Les Rendez-vous du cinéma québécois ont été l’occasion de (re)découvrir un Québec pluraliste, au-delà des limites de Montréal et des histoires traditionnelles de notre cinéma. Dans cette première partie de notre couverture des RVCQ, nous examinons trois films ayant pour sujets des cultures et des réalités (trop) rarement représentées dans le cinéma québécois :
—Tuktuq, Robin Aubert
—Avant les rues, Chloé Leriche
—X Quinientos, Juan Andrés Arango
TUKTUQ – ROBIN AUBERT
Dans le style de son méconnu À quelle heure part le train pour nulle part, Robin Aubert (À l’origine d’un cri, St-Martyrs-des-Damnés) joue la carte d’un cinéma plus minimaliste dans Tuktuk, son plus récent long-métrage, savant mélange de fiction et de documentaire situé dans un petit village côtier inuit du Grand Nord québécois.
Se mettant lui-même en scène dans le rôle de Martin Brodeur, banal mais attachant caméraman de télévision communautaire chargé de « documenter » le village qu’on s’apprête à détruire et à remplacer par une mine, Robin Aubert aborde de front l’ambiguïté de sa position privilégiée et la politique inévitable des images qu’il tourne. Le sous-ministre qui l’a embauché (interprété en voix off par Robert Morin, réalisateur de Trois Histoires d’Indiens) est d’ailleurs on ne peut plus transparent : les images tournées par Brodeur ont pour but de donner une légitimité à la démarche du gouvernement, qui tente de faire avaler la pilule à la population. De préférence, on cherchera donc des images sensationnelles, crues, voire misérabilistes, qui conforteront tout le monde dans leur préjugé, plutôt que des images qui feraient ressortir la beauté du Nunavik et de ses habitants. C’est donc très conscient de la portée des images qu’Aubert aborde son sujet, magnifiquement documenté par sa caméra attentive, qui capte, dans une série de plans fixes, le village et ses environs immédiats. C’est sur cette juxtaposition entre les images captées par Brodeur/Aubert et ses conversations téléphoniques (en voix off) avec le sous-ministre que le film se construira.
La démarche d’Aubert (qui se confond avec celle de son personnage) traduit une indéniable humilité et un respect pour ses sujets. Son regard est certes curieux, mais n’est pas celui d’un touriste qui tomberait dans les lieux-communs du pittoresque. Robin Aubert ne cherche pas tant le côté pictural du Grand Nord (qui est à la porté de la première recherche Google) que son ambiance, autrement plus élusive. Ainsi, si Tuktuq fait une bonne part aux plans de grand ensemble, c’est dans les plans plus rapprochés, centrés sur les gestes de la vie quotidienne durant lesquels le temps semble s’arrêter, qu‘il se révèle. Objectivement, très peu de choses se passent devant la caméra : une peau est nettoyée, de la viande mise à sécher, etc. Pourtant, dans ces petits gestes, dans ces petits riens perdus dans l’immensité du territoire, le spectateur se trouve comme hypnotisé, transporté moins dans un travail que dans un rituel.
Mais la captation de ces rituels par un cinéaste blanc n’est pas sans ambiguïtés : dans une scène à la beauté tout à fait saisissante, Brodeur filme un groupe de chasseurs tuer et dépecer un caribou (le tuktuq du titre) en temps réel. La caméra capte avec minutie tous les détails du processus en une série de plans tout à fait remarquables. À travers la bouche de son personnage, Aubert s’explique en toute simplicité : lui-même chasseur, il était curieux de voir les Inuits à l’œuvre, de voir comment ils récupèrent chaque partie de l’animal, sans rien gaspiller. Le sous-ministre ne voit pas les choses du même œil : il fait remonter les images et les mets en ligne, dans le but avoué de provoquer l’indignation du public ne connaissant rien à la vie de cette communauté. Son plan odieux est couronné de succès : un nuage de fureur traverse les médias sociaux et une pétition est bientôt mise en ligne pour dénoncer la soi-disant « barbarie » des Inuits : une critique pour le moins évidente de l’hypocrisie (voir du racisme) des mouvements de défense des animaux qui, au nom de leur cause, n’hésitent pas à perpétuer la haine et les préjugés envers les Premières Nations (le récent documentaire Angry Inuk de Alethea Arnaquq-Baril abordait la question sous l’angle spécifique de la controversée chasse aux phoques). Croyant bien faire, Brodeur a été berné : ce qu’il regardait avec fascination et attachement est devenu un outil d’oppression de plus.
