L’héritage, qu’il soit historique, culturel ou familial, constitue un thème important de la littérature québécoise. De nos jours, il se révèle le plus souvent problématique. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la transmission au féminin. Cette réalité apparaît évidente dans de nombreuses œuvres de poésie québécoise contemporaine écrites par des femmes, dont De rivières, le premier livre de l’autrice et féministe Vanessa Bell, paru aux Éditions La Peuplade au mois d’octobre 2019.
Le recueil se divise en quatre parties. La troisième, intitulée «Grosse roche», se compose de treize poèmes qui, à l’instar du reste de l’ouvrage, sont courts et en vers libres. Cette partie traite, d’une part, de l’interruption de la transmission par l’avortement et, d’autre part, du refus de remettre la «grosse roche» – le poids d’être femme dans notre société patriarcale – à sa descendance. Plus précisément, la narratrice souhaite léguer «à [ses] filles avortées» (p. 49), dans une autre vie où elles ont pu voir le jour[1], «le côté radieux de la vie» (p. 51).
La peau de chagrin de la mère
Dans la série «Grosse roche», la mère fait testament de sa vie en évoquant le champ lexical du legs (léguer, laisser, offrir, céder, etc.), toujours adressé «à mes filles». En effet, la maternité s’avère nécessairement un don de soi mortifère. C’est le cas, par exemple, dans le poème suivant: «à mes filles/ je lègue peau de chagrin/ mon corps faillible// j’ai porté ce qui pouvait» (p. 52).
Ainsi, la narratrice lègue son «corps faillible», sacrifice qui prend la forme d’une «peau de chagrin[2]». À un premier niveau, le syntagme réfère aux traces, aux vergetures laissées par la grossesse et l’accouchement, mais il s’agit aussi de la «peau rugueuse rêche» et de la «peau tannée pour divers usages» usée pour/par les enfants. Parce que la mère se donne corps et âme à eux, elle «se réduit peu à peu, inexorablement» comme la peau de chagrin du roman éponyme d’Honoré de Balzac. Elle disparaît donc, fait offrande de sa propre existence au bénéfice de sa progéniture.
Les coups de feu dans le dos de la féministe
Pour octroyer à ses filles des «devenirs» au pluriel «et plus d’horizons/ que ceux convenus», la mère se prend «des couronnes d’obus» et «des coups de feu dans le dos». Ces deux vers parmi d’autres soulignent la violence inhérente à la lutte pour les droits des femmes en décrivant cette dernière en termes de guerre et en rapprochant le sacrifice de la mère à celui des militantes féministes: «à mes filles j’offre/ des couronnes d’obus/ des coups de feu dans le dos/ je vous noierai dans vos devenirs/ et plus d’horizons/ que ceux convenus» (p. 53).
Dans certains pays du monde, la guerre des sexes prend littéralement la forme d’un conflit armé. De façon générale, le féminisme subit présentement un backlash, c’est-à-dire une «réaction adverse soudaine et violente, un recul[3]». Alors que son but est l’égalité entre les sexes, le mot est devenu pour beaucoup synonyme de «haine des hommes». Les femmes qui s’en revendiquent ouvertement font d’ailleurs souvent l’objet d’attaques[4]. Malgré tout, elles continuent «à dire et redire des évidences/ rappele[r] [leur] colère/ éleve[r] [leurs] voix par-delà les têtes» (p. 58) dans l’espoir d’un meilleur avenir pour celles et ceux qui les suivront.
La mère féministe de la prochaine génération
La transmission au féminin constitue donc bel et bien un legs, une «disposition faite à titre gratuit par testament[5]» d’une mère à ses filles et d’une féministe à toutes les femmes. La narratrice de De rivières de Vanessa Bell est une mère féministe qui donne la vie et donne sa vie à/pour la future génération. Elle «port[e] ce qui pouvait» (p. 52) sur «[ses] épaules larges» (p. 50) pour réduire le poids de la misogynie.
Mais une roche, même si elle est plus petite, reste un fardeau. C’est pourquoi la mère féministe fournit des armes à ses filles afin qu’elles puissent poursuivre le combat pour l’égalité des sexes, notamment «des bombes écarlates» (p. 49) et «des couronnes d’obus» (p. 53). Elle leur donne aussi l’ordre (comme on ordonne à une soldate) de parler en utilisant des verbes à l’impératif: «et si réduites au silence/ à dire et redire des évidences/ rappelez votre colère/ élevez vos voix par-delà les têtes// il y aura entendeur/ au calcul des forces» (p. 58).
Parce qu’il s’agit de l’un des quelques poèmes de la série qui ne contient pas la mention «mes filles», la narratrice peut s’adresser à la fois à celles-ci et aux lectrices. En ce sens, De rivières est non seulement le legs de Vanessa-la-mère à ses filles avortées, mais aussi celui de Vanessa-la-féministe aux femmes et à leurs alliés. Ce legs, c’est entre autres un appel aux armes, car il n’y a que par la force du nombre – tel que l’a démontré le mouvement #MeToo en brisant le silence sur le harcèlement et les agressions sexuelles – que l’on peut se faire entendre.
____________________
[1] L’autrice a dû avorter des filles évoquées dans ce recueil en raison d’une tumeur qui se développait pendant la grossesse (Marie-Louise Arsenault, «De rivières, de Vanessa Bell: vivre de colère, d’amour et d’eau fraîche», entrevue de Vanessa Bell dans Plus on est de fous, plus on lit!, 10 min 21 s, 2019. En ligne: https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/segments/chronique/137652/vanessa-bell-de-rivieres-peuplade-editions [page consultée le 19 janvier 2020]).
[2] Wiktionnaire, «peau de chagrin», <https://fr.wiktionary.org/wiki/peau_de_chagrin> (page consultée le 19 janvier 2020).
[3] Martine Delvaux, Le boys club, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2019, p. 140.
[4] Au Québec, on n’a qu’à penser à l’écrivaine Martine Delvaux, qui se fait régulièrement dénigrer dans le Journal de Montréal en tant que «féministe radicale» par Richard Martineau et Sophie Durocher.
[5] Usito, «legs», <https://usito.usherbrooke.ca/d%C3%A9finitions/legs> (page consultée le 19 janvier 2020).
***
Littéraire à tendance cinéphile et gameuse à temps partiel, Eden Turbide est une rédactrice professionnelle qui s’intéresse à l’influence des nouvelles technologies sur les pratiques en matière de marketing et d’écriture.