Le second tome de L’esprit du camp, scénarisé et dessiné par Michel Falardeau, colorié par Cab, est paru en août 2018 aux éditions Lounak. Ce tome continue de développer et d’enrichir ses personnages plutôt que de les sacrifier à une intrigue alambiquée et le récit s’inscrit cette fois résolument dans le genre fantastique. En ce sens, cette suite n’est pas surprenante pour le.la lecteur.trice qui avait bien lu le premier tome, à la recherche des indices y figurant et sensible aux traits de personnalité des personnages peuplant la communauté estivale. Cela n’en reste pas moins une suite exemplaire et toujours aussi drôle et touchante.

L’aventure débute où s’était achevé le premier tome: la protagoniste, Élodie, poursuit son investigation même si sa double vie d’animatrice de camp de jour et d’enquêtrice (tôt le matin ou tard le soir) est en train de l’épuiser complètement, comme l’expression de son visage l’illustre sur la page couverture. Ses soupçons amusés sur le directeur du camp, qu’elle croit être l’esprit maléfique responsable des attaques dans les bois, sont en train de se muer en angoisses profondes, tandis que continuent naturellement sa romance avec l’exemplaire monitrice en chef et son rôle de monitrice auprès des jeunes rousses. Si l’intrigue du premier tome pose de nombreuses questions à la protagoniste – et, à travers elle, au.à la lecteur.trice –, le second tome permet de mieux comprendre le monde plus vaste et plus complexe que celui de notre quotidien urbain, qu’ouvre l’immense et sinueuse forêt boréale. L’origine de la lumière bleuâtre est révélée et avec elle se manifeste la tension d’une menace clairement définie qui remplace le mystère passablement voilé du premier tome – malgré son éclat visuel indéniable. Les couleurs vives permettent à cet égard d’installer très habilement une atmosphère visuelle, celle-ci tendant à se transformer brusquement dans ce second tome. L’héroïne, à laquelle le.la lecteur.trice s’identifie sans peine, traverse plusieurs émotions fortes, qui ébranlent son cynisme d’adolescente. D’ailleurs, son moment de délire au milieu du récit donne lieu à la séquence la plus intéressante de l’œuvre, tandis qu’elle est entre la vie et la mort, et entre la réalité et l’imaginaire, dans de magnifiques splash page[i] où Cab démontre toute son habileté par l’intensité des couleurs utilisées.
Si l’héroïne a précédemment montré sa débrouillardise et son courage, elle va cette fois-ci devoir accepter de s’appuyer sur d’autres et de leur faire confiance – au lieu de se limiter à dialoguer avec son journal intime en écoutant de l’excellente musique. Elle doit toujours s’occuper des jeunes rousses, les plus redoutables du camp qui l’avaient immédiatement adoptée dans le premier tome, sans doute en raison de son authenticité et de sa sensibilité. Elles sont dès lors devenues sa garde personnelle, à la vie, à la mort: «Libérez Élodie sinon on va brûler vos femmes et vos enfants d’abord !!!» (p. 59). Tandis que les enfants sont généralement plutôt modelables pour peu qu’on soit capable d’entrer dans leur monde, là où on glisse si facilement dans l’imaginaire, la seule faute impardonnable vient essentiellement de certains moniteurs et de leur comportement toxique d’intolérance et de sexisme. L’œuvre illustre bien comment ces actes puérils sont contradictoires et les isolent: «Si je comprends bien, les filles qui jouent à la poupée ou se coiffent sont ridicules, alors que celles qui jouent aux guerrières sont cinglées?» (p. 59). Leur lourdeur est cependant bien vite gommée par la relation très passionnelle qui, rapidement, se noue entre Élodie et la gentille monitrice Catherine, au sourire ravageur. Parallèlement à son succès auprès des rouquines et même si sa relation traverse quelques tensions importantes, la jeune femme en train de devenir adulte vit pleinement ce significatif premier amour, d’une belle simplicité. Le dessin, pleinement maîtrisé, réussit à donner beaucoup d’éclat à leurs expressions, rendant les personnages très vivants, autant dans leurs joies que leurs maux.
En outre, les personnages s’expriment de façon très réaliste et sont souvent touchants. Un lexique est fourni au début de chaque chapitre de manière à ce que tou.te.s les lecteur.trices de la francophonie puissent savourer les expressions choisies, très justes dans la mesure où des québécismes sont fréquemment utilisés. La fonction didactique du lexique ne l’empêche pas d’être plutôt amusant à lire. Les dialogues sont bien construits et, à de nombreux moments, humoristiques, tout particulièrement lorsqu’il est question de la redoutable ingouvernabilité du clan des rousses. Cela n’empêche pas que certaines d’entre elles fassent néanmoins preuve d’une totale innocence par moments: je pense entre autres à celle qui met tout dans sa bouche – dont les différents végétaux et animaux toxiques de la forêt qu’elle croise–, mais aussi à celle qui ne cesse de poser des questions sur le sexe et celle qui reste silencieuse… Même les adultes montrent qu’ils ont entièrement gardé leur cœur d’enfant et qu’ils savent utiliser le coefficient de chaos propre à l’enfance et le plaisir pur du jeu qu’on retrouve à cet âge.
Ainsi, le camp est un endroit magnifique parce qu’il est nourri d’une pluralité de caractères qui peuvent pleinement s’exprimer et qui sont même encouragés dans cette voie. Un certain chaos peut sainement exister le temps de la parenthèse estivale, loin des adultes. [Attention aux divulgâcheurs! Passez au prochain paragraphe si vous n’avez pas encore lu la bande dessinée] Grand enfant lui-même, le directeur, à la manière de nombreux vieux sages de la culture populaire, peut révéler le potentiel caché au sein de chacun.e dans cet environnement naturel, qui favorise de vraies rencontres avec les autres et soi-même. Son apparente candeur ne l’empêche pas de garder le lieu de sa part d’ombre: en effet, partout où se trouve la lumière se manifestent aussi les ténèbres (dans une symétrie presque lucasienne).

Or, de manière analogue à Paul a un travail d’été (2002) de Michel Rabagliati, il s’agit de constater l’impact des souvenirs que produira ce premier pas difficile en dehors de l’enfance, vers l’âge adulte, et des responsabilités qui pèsent aux adolescent.es lors de ce passage. Avec ce premier emploi d’été se dessine une ouverture aux autres: autant envers les très différent.es moniteurs.rices et membres du personnel qui composent le camp qu’envers les enfants, que les protagonistes des deux œuvres ne manqueront d’inspirer (tout en étant inspiré.es par eux) à travers l’enseignement.

De plus, l’œuvre met en scène une bonne diversité de personnages racisés, âgés et environ autant de masculins que de féminins. C’est assurément rafraichissant que soit d’ailleurs pleinement donnée la parole à ces derniers (les personnages féminins) ainsi que de belles séquences d’action. Si la mise en page est somme toute assez classique, elle favorise la fluidité des mouvements des personnages, exposant leur déplacement, montrant leur course dans la forêt ou leur tir à l’arc. Lieu labyrinthique idéal pour les errances d’Élodie, les bois se révèlent moins sombres que le.la lecteur.trice pouvait le craindre, offrant plutôt un espace pour se découvrir soi-même au contact des autres.
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Michel Falardeau et Cab, L’esprit du camp,
tome 2, Montréal, Studio Lounak, 2018, 100 p.
[i] On appelle splash pages les planches qui ont seulement une case/illustration qui s’étend sur toute la page. Étant donné leur rareté, ces planches produisent généralement un effet de présence.
Article par André-Philippe Lapointe.