Par sa modestie de forme et de moyen, Tuktuq passera sans doute pour inaperçu dans la filmographie d’Aubert: une brève expérimentation formelle en attendant Les Affamés, son prochain long-métrage, qui marque son retour vers le cinéma de genre (il s’agit de rien de moins qu’un film de zombies!). On aurait toutefois tort de traiter Tuktuq comme un banal entremet, car c’est sans doute un des plus beaux films de la carrière de Robin Aubert.
AVANT LES RUES – Chloé Leriche
Présenté en fermeture des derniers RVCQ, Avant les rues mérite pleinement qu’on y revienne. Fable initiatique jouée dans la langue atikamekw (et réalisé en collaboration avec les trois communautés atikamekw du Québec), le long-métrage de Chloé Leriche s’ouvre sur un chant traditionnel joué près d’une rivière paisible, éternelle pourrait-on dire. Le spectateur est ensuite transporté vers un autre genre de rivière : celle, asphaltée, des rues de la réserve où vit le jeune Shawnouk (Rykko Bellemare, dans une interprétation remarquable). Si la rivière suit son cours, la rue, elle, est entièrement immobilisée, tout comme la vie sur la réserve, figée dans une détresse aux allures intemporelles. Drogue, suicide, pauvreté, désespoir spirituel : le portrait est sombre, mais Leriche ne tombe pas dans le misérabilisme ou le pamphlet et, simultanément à ces scènes très dures, montre comment l’entraide et l’espoir survivent dans la petite communauté. On sent derrière ses images l’influence des grands cinéastes du néoréalisme italien (De Sica, Rossellini), qui étaient eux aussi capables de capturer de façon frontale des situations parmi les plus misérables (l’Allemagne et l’Italie d’après-guerre) tout en y montrant des moments de profondes humanités.
En effet, malgré l’adversité, Shawnouk est un rêveur – mais un rêveur aux ailes engluées de goudron. Une des toutes premières images du film le montre étendu sur le flanc d’une montagne de sable qu’il tente de gravir. Le sable se dérobe sous lui : malgré ses efforts, il reste cloué sur place. Son impétuosité et son désir de rompre cet immobilisme le mènent tout droit dans les bras d’un petit criminel (Martin Dubreuil, dans un rôle qui tient carrément du typecast à ce point). Après un cambriolage raté, Shawnouk est forcé à fuir dans la forêt, où il partira en quête de rédemption. Ces ressorts dramatiques quelque peu classiques (pour ne pas dire clichés) se verront rapidement éclipsés par la quête humaine qui s’ensuit, qui va au-delà de la simple rédemption personnelle ou du thriller policier. Dans la forêt, Shawnouk part à la découverte d’un territoire ancestral (un territoire « avant les rues »), un territoire de l’imaginaire, où il peut devenir celui qu’il a, au fond, toujours été. La transformation ne sera néanmoins pas facile, et le film se construira dès lors sur l’opposition entre ces deux univers ; à la caméra nerveuse et documentaire des « rues » succèdera la caméra plus posée et poétique de la « forêt ». À travers l’histoire de Shawnouk, on voit en filigrane l’histoire des Premières Nations ; l’histoire de peuples victimes d’une dépossession inimaginable, certes, mais aussi l’histoire de l’espoir, de la survivance, de la persistance dans l’adversité.
Leriche, sans jamais tomber dans le paternalisme et la condescendance, montre comment la misère peut pousser les gens dans la position de Shawnouk dans leurs pires retranchements, mais aussi comment il y a des vérités et des imaginaires qui ne peuvent jamais disparaître complètement, malgré tous les efforts des colonisateurs de ce monde. Avant les rues est le récit de l’espérance d’un peuple déraciné, qui a subi et continue à subir les contrecoups du colonialisme. Un peuple pour qui le droit à la reconnaissance est une lutte de tous les instants. S’il y a un constat à tirer du film, c’est bien celui de l’importance cruciale de l’imaginaire, du rêve et de l’espérance, derniers remparts face à l’absurdité du monde. Souhaitons que le film de Leriche puisse contribuer à la poursuite d’un dialogue trop longtemps reporté.
