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17-04-2025 Vol 19

Une théière en héritage

C’est le 13 janvier que Katia Belkhodja nous livre son œuvre, Les déterrées. Ce troisième roman, publié chez Mémoire d’encrier, suit La peau des doigts et La marchande de sable, respectivement publiés chez XYZ en 2008 et 2015[1].  En plus d’écrire et de publier, elle enseigne la littérature au collégial. C’est à l’âge de 9 ans que l’autrice d’origine algérienne immigre au Québec avec sa famille.

Les déterrés nous dressent le portrait d’une famille de la diaspora algérienne qui tente, comme toute famille immigrante, d’évoluer entre deux cultures, deux mentalités, et de concilier attentes et réalité. Récit écrit à la première personne du singulier, Rym, la protagoniste de l’histoire, partage le quotidien de sa famille, les Belhadj. Le récit est construit d’allers-retours entre le passé et le présent, entre l’Algérie et le Québec. C’est un tourbillon d’émotions que l’histoire nous fait vivre en nous invitant auprès de plusieurs générations de cette famille, dépoussiérant l’histoire d’une Algérie qu’on a longtemps voulu taire. Avec une écriture poignante et profondément authentique, nous suivons l’enfance de Rym et de ses cousines, Inès et Doumia, avant leur départ pour le Québec, une enfance traversée par la guerre civile algérienne des années 1990, des retombées de la colonisation et de la résistance.

Rym remonte aussi loin que la période coloniale où elle nous raconte la jeunesse de son grand-père Asias, ayant servi durant la guerre de 39-45 « […] comme chair à canon dans les bataillons indigènes […] »[2] et fait la prison coloniale pendant la guerre d’Algérie. Elle nous partage aussi une scolarité sous le signe de l’inégalité, par la séparation des Français et des Indigènes (Algériens) dans des classes distinctes. Des évènements charnières de l’histoire algérienne nous sont exposés, passant entre autres par le massacre des Algériens jetés dans la Seine par la police française en 1961, sans oublier les horreurs perpétrées par les soldats français dans les villages kabyles pendant la guerre d’Algérie, comme les déplacements forcés, vidant la Kabylie de sa population, dans ce que la France prenait soin d’appeler des « regroupements » et non des camps. Elle garde en héritage de son grand-père, une phrase qu’il ne cessait de lui répéter durant son enfance : « On peut tout te prendre, sauf ce que tu as dans la tête »[3].

Le racisme et la violence dont ont été victimes nombre d’Algériens dans leur propre pays durant la période coloniale trouvent écho au Québec, notamment avec les enfants de la protagoniste qui doivent se faire « civiliser » à l’école. Si Rym a grandi au Québec et y a fait sa vie, son identité québécoise est constamment remise en question, que ce soit pour son accent ou encore pour son français impeccable : «  » c’est Rym, elle vient d’Algérie « , j’ai dû expliquer encore, toujours, que le français est ma langue maternelle. »[4] « Mon français est un butin de guerre, c’est le français de Kateb Yacine, d’Assia Djebar. Mon français n’est pas celui de Samuel de Champlain. »[5] Lorsqu’il n’est pas question de la langue, c’est la religion ou encore le caractère exotique de son identité qui sont ciblés et deviennent sources de propos discriminatoires : « Je suis habituée à être montrée, montée en pendentif, à être la bonne immigrante, l’Arabe de service, regarde c’est Rym, c’est notre Arabe, elle n’a rien sur sa tête on peut voir la kératine, les longs poils qui poussent sur son crâne, bouclés, noirs, cela en fait une personne. Je suis exotique […] »[6].

Entre deux passeports, des dossiers d’immigration constamment à refaire pour espérer un avenir meilleur loin de la violence, l’étiquette du terroriste qui leur colle à la peau et l’accusation d’un manque de civilité dans le sang, les Belhadj doivent supporter l’injustice des esprits fermés. Dans une écriture alliant avec brio ironie, humour et drame, Katia Belkhodja rend justice aux déterrées, ces noms qu’on a voulu enterrer de force, ces histoires que la colonisation a voulu effacer, ces femmes surtout à qui on a imposé le silence. Sans rien oublier, l’autrice prend d’assaut les mauvaises langues et les responsabilise de leurs méfaits.

 « Nos enfants ne porteront pas les marques qu’a laissées dans nos chairs la civilisation. Ils sauront déjà qu’ils viennent, toutes et tous, de quelque chose comme des grands peuples. »[7]

 

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[1] Laila Maalouf, Une histoire de survivance et de transmission, La Presse, 25 janvier 2025, en ligne, https://www.lapresse.ca/arts/litterature/2025-01-25/les-deterrees-de-katia-belkhodja/une-histoire-de-survivance-et-de-transmission.php

[2] Katia Belkhodja, Les déterrées, Montréal, Mémoire d’encrier, 2025, p. 41

[3] Ibid., p. 170

[4] Katia Belkhdoja, Les déterrées, Montréal, Mémoire d’encrier, 2025, p. 38

[5] Ibid., p. 39

[6] Katia Belkhodja, Les déterrées, Montréal, Mémoire d’encrier, 2025, p. 40

[7] Katia Belkhodja, Les déterrées, Montréal, Mémoire d’encrier, 2025, p. 114

 

Article rédigé par Leila Arab

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM