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16-05-2025 Vol 19

Quelques lieux de Constance de Catherine Lavarenne. De l’art de la fuite et de la rencontre de soi

Passons-nous notre vie à nous chercher dans celle des autres ? Comment exister à part entière, se sentir appartenir à soi-même et au monde, quand on passe sa vie à se fabriquer une contenance et des souvenirs ? Ce sont quelques-unes des nombreuses questions qu’explore Catherine Lavarenne dans son tout premier roman Quelques lieux de Constance publié aux éditions Héliotrope.

Première de couverture
Source: Héliotrope

Ici, à Montréal, je ne suis pas chez moi, et pourtant l’intrusion nécessaire dont je fais preuve dans le quotidien des gens qui m’entourent et que je ne connais pas transforme la ville en un espace familier. Je dissèque les émotions palpables sur leurs visages et je les intègre comme un collage fantasque dont je choisis de barioler mon intérieur.

Pratiquement tous les jours, au café proche de chez moi, arrive un vieux monsieur asiatique sur les coups de 13h. Il demande un sandwich à l’italienne et un cappuccino dans un bol. Il laisse le bol refroidir sur sa table, et parle avec les serveurs. Il sourit beaucoup, et parfois il chantonne. C’est un souvenir précis : j’ai le souvenir de cet homme qui chantonne et qui tripote en même temps ses clés nerveusement, celles où pendent un porte-clés en forme de lézard qui ne ressemble à rien. Et puis il détourne le regard et il a l’air triste, et j’aimerais avaler toute cette tristesse, la ressentir et la faire mienne. Cet homme est en même temps le souvenir d’un sentiment perdu et le rappel de mes propres failles.

Constance, elle, revient chez elle à Montréal. À son arrivée, dans différents lieux, comme au café ou à l’hôpital, elle aussi contemple les gens et se nourrit d’eux. Elle «ne s’attarde pas à la biographie, seulement aux petites révélations que sont ces moments d’existence volés, lisibles pour personne d’autre qu’elle, par lesquelles elle entre dans une microseconde de destin commun.» (32) En eux, elle recherche des souvenirs et des morceaux de sa propre personne. Alors que la vie est une histoire de traces, et que ces traces sont constantes, elles nous aident à partir à la recherche de ces zones d’ombres en nous-mêmes. Quelques lieux de Constance aborde la mémoire refoulée et celle retrouvée. Le roman dissèque cette bien méchante machine.

Par le retour de Constance dans sa ville natale, l’auteure fouille l’inquiétante étrangeté d’être à soi-même et d’être au monde. La protagoniste, très peu décrite sinon dans ce qu’elle voit des autres, est à l’image de tout un chacun contemplant la part de soi mise de côté.

«Je voulais être de celles qui voient mais qu’on ne voit pas» (113).

C’est un double récit qui se dénoue: celui d’une petite fille qui s’est oubliée quelque part, entre une ville d’Europe rêvée et un dessous d’escalier, ainsi que celui d’une jeune femme qui fait le chemin en sens inverse, cessant de fuir et allant à la rencontre d’elle-même pour ne plus s’oublier dans les autres. Quelques lieux de Constance est le récit d’un surgissement, d’un retour à la surface,  «comme un vieil air surgi d’un air souvenir précieux» (34).

Le roman s’ouvre sur une nécessaire signature : alors que sa mère est actuellement en mort cérébrale, Constance, partie de Montréal depuis longtemps, doit revenir dans sa ville natale pour signer avec son frère un formulaire autorisant à la débrancher. Alors qu’elle pensait faire seulement un aller-retour en avion – léger moment en apnée entre deux pans de son quotidien – elle se retrouve finalement à déambuler dans les rues de la ville, retardant le retour. Elle est confrontée aux lieux qui sont immuables et à ceux qu’elle ne reconnaît plus, mais qui l’habitent encore sous les peintures rafraichies et les devantures contemporaines. Elle se retrouve aussi face à son frère avec qui la distance s’est creusée, peu importe qu’un océan les sépare ou qu’ils soient réunis dans une cafétéria d’hôpital.

La Montréalaise Catherine Lavarenne signe son premier livre.
Portrait d’auteure. Crédit: Le Devoir, Annik De Carufel

Livre-morceaux, Quelques lieux de Constance est divisé en trois parties regroupant des lieux, des gens et puis des choses que Constance visite ou bien croise. Autant de couches successives qu’elle va s’attarder à éplucher. Tout devient alors lieu de mémoire; même ce qui ne lui est pas familier.

