Paru en août dernier, Mère d’invention est le premier roman de Clara Dupuis-Morency paru aux éditions Triptyque. Œuvre protéiforme, refusant ouvertement toute forme de catégorisation : « tu me forces à étiqueter, tu me forces à mettre le prix, à coller une idée, alors que ce n’est pas ce que j’essaie de faire » (19), le récit se fait celui de la tentation à tout laisser aller, l’envie de perte de contrôle et ce, malgré la « foirade possible » (idem). Scindé en deux parties, le roman tergiverse sans cesse entre l’angoisse de la fin, synonyme de mort et la prolifération, la volonté de renouveler sans cesse la forme dans le but de repousser « the point of no return » (35). Ainsi, si la première partie « Lettre à l’enfante » s’adresse à l’enfant avorté, retourné aux eaux de Berlin, la deuxième partie, « Vous êtes la profusion », s’inscrit sous le signe de la gémellité, la multiplication, voire le pullulement qui se reflète dans l’écriture qui cherche à s’extraire de tout régime linéaire, de toute obligation logique.
Voir le trou
« Entrevoir la fin – même encore lointaine – soulève une certaine angoisse, ou une tristesse, je ne sais pas bien. Qu’est-ce qui me portera ? L’écriture, je le sais. Mais il faudra réinventer toujours de nouvelles peaux, de nouveaux corps, sous des auspices temporaires. » (45)
Mère d’invention, c’est le récit de la rédaction d’une thèse et de l’angoisse liée à sa complétion. Sans cesse, Dupuis-Morency tente de repousser cet instant où elle devra faire face au vide, à ce qui correspondra de manière inéluctable à l’ablation d’une part d’elle-même, « je ne voulais pas que cela finisse » (56). Malgré son aspect formel et contraignant, la rédaction de la thèse devient un refuge ou une raison d’être pour l’auteure qui craint l’instant où elle devra la quitter et doute de la possibilité d’envisager un nouvel espace : « J’essaie de passer d’une peau à l’autre, sans avoir à toucher l’air. Je dois terminer ce chapitre, dans lequel je vis depuis un an » (46). Et c’est là que le titre du roman prend tout son sens : « nécessité est mère d’invention », la nécessité étant ici celle créer un espace échappant à toute logique de finalité, et sur le plan formel, c’est l’ablation des points, les alinéas aléatoires, les marques typographiques interchangeables pour marquer le passage des chapitres qui témoignent de cette volonté de tout laisser déraper, de faire abstraction totale des limites et que le rythme de lecture se fasse « tout à fait aléatoire » (54).
À l’abri d’une réalité marquée par les trous : l’enfant avorté, la thèse complétée, la dent arrachée, le récit se fait le lieu du non avenu, un lieu de médiation où tous les possibles sont toujours réalisables : « t’écrire ce soir me donne enfin un peu d’air, j’arrive à respirer dans cet espace que j’ai créé, que je crée au fur et à mesure, où je peux rêver dans tes possibilités, dans l’incommensurable de tes rêves à venir » (41). Mère d’invention, c’est la célébration de l’interstice, cet espace mobile et incertain qui échappe à toute volonté de fixation. Source d’anxiété pour certains car synonyme d’impureté, elle est le lieu de tous les possibles pour l’auteure, là où le langage n’a plus à signifier et se contente de proliférer là où la réalité devient trop lourde.
Trop de moi
« c’est tout mon corps qui a décidé de se figurer, de quitter le langage propre. Il sait qu’il est contaminé, qu’il est habité » (117).
