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17-04-2025 Vol 19

La fille dans l’écran. Se découvrir passionnément à l’ère du Web 2.0

Les bandes dessinées s’écrivent couramment à quatre mains. En effet, tant les célèbres aventures d’Astérix de Goscinny et d’Uderzo que les comics de superhéros (avec des bédéistes de renom comme Stan Lee, Jack Kirby et Alan Moore) nous ont habitué.e.s au travail d’équipe des scénaristes et des dessinateurs. Ce que réussit la BD La fille dans l’écran, écrite par Manon Desveaux et Lou Lubie et publiée en mars 2019 aux éditions Station T, c’est d’intégrer cette collaboration à la thématique d’une passion naissante sur Internet. De fait, chaque bédéiste dessine l’une des deux protagonistes qui tomberont amoureuses l’une de l’autre.

La page couverture. Source: BD fugue
La page couverture. Source: BD fugue

Le.la lecteur.trice assiste à une expérience qu’ont partagé beaucoup de jeunes de la génération Y: apprendre à communiquer avec une nouvelle personne sur «les Internets». Se succèdent donc le ton démesurément poli des premiers courriels et leurs nombreuses réécritures, quelques confusions, un rythme et une complicité progressive dans les clavardages et la présence — voire l’abus — d’émoticônes et d’émojis[i]. Historiquement, on a désigné à tort le virtuel comme illusion, alors que le terme désigne un potentiel communicationnel dont la relation entre les deux femmes ne manque pas de nous convaincre.

Le récit, somme toute assez simple, tire sa nouveauté de l’usage de la technologie, ce qui convient tout à fait au médium de la bande dessinée, principalement pour deux raisons. Premièrement, la mise en page d’une BD permet aisément d’alterner les deux points de vue des jeunes femmes. Systématiquement, la première page montre Coline à Périgueux, dessinée par Manon Desveaux en noir et blanc; la deuxième nous permet de suivre Marley à Montréal, illustrée par Lou Lubie en couleur. Les deux pages illustrent des événements se déroulant toujours simultanément, avec six heures de décalage horaire qui séparent les deux héroïnes. Un rythme s’installe ainsi rapidement grâce à l’efficacité de cette narration, qui puise dans la tabularité[ii] propre à la BD.

Deuxièmement, la bande dessinée combine le langage propre à trois autres formes d’art: la littérature (pour l’aspect textuel), le cinéma (pour le cadrage des plans et les effets cinématographiques — les travellings notamment) et l’art visuel (pour la stylistique du dessin, l’iconographie et l’emprunt aux différents courants artistiques). Dans ce cas-ci, les phylactères sont tout à fait appropriés pour afficher les clavardages, riches en émojis et en émoticônes, des protagonistes. Leurs deux passions peuvent aussi directement être montrées au.à la lecteur.trice: Coline adore dessiner et Marley, photographier son environnement. C’est ainsi que les deux femmes en viennent à se rencontrer, la première ayant consulté le site Web de la seconde. Les photographies de Marley inspirent Coline pour ses dessins, et, par la suite, elles ne cessent de s’alimenter mutuellement à travers leurs démarches artistiques respectives.

L’alternance entre les deux récits. Source: AfterMangaverse.net
L’alternance entre les deux récits. Source: AfterMangaverse.net

Outre l’efficacité du visuel, un réel soin est porté à l’écriture des dialogues, qui laisse transparaître une grande sensibilité. La quatrième de couverture, en affirmant qu’il s’agit de «deux jeunes femmes que tout oppose» — formule indéniable, mais quelque peu clichée –, ne rend toutefois pas justice à ce qui unit d’abord les deux personnages. Même si elles vont progressivement s’affirmer dans leur singularité, ce qui les rassemble est d’abord plusieurs similitudes. En plus de leur passion pour deux arts qui s’intègrent très bien à la BD, ce sont de jeunes adultes à un moment charnière de leur vie, ce qui les place dans une position de grande vulnérabilité. Les deux femmes sont d’origine française (Marley est venue au Québec pour y devenir photographe) et elles partagent ainsi plusieurs références culturelles — même si elles se font également découvrir quelques œuvres récentes, comme Aggretsuko (2018), disponible sur Netflix et qui raconte le quotidien d’une jeune adulte travaillant dans un bureau et se défoulant en chantant du metal dans des karaokés. Bien que chacune soit réservée à sa manière, les deux se sentent plutôt seules et sont introverties. Leurs yeux sont d’ailleurs fréquemment gommés dans les cases (ou leur position dans les cases empêche de voir leur regard), alors que ce dernier est constamment sollicité dans le cadre du récit, ce qui est d’emblée visible  à travers leur occupation de photographe et de dessinatrice, et dans la lecture des messages qu’elles s’envoient, qui semble être la condition de possibilité même de leur échange.

