« Comment un homme peut-il devenir une vache? » demande naïvement un étudiant à Emad (Sahab Hosseini), son professeur, à propos d’une fable dont ils ont fait la lecture en classe. Emad réfléchit quelques instants et répond : « Cela se fait progressivement ». Et c’est en effet progressivement, insidieusement même, qu’Emad se verra transformé en animal, voire en monstre dans The Salesman (Forushande) [1], l’angoissant huis clos d’Asghar Farhadi (Une séparation, Le Passé) sorti vendredi sur nos écrans.
Emad et Rana (Taraneh Alidousti) vivent une vie curieusement compartimentée; au quotidien, ils sont un couple tout ce qu’il y a de plus normal, faisant partie de la classe moyenne iranienne et nourrissant l’espoir d’avoir un enfant. Mais sur la scène d’un petit théâtre local, ils incarnent le couple âgé et abimé par le temps de Willy et Linda Loman dans une mise en scène de la pièce Death of a Salesman d’Henry Miller. Le film s’ouvre sur un plan hypnotique du lit conjugal des Loman, éclairé par un projecteur – malgré le drame de Death of a Salesman (conflit intergénérationnel, rêves déçus, problèmes d’argent, infidélité) la fiction semble ici plus attirante que la réalité. En effet, à ce décor délicatement éclairé succède la caméra à l’épaule et les éclairages naturels de la « réalité » : l’Iran du 21e siècle, un pays en plein essor, entre modernité et tradition. Les premières images qu’on aperçoit de cette nouvelle réalité ont tout du film catastrophe, voire de l’apocalypse: Emad et Rana sont réveillés au beau milieu de la nuit par l’évacuation d’urgence de leur immeuble dont les fondations ont été endommagées dans des circonstances laissées vagues. En contrebas, une pelle mécanique, comme devenue folle, retourne la terre; une fenêtre se fissure, très littéralement annonciatrice d’une rupture cruelle dans l’espace domestique. Quant au lit conjugal, il est ici couvert de gravats et éclairé par un entrefilet de lumière, un triste contraste avec celui des Loman.
Forcés de quitter leur logement, Emad et Rana croient que la chance leur sourit quand un de leur ami du théâtre leur déniche un nouvel appartement dans lequel ils sont en mesure d’emménager immédiatement. Seule ombre au tableau : l’ancienne locataire, mère célibataire qui a laissé derrière elle plusieurs boîtes d’effets personnels qu’elle est incapable de venir récupérer (pour des raisons encore une fois laissées vagues). Des rumeurs circulent au sein de l’immeuble : l’ancienne locataire aurait été une prostituée. On aurait aperçu plusieurs hommes entrer et sortir de son appartement : les commères en ont tiré leurs conclusions. Cette hypothèse semble se confirmer quelques jours plus tard quand un homme s’introduit dans l’appartement en l’absence d’Emad, croyant y trouver l’ancienne locataire. Au retour d’Emad, l’intrus a disparu et Rana est cruellement blessée. Tout comme l’ancienne locataire, le client a laissé derrière lui une série de traces de sa présence: ses empreintes sanglantes, ses clés, de l’argent et son encombrante camionnette, qui rappellent cruellement au couple cette intrusion dans leur intimité. Rana, ébranlée par les événements, refuse d’alerter la police et ne divulgue que peu d’informations sur les événements, laissant leur nature exacte pour le moins ambiguë. Si Rana préférait oublier ces événements, Emad devient rapidement obsédé par l’intrus et commence une enquête pour retrouver sa trace et obtenir vengeance.