Tout commence par une contemplation: «Ce que Constance remarque autour d’elle» (20). Le cheminement de Constance, sorte de quête initiatique à l’envers, est le récit de postures et d’impostures. Étrangère à elle-même, elle ne peut que l’être pour les autres. Elle ne sera réellement présente au monde que lorsqu’elle jouera à être quelqu’un d’autre pour une vieille dame dont la mémoire défaille. Mme Padoie, autre personnage du roman qui est rendue un fantôme pour elle-même, représente le pendant inverse de Constance: elle s’agrippe coute que coute à sa mémoire qui s’en va, cherchant à se raccrocher à chaque bribe de souvenirs qui la traverse. Constance, dans une lutte à mort pour ne rien ressentir et ne pas se souvenir, ne parvient pas à empêcher les sensations de remonter, ce qui la conduit parfois presque jusqu’à la nausée.

Avec beaucoup de pudeur, Catherine Lavarenne explore des relations qui témoignent de la complexité d’aimer correctement et de le montrer. Face à cela, la distance s’avère le seul remède, et avec elle se dressent des barrières difficiles à faire tomber. Le frère de Constance, Sébastien, «a compris qu’elle avait encore des espaces à combler de mettre son nom près du sien sur la demande d’arrêt de traitement» (p. 30). Les silences remplacent finalement les conversations les plus longues.

Comment, alors, remplir la page ? De quelle certitude combler le vide ?

Quelques lieux de Constance est le récit de sensations, d’odeurs et de sentiments, qui déborde dans une lubie du «tout identifier». Combien de fois se rappelle-t-on de l’odeur de tabac et de malt d’un vieux bar de quartier dont on ne peut plus se souvenir du nom ? Les lettres se chevauchent, ne font plus sens, mais la sensation est bien là. On se remémore comme un coup à la poitrine les silhouettes voutées qui jouent au loto, et la douceur enveloppante des volutes de cigarettes. Dans la rue ou à l’hôpital, Constance suit et se prend de fascination pour des inconnus, des endroits ou des parfums, qui suscitent en elle des émotions qu’elle croyait perdues. Alors qu’elle se décrit comme un « puit à sec », elle observe, obsessive, un homme qui semble n’être que douceur. Comme on suivrait un chemin de traverse qu’on s’était promis de ne jamais prendre, elle poursuit la trace de cette douceur, voulant se l’approprier, s’en envelopper.

Au fil des lieux et des rencontres, Constance ne «compile» plus seulement des informations sur ce qui l’entoure, mais sur elle-même. Elle qui s’oubliait dans les petites manies des autres, qui décortiquait leur caractère en évitant la plongée en soi, doit s’atteler à la plus difficile des tâches : reconquérir son identité perdue pour qu’enfin son nom puisse évoquer quelque chose.

C’est donc pour se connaître, et faire ses adieux à celle qu’elle croyait être et à sa mère, que Constance part à la poursuite de son propre fantôme, dissimulé dans les tréfonds de sa mémoire. Elle qui devait seulement revenir pour parapher un bas de page et y apposer son nom, le fera au sens le plus fort du terme : mettre un nom sur soi-même, pour enfin obtenir l’insolente liberté de ceux qui arrêtent de courir sans cesse contre le vent.

«Il n’est pas trop tard pour apprendre à distinguer la liberté de l’art de la fuite, se dit-elle en éteignant les lumières» (73).

Quand on devient notre propre ennemi, ce que l’on cherche à fuir est également ce que l’on cherche à retrouver. N’était-ce pas Serge Gainsbourg qui a écrit « Constant dans l’inconstance. Tu ne sais pas où tu vas » ?  Quelques lieux de Constance est une histoire d’identité, mais aussi de points finaux que l’on refuse de mettre et qui deviennent nécessaires, vitaux. Fermeté de caractère ou obstination naïve, la constance est cette quête de l’absolu. Avec une détermination féroce, Constance a érigé des barrières entre elle et le monde – et entre elle et elle-même – et ces barrières sont rapidement devenues des murs. Catherine Lavarenne, avec une écriture acerbe et précise, sans fioritures, écrit certainement le récit d’un retour, mais aussi, et peut-être surtout, celui d’une naissance. Arrêter de s’oublier dans les autres, plonger en soi-même, c’est affronter ses propres démons pour enfin être et ne plus seulement avoir « un catalogue de souvenirs inventés », un « herbier d’émotions brutes » (p. 62).

Catherine Lavarenne, Quelques lieux de Constance, Montréal, Héliotrope, 2018, 162 p.

Article par Marine Bochaton.

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