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17-04-2025 Vol 19

Être à l’opposé et si semblables. Spécialités féminines d’Omnibus

Dernière création de la compagnie Omnibus présentée à l’Espace Libre du 22 janvier au 7 février, Spécialités féminines est une pièce hétéroclite jonglant avec une réalité qui est pourtant des plus normales: celle des femmes. Une pièce poignante qui témoigne du regard blasé de trois personnages sur leur quotidien, mais qui procure à contrario une bonne dose d’espoir.

Marie Lefebvre, Laurence-Castonguay Emery, Sylvie Chartrand. Crédits photographiques: Catherine Asselin-Boulanger
Marie Lefebvre, Laurence-Castonguay Emery, Sylvie Chartrand. Crédits photographiques: Catherine Asselin-Boulanger

C’est par la forme de l’antithèse que s’illustre le propos de la pièce de Réal Bossé, Sylvie Moreau et Jean Asselin. Antithèse dans le sens où la vie ne suit pas toujours un parfait chemin. Les personnages prouvent qu’une même action peut avoir des conséquences dissemblables. Par exemple, à travers une même séquence, les metteurs en scène ont fait voir le plaisir sexuel pour ensuite glisser habilement, en superposant les deux évènements, vers les répercussions d’un viol. Ils sont certes parvenus à faire comprendre le côté prévisible de la vie d’une femme, les stéréotypes et les moments par lesquels elle passera, mais ils ont aussi articulé efficacement les pulsions du corps et le tiraillement entre la réalité et le rêve.

La pièce s’amorce sous le signe de la compétition. Un combat qui déterminera laquelle des trois sera la fine fleur. Une bataille de vie qui ne se fait pas seulement avec les autres, mais aussi avec soi-même. Trois femmes différentes, trois enjeux différents, trois destins, mais aussi trois épreuves qui s’entrecroisent et qui se ressemblent. L’une vit la maternité, l’autre est une parfaite amante; pourtant, les trois subissent le culte des apparences. Ce qu’ont tenté de prouver les créateurs, c’est que lorsqu’on place trois vies féminines l’une à côté de l’autre, les ressemblances sont bien plus foudroyantes que les différences. Chacune des femmes vit les drames et les joies à leur propre échelle.

Exposer les doutes des femmes au grand public, c’est prendre un risque – celui de confronter les spectateurs à une réalité pas toujours rose que l’on essaie d’esquiver. Il est difficile de voir la vérité et encore plus de l’accepter. En adoptant une telle posture, les metteurs en scène ont pris la chance de se faire reprocher ces stéréotypes, de se faire voir comme des généralistes, alors qu’en fait il ne s’agit là que de «spécialités féminines». Pas une once d’homme dans la pièce, seulement des manies, des questionnements, des problèmes, mais aussi des victoires de femmes, dont celle d’avoir un enfant. Par le corps d’une des actrices qui représente l’enfant, on lui parle avec une petite voix nasillarde, il grandit, on le met en garde contre la vie, on a peur qu’il refasse nos erreurs, il grandit encore et quitte le nid familial. Comme le jouet de notre enfance, on aura pu l’orienter, le contrôler jusqu’alors, mais vient un temps où il se brise et quelqu’un d’autre doit le réparer.

Marie Lefebvre, Laurence-Castonguay Emery, Sylvie Chartrand. Crédits photographiques: Catherine Asselin-Boulanger.
Marie Lefebvre, Laurence-Castonguay Emery, Sylvie Chartrand. Crédits photographiques: Catherine Asselin-Boulanger.

Narrée par Sylvie Moreau, l’une des maitres d’œuvre du projet, la voix apparait comme une présence omnisciente. Un timbre féminin qui a un droit de véto sur la vie des personnages. Outre la narration, seulement quelques bruits de pieds sur la scène ou de frappements sont perceptibles durant l’heure et demie que dure la représentation. Un style de jeu qui tient en alerte et qui nous rend sensibles au moindre son. Chaque bruit a son importance, son intention.

Maniant parfaitement toutes les subtilités de leur corps, les femmes rendent la pièce percutante du début à la fin. La pièce prouve qu’il est possible d’être en contrôle de son corps, de l’extérieur, sans nécessairement l’être de sa vie. C’est par la douleur perçue dans leurs yeux, par le sarcasme exprimé dans un rictus ou encore par la force soutenue par leur corps droit et fier, que les trois femmes nous font découvrir leur chaos intérieur.

La pression de la société, le culte de la beauté et le désir d’être acceptée sont des concepts souvent entendus, mais toujours aussi troublants. Les trois femmes, dans un costume aux couleurs d’Ève, épousant leurs courbes mais n’entrant pas dans la vulgarité, sont mises à égales sans le flafla des vêtements et des accessoires. Malgré cette impression d’égalitariste, elles expriment, à travers leur corps, le tourbillon dans lequel nous mène le désir de plaire et d’être comme les autres. Alors qu’elles ont l’impression de se construire, d’être plus fortes, elles sont en fait détruites par ces pressions sociales destructrices. Pour le public, c’est la vision d’une déchéance qui se reflète et non pas celle du bonheur.

Fait intéressant: les trois femmes ont toutes été guidées par un différent metteur en scène. Laquelle est guidée par l’un? Mystère et spéculations. C’est seulement une semaine avant le spectacle que les trois metteurs en scène ont mis leur travail en commun pour créer cette symbiose presque parfaite. Pourtant, les petits moments où l’on décèle un minime manque de synchronisme ne font que soutenir le côté humain du spectacle. Parce qu’en réalité, les femmes ne sont pas des robots ou encore des copies conformes l’une de l’autre.

Il peut parfois sembler ardu de saisir chaque moment du spectacle dans son intégralité, mais il s’agit plutôt d’émouvoir par l’inexplicable. Elles le réussissent avec brio. La vie ne peut être expliquée clairement, elle est ponctuée de moments explosifs, confus, hypothétiques, et c’est ce qui la rend si touchante. Ces deux trios ont prouvé que c’est en apprenant à vivre avec les autres que nos ailes se déploient. Il est alors possible d’apprendre à rire, à aimer et surtout à vivre.

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Spécialités féminines est présenté jusqu’au 7 février à l’Espace Libre. Une mise en scène de Réal Bossé, Sylvie Moreau et Jean Asselin. Une production d’Omnibus.

Article par Jasmine Legendre.

Artichaut magazine

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