Ce lundi, à l’occasion du lancement de la nouvelle mouture de la revue JEU, c‘est un Christian Saint-Pierre radieux et fier qui accueillait ses invités du milieu théâtral au Goethe Institut. Une image «revue et corrigée»? Cela reste à prouver. À l’occasion de la publication de son 150e numéro, L’appel de Berlin, artistes, journalistes, étudiants et abonnés se sont rassemblés afin de découvrir avec ravissement cette transformation du magazine. L’Artichaut s’y est rendu.
Publiée quatre fois par année, JEU: revue de théâtre, référence incontournable dans le milieu théâtral, fait peau neuve afin de rajeunir son image et de susciter l’intérêt d’un plus large public. Depuis plus d’un an, Christian Saint-Pierre, rédacteur en chef et ancien étudiant de l’Université du Québec à Montréal, travaille avec son équipe à cette nouvelle formule. Le message est clair: plus d’images, des textes plus courts, une couverture rafraîchissante digne d’un magazine de mode… «La revue s’adresse à tous les gens qui vont au théâtre. Même quelqu’un qui va au théâtre cinq ou six fois par année va y trouver son compte», explique Christian Saint-Pierre. «Ce n’est pas une revue qui s’adresse aux étudiants en théâtre, ce n’est pas une revue spécialisée pour les sémiologues du théâtre, c’est une revue pour les gens qui aiment le théâtre et qui ont envie d’en connaître un peu plus, pour mieux comprendre ce qu’ils viennent de voir».
Changement d’attitude? Moins de pages, moins de nuances? Y a-t-il là une volonté d’entrer dans la danse du «branding» médiatique où les mots d’ordre sont plus vite, plus sexy, plus simple? À première vue, ce changement peut sembler inquiétant. Avec ce genre de modus operandi, ne craignait-on pas de sacrifier le contenu au profit de l’image? Certains en semblent convaincus.
Pourtant, Saint-Pierre défend cette décision et n’hésite pas à prendre position pour des textes de fond qui abordent des enjeux esthétiques sans être contaminés par ce «protectionnisme», dit-il, qui envahit les artistes montréalais et qui empêche les débats. «Heureusement, il reste pour moi une vraie critique de théâtre à Montréal, des gens qui osent vraiment dire les choses, et se prononcer». Il ajoute toutefois que les critiques de spectacle seront désormais réservées au site Internet de la revue (qui en offre présentement une vingtaine par mois) et que les textes de la version papier se pencheront davantage sur la démarche globale des artistes présentés: « On prend un recul, pour offrir avec la revue papier ce qu’elle fait de mieux».
L’équipe a également l’intention d’aborder les enjeux politiques qui secouent le monde des artistes de théâtre, à commencer par l’épineuse question des successions des compagnies: «Si nous on ne parle pas de ça, je ne sais pas qui dans les médias généralistes pourra en parler». Il nous révèle aussi que le prochain grand dossier portera sur la question des corps atypiques. Ce n’est donc pas uniquement la densité d’information qui sera changée, mais carrément l’angle d’approche privilégié dans cette revue papier. Vu les origines du rédacteur en chef (il se décrit comme un «pur produit uqamien»), on ne s’étonne pas que l’actuelle édition de la revue porte sur l’engouement du milieu théâtral au Québec pour la ville de Berlin.
À l’occasion du lancement, il était accompagné de Catherine de Léan (dont la photo, cheveux au vent telle une starlette française, fait la couverture), Évelyne de la Chenelière et Marie Brassard, qui ont toutes trois signé une contribution dans ce numéro sur leur rapport très personnel à Berlin. Les trois femmes, qui évoquent avec beaucoup de passion leur relation toute particulière avec la capitale allemande, ont procédé devant les invités à la lecture de leur texte. Marie Brassard, ayant vécu à Berlin quelques années, vante la grande place que sa population fait au théâtre et à la culture en général: «Dans chaque ville d’Allemagne, pas juste à Berlin, il y a des théâtres partout», raconte-t-elle. Va-t-elle jusqu’à préférer la vie artistique allemande? «C’est certain que le micro-climat n’est pas le même. Ici, c’est riche pour d’autres raisons».