X Quinientos – Juan Andrés Arango
X Quinientos (aussi appelé X500), une coproduction Québec-Mexique-Colombie, est le 2e long-métrage du réalisateur canado-colombien Juan Andrés Arango (La Playa DC). Ambitieux projet choral tourné en Colombie, au Mexique et au Québec, le film présente les histoires de trois jeunes adolescents migrants, qui sont chacun plongé dans un territoire nouveau (ou un territoire connu, mais ayant changé de façon dramatique) et cherchent à s’y adapter. Dans le premier récit, Alex (Jonathan Diaz Angulo) est déporté des États-Unis et doit retourner en Colombie, dans son vieux quartier désormais sous le contrôle des criminels. Dans le deuxième, David (Bernardo Garnica Cruz) décide de quitter son village indigène après la mort de son père pour aller travailler sur les chantiers de construction à Mexico. Finalement, dans le dernier récit, Maria (Jembie Almazan), originaire des Philippines, déménage à Montréal pour aller vivre chez sa grand-mère. Si ces trois personnages ne se croisent jamais pendant le film, ils sont réunis par leur arrivée dans un environnement non familier, que ce soit par choix (dans le cas de David) ou non (comme pour Alex). Aux changements intérieurs de l’adolescence se juxtapose le changement extérieur du territoire, avec des résultats parfois dramatiques. Chacun des jeunes tente de s’adapter au nouvel environnement, tout en combattant leurs propres démons (deuil, culpabilité, perte de repères, solitude). Dans les trois cas, la survie semble dépendre de l’intégration à un groupe. La migration devient ici l’occasion d’une transformation, parfois très littérale, notamment dans le cas de David, qui, se joignant à la sous-culture punk, transforme complètement son apparence, adoptant la traditionnelle crête iroquoise et veste de cuir. Incapable d’intégrer la culture plus large (qui les rejette ou les traite avec mépris), c’est souvent dans la marge que les jeunes trouveront respect et reconnaissance.
X Quinientos représentait un défi de taille pour Arango, tant logistique qu’artistique, qui se trouve en large partie relevé. Malgré quelques ratages rythmiques ici et là (le montage du premier acte aurait gagné à être resserré), les trois histoires s’emboîtent de façon organique, en dépit de quelques facilités dans le scénario. La mise en scène naturaliste, quant à elle, parvient à saisir l’angoisse et les troubles de ses personnages (tous interprétés avec talent par des acteurs non professionnels), tout en faisant la belle part aux environnements variés du film. Si les rues de Montréal, les jungles de la Colombie et les gratte-ciels de Mexico n’ont que très peu en commun, ils forment ensemble la carte d’un monde soumis aux dictats de la mondialisation. Aux intérieurs exigus et claustrophobes de la vie intime succèdent les grands ensembles d’un monde vaste insaisissable et angoissant, dénué de repères.
Autant à l’aise dans les quartiers interlopes de Colombie que dans les rues de Côte-des-Neiges, Arango fait la démonstration de la versatilité de son talent, et d’un sens remarquable du temps et de l’espace, saisissant avec acuité les réalités de la vague migratoire traversant la planète. Dans X Quinientos, cette migration est présentée comme un enjeu qui n’est pas seulement économique ou politique, mais aussi humain. Qu’ils soient réfugiés, expulsés ou simplement en quête d’une vie meilleure, les migrants, à l’instar des adolescents, se voient forcés de reconstruire leur identité sur leur terre d’accueil, qui n’est pas nécessairement sympathique à leur arrivée. On sent Arango très attaché à ses personnages, qu’il dépeint avec une bienveillance dénuée de toute condescendance, dans leurs moments de grâce comme dans leurs moments plus sombres. S’il n’ose pas trop se mouiller en ce qui concernerait une critique plus formelle des politiques inhumaines menant aux situations dépeintes dans son film (le propos du film tenant davantage à l’identité qu’au social), son regard sensible sur l’adolescence marginale reste des plus éloquents et pertinents.
Les Rendez-vous du cinéma québécois avaient lieu du 22 février au 4 mars 2017.