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17-03-2025 Vol 19

La vie par-delà la mort – La singularité est proche à l’Espace Libre

Que diriez-vous si l’on vous proposait de caviarder vos souvenirs? Effacer le laid, le triste, le honteux, ne garder que les passages reluisants et déplacer le tout dans un nouveau corps, «une nouvelle carte mémoire»? C’est le dilemme auquel est confrontée Anne dans La singularité est proche, de Jean-Philippe Baril Guérard.

La singularité est proche. Crédit photographique: Hugo B. Lefort

Si Anne doit choisir de modifier ou non ses souvenirs, c’est d’abord parce qu’elle est morte… pour la 72e fois. À l’époque de la pièce, dans 150 ans environ, mourir n’est plus un problème pour ceux qui peuvent se permettre le «transfert». Grâce à cette procédure, l’individu peut se choisir un nouveau corps, dans lequel sera transférée toute sa mémoire, et ainsi poursuivre sa vie sans trop de heurt. Il devient alors un «synthétique», comme la plupart des individus de cet univers où les «organiques» se font rares.

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire, et la joie de surmonter la mort possède rapidement un arrière-goût d’amertume. L’éternité peut être apeurante, surtout dans l’optique de l’éclatement du monde qui ne saurait tarder, d’une éventuelle surchauffe du soleil qui grillerait tout sur son passage. C’est peut-être pourquoi Anne s’est suicidée 71 fois, la dernière datant d’à peine 48 heures.

C’est dans les 15 secondes que durent le transfert de son âme au nouveau corps que se déroule la pièce. Le spectateur se retrouve dans la tête d’Anne, qui doit parcourir les méandres de sa mémoire afin d’en transmettre l’intégralité à celle qui sera sa nouvelle hôte; plus belle que la dernière, un peu moins belle que la prochaine, une version améliorée où tous ne verront que du feu.

Un souvenir se précise, celui d’un week-end de vacances avec la sœur d’Anne, Élise, le mari de celle-ci, Olivier, et David, l’ami organique et nouvellement célibataire. Il y a toutefois un bémol: la présence de Bruno, le collègue de travail un peu niais d’Anne, qui n’était pourtant pas de la partie le jour de l’évènement. Une défaillance du système est pourtant peu probable.

À mesure qu’avance la pièce et que les moments s’accumulent sur la «carte mémoire», les confrontations et les questionnements se font de plus en plus nombreux dans la tête d’Anne. Comme toutefois le tout se déroule justement dans sa tête, il n’y a pas moyen d’y répondre autrement que par ce qu’elle sait déjà. Il lui manque des morceaux. La «nouvelle Anne», celle qui prend la relève, tente ardemment de modifier les souvenirs pour ne garder que le beau. «C’est de la bullshit», s’insurge l’ancienne Anne, qui finit néanmoins par y consentir.

Petit à petit, les morceaux s’emboîtent et brossent un sombre tableau à mesure qu’Anne se rappelle: si Bruno est là, dans ce souvenir où il ne devrait pas être, c’est qu’elle l’y a enfoui profondément. Et si elle a fait ça, c’est pour se rappeler de ne pas revenir. Annuler le transfert. Parce qu’elle est fatiguée, que ça lui semble absurde et qu’elle n’en peut plus de défier la mort. Mais elle a eu beau le répéter à sa sœur Élise, celle-ci refuse le départ définitif de sa sœur et s’acharne à la faire revivre, à chaque fois, peu importe le coût. Le droit de vie ou de mort sur quelqu’un d’autre prend une nouvelle dimension.

Le concept de singularité, ou singularité technologique, a été popularisé par le chercheur Vernor Vinge dans les années 80 et 90. Il désigne le moment dans l’histoire de l’humanité à partir duquel l’intelligence artificielle atteindra, puis dépassera l’intelligence humaine. Jean-Philippe Baril Guérard s’est d’ailleurs librement inspiré de l’essai de Ray Kurzweil qui donne son nom à la pièce pour monter un spectacle sur le thème des menaces technologiques. Le sujet rejoint notamment la populaire série Black Mirror, dans laquelle les utopies technologiques virent au cauchemar.

Le spectacle se penche donc sur la question de l’immortalité dans un univers qui perd peu à peu son humanité. Vivre sans trop savoir pourquoi se lever le matin. Heureusement, la pièce qui pourrait être un drame s’avère plutôt comique grâce à l’adaptation de l’auteur. Celui-ci parvient à aborder des sujets d’actualité qui sont source d’inquiétude d’une manière à faire réfléchir le spectateur, sans toutefois l’écraser sous le poids de l’anticipation. Le personnage de Bruno est particulièrement cocasse, et les rires ont fusé plus souvent qu’à leur tour au cours de la soirée.

La singularité est proche est une pièce à voir pour sa relecture du temps et de la mort, et pour sa vision de la toute relative liberté dans un univers où la machine et l’humain se confondent. Elle est présentée du 5 au 20 mai 2017 au théâtre l’Espace Libre.

Article par Ericka Muzzo.

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