«Ce qui manque le plus», ajoute Évelyne de la Chenelière, «ce n’est pas tant dans la recherche ou dans l’esthétique, au-delà de ça, c’est que là-bas, c’est historiquement dans les mœurs d’aller au théâtre. Ça ne s’adresse pas à une élite. J’ai été témoin de gens qui vont au théâtre comme on va au cinéma. Ça se passe depuis la tendre enfance. L’enseignement prône l’apprentissage des arts comme quelque chose d’essentiel. Ce n’est pas un luxe. Donc, comme ils vont beaucoup au théâtre, ils ont dépassé ce réflexe du « est-ce que j’aime ou j’aime pas? » L’appréciation se situe ailleurs.» Comment, alors, conscientiser notre public local, l’inviter à développer cette curiosité pour la diversité des différents théâtres existants?
La revue Jeu semble dire que c’est en proposant une image plus facile d’accès. «Les articles sont vraiment moins longs», explique Catherine de Léan. «Avant, les articles s’étalaient sur huit pages avec des photos en noir et blanc», précise la comédienne convaincue que le grand public sera plus attiré par ce nouveau design.«Le format interpelle. C’est intéressant. J’aime que ce soient des intellectuels qui écrivent des articles de fond», renchérit Marie Brassard.
Cependant, nombreux sont ces professionnels du milieu qui ont cette tendance à diviser l’émotion et l’intellect comme deux écoles de pensée diamétralement opposées. Elle leur répond: «Il faut avoir un peu de tout. Je trouve qu’on dit cela trop souvent ici». Catherine de Léan renchérit: «Je pense que c’est nécessaire. Il y a une différence entre une analyse intellectuelle et un jugement. Au contraire, je pense qu’on a besoin de ces esprits aiguisés qui ont vu des tonnes de spectacles et qui sont capables d’en parler d’une façon constructive, avec une distance, sans être dans le jugement. C’est exactement la place pour ça». La portée de ces analyses irait même plus loin que l’enrichissement du spectateur, jusqu’à l’artiste elle-même: «Parfois, on fait un spectacle», raconte Brassard, «et le texte de quelqu’un éclaire le sens de ce qu’on a créé». On est loin des partisans du sensible au détriment de l’analyse de fond, du moins, en principe.
La transformation semble donc tenter un compromis pour attirer un plus large public dans le paysage théâtral du Québec. En acceptant de jouer leur succès sur des textes plus personnels, des stratégies de marketing publicitaire aux apparences moins lourdes, pour ne pas dire plus frivoles, l’équipe espère ainsi avoir conçu une véritable porte d’entrée entre le quotidien du grand public et la profondeur des œuvres proposées par les artistes qu’elle défend: «C’est ça le pari», admet Christian Saint-Pierre. Il faut avouer qu’il faut un certain goût du risque pour s’atteler à une tâche aussi radicale. Le temps nous dira s’il avait raison. Une gageure difficile à tenir, donc, quoique fort louable. Reste à voir si cette tentative réussira et stimulera l’intérêt des Québécoises et des Québécois pour leurs créateurs et poètes de la scène.
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JEU, revue de théâtre sera désormais distribué par Gallimard, dans les librairies. Il est également possible de s’y abonner au www.revuejeu.org.
Article par Geneviève Boileau. Étudiante à la maîtrise en théâtre, Geneviève est d’abord et avant tout une voyageuse. Elle saute de pays en créations, d’océans en bouquins, et de saveurs en rituels. Fondatrice du Théâtre de l’Odyssée, elle en assure aujourd’hui la co-direction artistique. Siégeant sur le conseil d’admistration de l’Association des compagnies de théâtre (ACT) et sur le Comité Avenir du théâtre au Conseil québécois du théâtre (CQT), elle s’indigne régulièrement contre certaines pratiques et façons de faire au sein du milieu théâtral. Aussi, elle adore les Sour Cherry Blasters.