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17-04-2025 Vol 19

« Une histoire silencieuse » d’Alexandra Boilard-Lefebvre : honorer une disparition

Le premier livre d’Alexandra Boilard-Lefebvre est paru le 15 janvier 2025. Il s’agit d’un travail de recherche assidu sur la mémoire de sa famille concernant sa grand-mère paternelle, Thérèse Lefebvre, née Larin. Décédée le 29 septembre 1970, Thérèse laisse ses enfants et son mari dans le deuil.  Elle s’est éteinte dans un silence presque absolu ; ce qui reste, ce sont des impressions et son air absent sur les photos de famille.

Une histoire silencieuse est racontée à la négative, à la manière d’une photographie. C’est un roman, selon la page titre. Roman dans lequel les genres et médiums se mélangent : on remarque d’emblée les dialogues versifiés entre la narratrice et les personnes interrogées. Cet effet préserve habilement l’oralité des échanges ; on entend les personnages raconter Thérèse, bien que le vide dure autour de cette dernière.

Les versions de l’histoire se mêlent entre elles ainsi qu’aux caractères et émotions des interlocuteur·rices. Bien que l’on puisse saisir la neutralité qu’engendre cet amalgame, on arrive tout de même à se demander à qui ou à quoi revient la faute. La famille de Thérèse a dû trouver, voire inventer, un narratif pour faire face à la mort tragique de leur proche. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, et c’était l’intention de l’autrice :

 

Parce que je pense qu’il y a chez elle un désir de disparition à respecter, je n’ai pas souhaité combler tous les trous. Ce que j’espérais, c’est ouvrir des portes, donner des possibilités d’interprétation de ce qu’avait été son destin, épouser la complexité de tout cela[1].

 

Les photos de famille occupent une place importante au fil du livre. La scène immortalisée est bien sûr décrite, mais la narratrice mentionne d’abord le titre du fichier numérisé, l’état de l’objet et la qualité de l’exposition. Sur les photos, le regard de Thérèse semble annoncer son malheur. Sa position suggère qu’elle souhaite quitter le cadre. À la lecture, l’attention est détournée vers les signes de la disparition de Thérèse.

Certains détails peuvent être interprétés comme paranormaux : une inondation ruine les photos de Thérèse avant sa mort (p. 86) ou l’enregistreur cesse de fonctionner pendant une entrevue (p. 150). La volonté de Thérèse intervient à des moments ponctuels et avec un but précis, celui de faire disparaître toute trace de son existence. Plusieurs personnes la décrivaient comme une insoumise — à son sort, à la force du père et à celle du mari. Thérèse refuse les conditions sociales et les rôles de genres qui l’obligent à être ce qu’elle ne veut pas : une mère, une fille. Elle veut être libre.

Sa mort soudaine (ou son suicide prédit) est le paradoxe de cette insoumission. Comme de nombreuses femmes au foyer de son époque, Thérèse était déprimée par son quotidien réduit aux tâches domestiques et à l’absence constante de son mari. Alexandra Boilard-Lefebvre critique ce « syndrome de la ménagère » à l’aide des propos de Betty Friedan, qui a écrit The Feminine Mystique (1963). La liberté, pour les ménagères d’après-guerre, se trouve souvent dans une dose de barbituriques.

Rien ne passe inaperçu dans Une histoire silencieuse grâce à l’attention qu’Alexandra Boilard-Lefebvre porte à l’ordinaire, à ce qui se joue au quotidien. La disparition abrupte d’un proche impose des questions à la pensée des personnages et de la narratrice, que l’autrice résout en recueillant toutes les réponses possibles, sans jamais dépasser le cadre dans lequel vivait sa grand-mère.

 

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Boilard-Lefebvre, Alexandra, Une histoire silencieuse, Saguenay, La Peuplade, 2025, 256 p.

Saint-Pierre, Christian, « “Une histoire silencieuse” : Alexandra Boilard-Lefebvre sur la trace de sa grand-mère », Le Devoir, samedi 11 janvier 2025, en ligne, <https://www.ledevoir.com/lire/831400/histoire-silencieuse-alexandra-boilard-lefebvre-trace-grand-mere?>, consulté le 15 février 2025.

 

 

[1] Saint-Pierre, Christian, « “Une histoire silencieuse” : Alexandra Boilard-Lefebvre sur la trace de sa grand-mère », Le Devoir, samedi 11 janvier 2025, en ligne, <https://www.ledevoir.com/lire/831400/histoire-silencieuse-alexandra-boilard-lefebvre-trace-grand-mere?>, consulté le 15 février 2025.

 

Article rédigé par Mathilde Pelletier

 

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