Leur rencontre en personne, qui survient au milieu de l’œuvre, bouscule un peu leurs habitudes – et la mise en page. Les couleurs du récit de Marley transforment légèrement la narration plus sombre de Coline, qui souffre de crises d’angoisse. La cohabitation des deux styles des bédéistes, outre l’effet de présence qu’elle produit, montre efficacement la réunion des deux protagonistes. Ce moment où elles partagent les mêmes lieux (et planches) permet également de souligner leur proximité et leur attirance.

La rencontre des deux femmes. Source: 22h05 Rue des Dames
La rencontre des deux femmes. Source: 22h05 Rue des Dames

En insistant sur les deux protagonistes féminines et l’évolution de leur relation, le récit leur donne toute la place pour se développer considérablement. En revanche, les autres personnages sont passablement effacés, et leurs caractéristiques souvent très classiques, voire stéréotypées. À une époque où tant d’œuvres échouent encore au test de Bechdel[iii], on peut certes se réjouir que la narration se centre sur les deux personnages féminins nuancés et complexes qui vont traverser une vaste gamme d’émotions. Les hommes — et certaines femmes —, contrairement à leurs habitudes, servent essentiellement à donner la réplique; en ce sens, le renversement est intéressant. Alors que la plupart des œuvres se posent dans un cadre hétéronormé, la très belle relation homosexuelle — sans, non plus, être trop parfaite et dès lors sembler invraisemblable — demeure rafraichissante, même en venant après Le bleu est une couleur chaude (2010) de Julie Maroh. L’homophobie, qui existe tristement toujours au Québec et surtout en France, occupe un minimum de place dans la BD — une seule planche. La technologie permet aussi à Marley de clore le monologue idiot et archaïque de son amie française en lui raccrochant au nez.

Toutefois, la quasi-absence de tension narrative — due à la résolution évidente des deux dilemmes[iv] — rend l’histoire plutôt prévisible. D’emblée, la page couverture nous dévoile entièrement ce qui va constituer le récit: deux femmes vivant une histoire d’amour à travers leur écran. En cela, l’œuvre livre exactement ce qu’elle propose, et ce sera aux différent.es lecteur.trices de déterminer si cela constitue une force qui leur fait apprécier l’œuvre. Le récit se tisse fort naturellement — qu’aucun événement improbable ne survienne contribue à son cadre réaliste et à sa simplicité. En plus de tracer un habile portrait des doutes contemporains de la vie de jeune adulte, la narration est fluide parce qu’elle se construit sur une nouvelle technologie qui s’est maintenant complètement intégrée à nos vies. En effet, comme l’ont fait Scott Pilgrim (2004-10) et Vieille école (2018) pour les jeux vidéo, La fille dans l’écran expose l’importance actuelle du numérique dans les communications contemporaines et ses impacts indéniables sur notre quotidien.

 

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Manon Desveaux et Lou Lubie, La fille dans l’écran, Montréal, Station T, 2019, 185 p.

[i] Le terme émoticônes désigne des visages exprimant des émotions «dessinés» à l’aide du clavier, tandis que les émojis constituent des images qu’on sélectionne (généralement dans le but d’afficher une émotion). Dans le récit, Marley se sert seulement d’émojis, alors que Coline n’a recours qu’aux émoticônes.

[ii] La bande dessinée se lit en sollicitant deux types de lecture différents. La première, linéaire, consiste à suivre la narration des cases, de gauche à droite (en Occident); la seconde, tabulaire, à observer les planches dans leur ensemble afin de voir l’architecture visuelle que construit la narration. Benoît Peeters, dans Lire la bande dessinée (2002), définit abondamment la linéarité et la tabularité de façon à en dégager une typographie des planches.

[iii] En 1985, la bédéiste américaine Alison Bechdel a proposé un test, maintenant célèbre, dans Dykes to Watch Out For (1983-2008). Pour passer le test Bechdel, une œuvre (à l’origine, il s’agissait d’un film, mais rien n’empêche de transposer ce test à d’autres médiums) doit respecter les trois conditions suivantes: deux personnages féminins nommés (1) se parlent (2) d’autre chose que de gars (3). Ce test montre le rôle souvent spectateur des personnages féminins ou, encore, simplement comme support aux personnages masculins.

[iv] Coline veut devenir dessinatrice professionnelle, tandis que sa mère s’y oppose. L’amoureux contrôlant de Marley refuse que cette dernière travaille comme photographe. Les deux argumentent en affirmant la faible stabilité d’un travail en art.

André-Philippe Lapointe, Doctorant en études littéraires, UQÀM

Artichaut magazine

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