Fidèles à la tradition du département, les finissant·e·s en pratiques artistiques du baccalauréat en danse de l’UQAM présentent leur spectacle de fin de parcours, soit deux courtes créations prises en charge par deux étudiantes en chorégraphie et neuf étudiant·e·s en interprétation. Si cette soirée de création est une tribune déterminante pour les jeunes artistes en début de carrière, c’est également une ouverture sur la nouvelle génération de créateur·rice·s : une occasion de découvrir leurs préoccupations, leurs influences et leur subjectivité. Au creux d’un printemps tumultueux, on traverse une soirée chargée de questionnements politiques, ponctuée de cris du cœur et d’un désir de faire front commun.
La soirée s’amorce avec la pièce Please be soft, chorégraphiée par Morgane Guillou en collaboration avec les interprètes Mélia Boivin, Noah Bride, Hélène Dorland, Ariane Levasseur et Jeanne Rousseau. Dans l’intimité d’une lumière enveloppante et tamisée prennent place cinq femmes absorbées par une tâche, celle de préparer leur plateau de jeu. Tour à tour, les interprètes vêtues de sous-vêtements et de genouillères choisissent un espace pour poser leur propre petit bol d’eau dans lequel l’une s’abreuvera, l’autre se baignera, jouant candidement avec le liquide de multiples façons. Dans une progression rituelle, les femmes affirment leur contact avec l’eau qui éveille tantôt la délicatesse, tantôt la frénésie. Si la chorégraphe attribue l’utilisation de l’eau à un désir d’évoquer les fluides corporels1, on a plutôt envie d’y lire un geste écoféministe, voire hydroféministe, l’indice de leur présence à ce qui dépasse le corps scénique. Entre soin et ardeur, la relation à l’eau introduit une mouvance lente, fluide et ancrée. Sollicitant la puissance des cuisses et du plancher pelvien, les interprètes déploient un phrasé gestuel près du sol qui convoque puissance et sensualité.
Ce qui est étonnant dans l’approche de Please be soft, qui en appelle à la douceur comme instinct2, c’est le choix d’une frontalité, voire d’une posture frondeuse qui nous arrive par l’interprétation audacieuse, les regards dirigés vers les spectateurs, les sourires narquois, les tempéraments séducteurs. Enfilant leurs habits les plus extravagants, scintillants et vaporeux, les jeunes femmes explorent leur unicité par le cri,le toucher et la prise d’espace. La courbe dramatique atteint son paroxysme alors que chacune peaufine sa propre partition charnelle, sa propre version d’une tendresse exacerbée. Qu’est-ce à dire de la douceur, sinon qu’elle rime aussi avec drôlerie, désinvolture et sensualité ? Si les moments de singularité et d’individualité sont plus fulgurants que les unissons dans la pièce, on s’imprègne de la petite danse collective et ludique qui résout la proposition à mi-chemin entre sororité et folie gestuelle.
Sans attendre une invitation formelle, les interprètes – Margot Carpentier, Oksanna Caufriez, Iban Garat et Cyrielle Rongier Saint-Sulpice – de la deuxième pièce If nothing matters entrent sur scène et font de celle-ci leur propre espace de jeu. Ce chevauchement des pièces a pour effet de nous intéresser à la transition et au déploiement de la scénographie, cette dernière étant centrale dans le travail de la chorégraphe Rozenn Lecompte qui réfère à sa création comme à un travail de l’espace3. Nous invitant à une soirée de type Open Mic, les danseur·euse·s installent micros, clavier, haut-parleurs, câbles et filage. Soutenant une attitude imperturbable et déterminée dans la composition de l’espace, les interprètes soulignent la démesure de l’installation, nous intriguent quant à la nécessité de tout ce matériel technique. Une fois satisfait·e·s de leur lieu d’exhibition, les interprètes se dispersent sur le plateau. L’une d’entre eux·elles (Cyrielle) s’avance au micro et au clavier et nous offre sans gêne un slam, une chanson dont l’ingénuité n’est pas sans charge émotive : « où va le monde ? » souffle-t-elle humblement. Si la chorégraphe affirme ne pas avoir cherché à aborder le contexte sociopolitique actuel4, il est difficile de lire autre chose alors que les quatre artistes sur scène nous entraînent dans une valse déglinguée, sociale et loufoque.
Dans une ambiance post-apocalyptique (sculptée habilement par des éclairages dépouillés au néon), les danseur·euse·s sèment le chaos et se meuvent par le souffle, inspirant à la fois la détresse et le plaisir. Dépourvus de contextes sociaux reconnaissables, les cris, les soupirs, les gestes de mains (pouce vers le haut, doigts d’honneur, signe de paix, etc.) se vident de leur sens et évoquent des formes désarticulées et des états de corps démotivés. Fauteur·rice·s de trouble et bêtes d’attention, les danseur·euse·s assument une esthétique près du voguing et du rave qui, comme dans Please be soft, nous transporte dans la frivolité de la vie nocturne. Si les personnages excentriques de If nothing matters sont festifs et inépuisables, on ressent leur fatalité : « nous ne voulons pas être tristes » affirme l’un d’eux (Margot Carpentier) dans un poignant discours en fin de pièce. Se couvrant de câbles et de filages, les interprètes paradent dans un cercle qui n’est pas sans rappeler la redondance des constats de notre époque et le poids porté par les générations futures.
Les intuitions créatives de cette cohorte d’artistes m’ont empreinte de vibrance, d’abandon et d’une douce tristesse : une tristesse qui donne à voir le potentiel d’empuissancement des corps mouvants et politiques. Il sera touchant de voir leur écriture chorégraphique se déployer au fil du temps, au rythme de leur pulsation collective et de leur volonté de danser en chœur :
« C’est inconfortable de traverser la fin du monde, mais au moins on est ensemble »5.
Prenant place dans la salle du LAVI (Laboratoire Arts Vivants et Interdisciplinarité) au 840 rue Cherrier, le spectacle original a lieu du 13 au 16 avril. Billeterie en ligne : bit.ly/3i4CAbd
Autrice : Penélope Desjardins
Équipe de production :
Lumières | Bastian A. Miranda sous la direction d’Hugo Dalfond
Sonorisateur | Adrien Poulin
Photos et vidéo | Em-P L’Abbée
Musique de la vidéo | La Sécurité
Affiche | Thomas Roy Bourdages
Direction technique | Francis Moisan-Boulanger
Direction de production | Alain Bolduc