Bienvenue au MAI ; bienvenue dans l’univers de Sappho Ton Bogataj, Christoher Ramm et Marco Merenda ; bienvenue chez vous. Vous êtes accueilli·e dans leur demeure avec une fleur dans les mains, que vous êtes encouragé·e à lancer sur la scène au centre de la salle en disant « au revoir ». Un des interprètes expliquera après la pièce que cette introduction nous invite à faire un deuil. Dans un contexte où le fascisme et l’extrême droite gagnent en popularité et en pouvoir, ce deuil performatif à la fois individuel et collectif est prémonitoire de ce que nous risquons de perdre dans les années à venir. A HOLE IS A HOLE IS A HOLE IS devance notre souffrance en nous permettant de faire la paix avec cette perte au préalable.

Une fois la fleur lancée, vous êtes invité·e à vous asseoir autour de la scène carrée. Sur chaque siège se trouve un petit carton sur lequel est inscrit « Hi Daddy/Twink! So happy you’ve made it here <3 », la moitié des spectateur·ice·s étant divisé.es en Daddies et en Twinks. De l’orgue joue, alors que sur scène, deux corps d’apparence masculine se tiennent nus sur scène, avec comme seul apparat des buttplugs à effigie de fleurs, donnant l’apparence d’un agencement floral qui pousse par l’anus. Les deux interprètes commencent à se mouvoir dans diverses positions connotées sexuellement selon une dichotomie domination/soumission : on peut les voir à quatre pattes le dos arqué, couchés les jambes écartées… Les artistes jouent avec la représentation hypersexualisée des corps queer à son extrême. On se sent invité·e·s dans leur intimité, public en proie au voyeurisme, et à la fois on a l’impression que le spectacle qui se déploie devant nous n’est que représentation ; non pas désir réel, mais bien une image de désir, une volonté d’être voulu, plein.

Un troisième interprète entre en scène et raconte son expérience d’homme homosexuel dans un petit village fermé d’esprit. Il décrit en détail la douleur que représente le fait de jouer à être quelqu’un d’autre. Tous les éléments que reçoit le spectateur semblent se lier intelligemment : la représentation des corps, la narration sur la réalité queer, les fleurs, les cartons… Les artistes dressent le portrait d’une souffrance quasi unanime dans la communauté gaie, celle de la sexualité comme seule forme de validation identitaire.

Alors que l’un des interprètes chante une chanson en répétant la phrase A Hole Is A Goal, les deux autres emmènent sur scène de grands plateaux de Jell-O. Le public est alors invité à prendre part à un dîner où des confessions seront partagées. Au menu, tonight, we’re serving vegan ass. Les artistes offrent au public des portions de Jell-O sur de petites assiettes alors qu’ils se dispersent dans le public pour entamer diverses discussions. Chacun leur tour, les performeurs passent à travers aux quatre coins du public pour poser des questions telles que are you scared of getting old? ou are you afraid of dying? pour drastiquement changer de ton avec des questions telles que twink or daddy? ou Kurt Cobain or David Beckham? Cette rupture au niveau de la profondeur des questions impose une atmosphère complexe, à la fois lourde des enjeux évoqués et complètement superficielle. Tour à tour, les interprètes viennent interrompre les discussions pour prendre le micro au centre de la scène et faire une confession. On parle de viol, de diagnostic de sida, de solitude… toujours sur ce ton ludique, décomplexé, qui vient contraster avec la gravité du propos. S’inspirant du mouvement de l’esthétique relationnelle, les artistes ont voulu entrer en contact direct avec le public. De cette façon, ils ne se restreignent pas exclusivement à la représentation scénique comme forme de communication, mais ajoutent un autre palier de transmission plus proche de l’être-ensemble, qui accentue cette prise en compte de la co-présence des spectateurs et des artistes. Le public se voit plus personnellement concerné, forcé à questionner son rapport aux tabous, à la sexualité, au désir, au vieillissement, à la maladie et à la mort. Le public se sent plus proche de la vérité des artistes et de leur vulnérabilité alors que les artistes se dégagent de quelconque forme de performativité le temps d’une conversation, rendant l’audience plus à l’aise d’accueillir le spectacle chargé de sujets intimes et difficiles.

A Hole Is A Hole Is A Hole Is termine avec une longue section de mouvements accompagnée d’une musique envoûtante et d’un monologue brutal, mais juste. On nous scande que nous sommes tous·te·s des trous, qu’ils dépassent nos orifices physiques, mais qu’il existe bel et bien des trous psychologiques et spirituels qui aspirent tout du monde et de nous-mêmes. L’image du trou noir est lancée pour pointer ce vide que l’on cherche à combler à travers la sexualité, entre autres. La pièce se termine avec la répétition de la phrase I want to be hole, pouvant à la fois être interprétée comme désirer ce vide, mais à la fois comme I want to be whole, c’est-à-dire vouloir être plein·e, comblé·e, total·e. Cette double métaphore vient hanter les spectateur·ice·s pour les jours à venir.
Une critique de Vincent Lacasse