The Salesman, sous ces dehors de thriller de vengeance, est davantage le récit d’une intrusion, autant psychologique que physique. L’évacuation du premier logement et l’intrusion dans le second ne sont que des éléments déclencheurs de la transformation d’Emad, qui voit les structures rigides de sa vie envahies par des forces hors de son contrôle. Interprété avec charisme par Hosseini (qui a remporté le prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes), Emad est un personnage complexe et nuancé. S’il se révèle un acteur doué et un professeur apprécié de ses élèves, lorsque son public disparaît et qu’il retourne à la vie privée, les fissures de son caractère ne deviennent que plus apparentes, alimentées par son sentiment d’impuissance face au désarroi de sa femme. Les épanchements lyriques et exubérants mis en scène dans Death of Salesman sont d’ailleurs en contraste flagrant avec la réserve et la modestie exigées par les mœurs traditionnelles iraniennes; aux dialogues passionnés de la pièce se juxtaposent le silence et le non-dit de la vie domestique.
Il apparaît de façon assez évidente que l’obsession de vengeance d’Emad a moins à voir avec le traumatisme vécu par sa femme qu’avec l’affront porté à son ego masculin, blessé par cette invasion primaire de son «territoire». On notera par ailleurs que l’intrus s’est introduit dans l’appartement après que Rana lui ait ouvert la porte, croyant à tort qu’il s’agissait de son époux: l’intrus s’est littéralement substitué à lui. À l’offense territoriale s’ajoute une cuisante émasculation. Pour l’homme imprégné de l’idéologie patriarcale, l’espace domestique est un château, le siège de son «pouvoir» – en exposer les faiblesses équivaut à tout remettre en question. La vengeance publique devient la seule façon de réaffirmer son statut de dominant, de prouver sa virilité – inutile de dire que le processus de guérison de Rana devient vite secondaire pour Emad.

Après l’espace réel, c’est aussi l’espace imaginaire d’Emad qui commence à lui glisser entre les mains – la réalité imprévisible envahit l’espace chorégraphié et ordonné de la scène: le choc post-traumatique de Rana l’empêche de jouer son rôle; quant à Emad, sa frustration envahit son jeu scénique, le menant à être agressif avec les autres comédiens et avec ses étudiants (non sans une certaine ironie, il abusera de son autorité pour fouiller dans le téléphone cellulaire d’un de ses élèves, reproduisant l’invasion de l’intimité dont sa femme et lui ont été victimes). À l’instar de son premier logement, le personnage que s’est construit Emad commence lentement mais sûrement à s’effondrer, attaqué sur ses fondations. Ce processus de destruction provoqué par un intrus appartenant au domaine du hors-champ n’est pas sans évoquer le Caché de Michael Haneke, où les prétentions humanistes d’un petit bourgeois parisien sont mises à mal par l’arrivée de mystérieuses vidéos de surveillance de sa maison, qui mèneront de fil en aiguille à des révélations sur son passé.
Tout comme le film de Haneke utilisait l’histoire du passé trouble de ce petit bourgeois satisfait pour critiquer le rapport de la France à son histoire, on peut voir dans le climat de voyeurisme et de paranoïa installé par Farhadi une allégorie pour la surveillance étatique, particulièrement forte en Iran. Le sujet est même directement évoqué quand la troupe de théâtre mentionne le passage des censeurs, qui envisagent de couper certaines scènes de la pièce jugées contraires aux bonnes mœurs. Farhadi nous montre que la violence physique n’est parfois pas aussi dommageable que la violence d’une intrusion qui ne dit pas son nom. À terme, cette violence invisible finit par tourner les uns contre les autres, créant un climat d’anxiété et de suspicion. Comme dans Une séparation, le réalisateur termine son film sans offrir de solutions toutes faites, évitant les écueils de la facilité et d’un récit trop binaire. Avec The Salesman, il signe un film nuancé, à plusieurs faces, mélangeant la critique sociale d’un Fassbinder à l’examen tortueux d’un Haneke.

En terminant, rappelons que The Salesman est en nomination pour l’Oscar du meilleur film étranger. Toutefois, les récents décrets de Donald Trump restreignant l’accès des États-Unis aux ressortissants de plusieurs pays à majorités musulmanes, dont l’Iran, sont venus jeter une ombre des plus sinistres au tableau. Asghar Farhadi et Taraneh Alidousti ont tous deux décidé de boycotter la cérémonie afin de protester contre ces mesures discriminatoires et racistes. Rappelons qu’en 2012, l’Oscar du meilleur film étranger remis à Une Séparation (ainsi que sa nomination pour l’Oscar du meilleur scénario) avait lancé un message d’espoir et ouvert la porte à un rapprochement entre les deux pays. Il semble aujourd’hui que cet espoir soit mort et enterré, une victime parmi tant d’autres de la vague nationaliste et raciste qui traverse l’Occident. Souhaitons que l’Académie soit solidaire de Farhadi et de son équipe, ainsi que de toutes les autres victimes de cette bêtise portée au pouvoir.
The Salesman (Le Client) est sorti en salle le 3 février.
[1] À noter qu’au Québec et en France, The Salesman a été très curieusement traduit en Le Client.