Contre le discours universitaire contraignant, visant à sublimer le corps afin de donner préséance à la pensée, Dupuis-Morency cherche plutôt à livrer le corps de la matrice dans toute sa violence et sa douleur. L’écriture n’est plus une activité intellectualisée, une « obsession de la catégorie » (118), elle est maintenant « en deça du cri (…) l’expulsion, dans le sang, la merde, le sang et la merde » (35). Loin de l’image sanctifiée de la Vierge de Fouquet évoquée à plusieurs reprises dans le récit, le corps de la future mère se fait le lieu de l’obsession, de la prolifération. En réponse à la nature lacunaire du langage, le corps nous est livré dans tous ses symptômes donnant à voir une partie de l’invisible : « c’est tout mon corps qui a décidé de se figurer, de quitter le langage propre » (117). Le corps et ses cryptographies nous apparaît comme un espace non-contraignant qui s’opposerait à l’espace contraignant de la page et de l’écriture. Situé avant ce qui est pensé ou dicible, le corps est un espace de foisonnement où se donne à voir « un magnifique spectacle de feux d’artifice » (43), là où tout ce qui est réprimé peut prendre sens et où l’auteure n’est pas soumise aux impératifs sociaux du langage, où le langage n’a pas à signifier pour autre que soi-même. L’écriture de la déformation du corps, pour emprunter le sujet de thèse de Dupuis-Morency, c’est l’écriture de la prolifération, de ce lieu qui se soustrait à toute logique et où toutes les avenues sont toujours libres d’être explorées et d’exister dans un texte qui préfère l’attente à l’événement.
Faire avec ce qu’on a
« Je ne sais pas si c’est une image adéquate, mais je dois l’essayer, on n’a pas toujours le luxe des images nécessaires » (178)
Sur le plan formel, Mère d’invention nous frappe par cette volonté d’affronter le langage et ses formes vides, « d’aller au plus difficile ». Ce langage, éminemment impersonnel et dans lequel l’individu baigne avant même sa naissance, il fait défaut, il ne permet pas de se prononcer sur cette expérience unique et irréductible qu’est celle de mettre au monde. « il faut bien en finir. On est t’à veille » (147) mais qui peut faire ce choix ? « Ce n’est pas si simple pour moi de vous livrer à l’histoire, de signer le terme de votre vie aquatique » (149) déclare l’auteure, soucieuse de se soustraire à toute tentative de délimitation, de discours médical, religieux ou féministe auquel elle devrait s’astreindre et mettre fin à cette tentative de faire advenir l’infini. Ainsi, c’est l’intériorisation qui permet à l’auteure de se récuser de tout discours social, de se les réapproprier et de les déconstruire. Le discours médical aimerait lui dicter comment être une bonne mère, le discours universitaire et ses « comptables du savoir » aimerait la réduire au statut de simple « fonctionnaire de l’écriture » mais Mère d’invention est un texte contaminé par cette volonté de non-catégorisation et la fin est sans cesse repoussée.
Et c’est peut-être là une légère faiblesse du récit. Ce temps infini peut parfois nous sembler plutôt un temps mort, une impatience se fait sentir du côté du lecteur alors que l’auteure se dérobe à nouveau, refuse toujours de nous livrer l’événement au profit des nouvelles formes. « Je ne peux pas m’arrêter, abandonner l’ouvrage. La fin du livre, ce sont elles qui en décideront » (153). Telle une Shéhérazade postmoderne, Dupuis-Morency craint la fixation, symbole d’une non-humanité et premier pas vers la décomposition et la mort qui déjà s’attaque à la thèse « embaumée, et mise en terre » (idem). Le récit se fait donc plus fort lorsque l’auteure se permet une pleine liberté d’exploration mais le rythme s’essouffle dès que la fin plane et que l’auteure tâtonne, espère une nouvelle avenue.
Malgré tout, Mère d’invention ne pâlit pas aux côtés des figures d’auteures qui y apparaissent en filigrane, à savoir Christine Angot, Claude Cahun, Elfriede Jelinek, et Dupuis-Morency nous livre un récit que je me permets de qualifier d’intime par cette réappropriation sollipciste du langage, une volonté de livrer un récit unique. Hermétique et dense par moments, le roman démontre la puissance du langage ne se soumettant à aucun impératif de compréhension.
Clara Dupuis-Morency, Mère d’invention, éditions Triptyque, 2018, 202 pages.
Article par Audrey Boutin.