manifeste aussi par un retour à l’enfance, ou du moins au jeu. L’aspect naïf imprègne de nombreux éléments du post-capitalisme chic, marqué par un désir de liberté : transgresser les interdits de l’enfance en jouant avec ce qui est dangereux et sale,comme des clous rouillés, des détritus en décomposition, des vêtements souillés, des canettes usées et de vieux chewing-gums. On peut y voir un écho aux gâteaux fantaisistes qui envahissent les réseaux sociaux, rappelant la tradition des «tartes à la boue». Toujours présent dans nos foires agricoles, ce jeu d’enfant consiste à façonner de la boue et à la décorer d’éléments naturels pour en tirer un résultat esthétique.
Crédit photo: @gigislittlekitchen
Dans une idéologie post-capitaliste, les activités ludiques et non productives sont valorisées, reflétant un désir de se reconnecter à la terre et aux processus organiques qui nourrissent la vie. Pourtant, lorsqu’elles sont présentées dans le cadre élitiste d’une galerie ou dans une entreprise de gâteaux à la mode, cette naïveté perd de sa magie, car le jeu devient un produit marchandisé et l’artiste capitalise sur l’identité marginale de celui qui joue.
Low-tech
Il y a un grand engouement pour les pratiques artistiques dites incarnées telles que le tissage, la céramique, et même la danse. Le terme incarné semble être devenu l’expression fétiche de l’ère post-capitaliste et les activités qui n’incluent pas d’écrans en deviennent presque luxueuses.
Par contre, ces pratiques, bien que souvent conceptualisées, manquent parfois de connexion avec les traditions qui les sous-tendent. Certains artistes qui s’accrochent à cette esthétique semblent renoncer aux savoir-faire traditionnels, comme s’ils souhaitaient repartir de zéro. Pourtant, ces traditions sont riches de sens, de rituels et de beauté. Ils critiquent l’omniprésence de la technologie, qui nous submerge d’informations, sans pour autant enrichir notre connaissance.
À l’ère de l’hypersurveillance, le post-capitalisme s’attaque courageusement au mythe du progrès. J’aimerais savoir où vous voyez émerger ce mouvement et quel nom vous lui donnez.
Pour approfondir cette idéologie futuriste, je vous recommande la lecture de Scorched Earth de Jonathan Crary.
Crédit :Jonathan Crary