Le printemps arabe, qu’il soit tunisien, libyen, égyptien ou syrien, a été discuté en long et en large, par de multiples médiums et souvent très en surface. Les Occidentaux que nous sommes ont beau tâcher de s’informer, de comprendre, la source qui les alimente est souillée en amont, tantôt de propagande, tantôt d’une ignorance tout aussi dangereuse. On observe alors les développements journaliers de ce grand merdier où les factions adverses se multiplient, changent de nom ou tâchent de se faire passer pour ce qu’elles ne sont pas jusqu’à confondre les plus chevronnées géostratèges. Pour le dire crûment, depuis que la situation ne se résume plus au «bon rebelle tâchant de libérer son pays du tyran», la plupart d’entre nous ont fini par se désintéresser de ces conflits complexes. Une fois que le manichéisme a volé en éclat, que l’on ne sait plus pour qui prendre, on se sent tout d’un coup bien moins concernés. Or, c’est bien souvent de l’empathie que découle la volonté de comprendre. Plus la poussière retombe et plus l’information de qualité refait son apparition, perçant le brouillard du chaos, poursuivant sa longue marche, rigoureuse malgré la lassitude, lente mais déterminée, peu écoutée et pourtant criant sa révolte. On a maintenant du temps pour comprendre, mais l’intérêt n’y est plus. Pour le recouvrer, un brin de fiction est parfois nécessaire. En s’adressant au cœur en même temps qu’à la tête, nos vieilles solidarités se souviennent de leur nom et l’indignation peut de nouveau faire vibrer nos solitudes.
La pièce Besbouss, autopsie d’un révolté remplit parfaitement cet office, comme l’avait fait l’an dernier Furieux et désespérés d’Oliver Kemeid. La révolution est différente (Tunisie plutôt qu’Égypte) et l’angle également (le révolutionnaire devenu complice plutôt que l’oeil extérieur du touriste). L’originalité de la proposition de Stéphane Brulotte est donc préservée par ces nouveaux paramètres. La forme change elle aussi: là où Kemeid optait pour la multiplicité des voix et la surenchère tant du côté du décor que de la mise en scène, Besbouss fait le pari du spectacle d’un seul homme et d’une mise en scène dépouillée de tout artifice. Ici, toute la place est réservée à la parole simple et à l’interprétation classique; deux vecteurs canalisant toute la puissance du texte de Brulotte. Un adepte des mots comme moi ne peut que s’en réjouir.
Magnifique rôle que ce médecin légiste en dialogue avec le cadavre carbonisé de Mohamed Bouazizi (jeune marchand de fruits persécuté par les forces de l’ordre et étincelle de la révolution tunisienne). Un rôle qui demande un tel investissement, une telle énergie, qu’il ne peut être confié qu’à un comédien virtuose. En la personne d’Abdelghafour Elaaziz, Dominic Champagne a trouvé l’interprète qu’il lui fallait pour porter à lui seul le poids de la production. Malgré quelques accrocs qui disparaîtront rapidement avec le rodage des représentations devant le public, Elaaziz s’en tire plus qu’admirablement, déployant d’immenses réserves d’énergie pour libérer la charge émotive nécessaire. Ancien révolté ayant eu son lot de pavés et de manifestations, son personnage se retrouve rapidement pris au coeur d’une réflexion intense suscitée par l’analyse de ce qu’il reste du corps de ce jeune homme s’étant immolé sur la place publique, désespéré d’obtenir réparation pour les injustices dont il avait été la cible. D’abord importuné par la tâche qui lui incombe, en colère contre ce qu’il juge être un jeune insensé, il ne va pas tarder à plonger dans une douloureuse séance d’autocritique qui s’apparente à l’autopsie de sa propre révolte. Comment est-il lui-même devenu le visage de ce qu’il combattait à vingt ans? À quel moment décide-t-on d’accepter le monde et ses injustices, de cautionner la honte en échange de privilèges? Est-ce que le silence est complice de la tyrannie?
Difficile de rester insensible à ces considérations, surtout lorsqu’elles sont si bien exprimées. Leur écho résonne encore en moi au moment d’écrire ces lignes. À une moindre échelle, nous vivons en permanence ces tiraillements. Le Printemps Érable est bel et bien terminé, la rue s’est apaisée, manifestants et leaders étudiants sont rentrés bien sagement chez eux se vautrer dans des vies confortables en attendant le diplôme et la rente qui auront tôt fait d’annihiler toute capacité d’indignation. Les révoltés d’hier ont rejoint les rangs des partis de l’establishment et repris en choeur leurs tristes litanies. Et pourtant, l’idéal de l’égalité des chances, en éducation comme dans bien d’autres domaines, s’éloigne ostensiblement. La préparation des forages pétroliers va bon train et on nous parle d’austérité en n’abordant jamais l’immense et honteuse fortune de ces quelques vampires dont le pouvoir d’achat dépasse celui de bon nombre d’États. On érige l’indignation de Stéphane Hessel en vertu absolue en oubliant qu’elle n’est qu’un point de départ à une action conséquente. Et c’est pourquoi il nous faut parfois un brin de fiction pour mettre en lumière notre apathie devant le désastre. La ferveur de la révolte fait encore entendre son chant, en arabe comme en français. Laisserons-nous la futilité, la niaiserie ambiante et le confort enterrer les quelques voix qui osent encore la crier, malgré ses accents ringards et son espoir à bout de souffle?
——
Besbouss, autopsie d’un révolté de Stéphane Brulotte, présenté du 22 avril au 17 mai 2014 au Théâtre de Quat’sous. M.E.S. Dominic Champagne