C’est en grande pompe que les organisateurs de cette trente-cinquième édition du festival Vues d’Afrique lançaient les festivités le vendredi 5 avril au soir, dans un cinéma Impérial bondé où les spectateurs ont dû attendre deux heures avant la projection du film de Joël Karekezi, La miséricorde de la jungle, immense succès au festival de Rotterdam plus tôt cette année. Deux heures d’auto-congratulations interminables, de courbettes bureaucratiques et d’encensements euphoriques des commanditaires, dont on aurait crû qu’ils finançaient l’organisation par pure charité chrétienne alors que s’agitaient leurs logos sur des fanions gigantesques sis à même la scène.
Au moins, le film était bon et c’est ça qui compte. Parce qu’au-delà des parrains et des marraines prestigieuses, des dignitaires politiques, des collaborateurs de la première heure, des gens d’affaires qui ont lancé quelques dollars par-ci pour redorer leur image de marque, c’est le cinéma africain que nous venions célébrer en ce jour, et quoi de mieux que cet astucieux récit de guerre pour partir le bal.
La miséricorde de la jungle
- Réalisateur : Joël Karekezi
- Pays : Ouganda, Rwanda, Belgique, France
- Année de production : 2018
- Durée : 91 minutes
- Section(s) : Fiction ; Droits De La Personne
La miséricorde de la jungle, c’est qu’elle permet aujourd’hui au réalisateur rwandais Joël Karekezi de réclamer le canevas des puissants, si généreux autrefois pour Francis Ford Coppola et Oliver Stone dans leur représentation de la guerre du Vietnam, ce canevas forestier aux mille caches qui, dans une brillante mécanique de voilement/dévoilement, assimile presque parfaitement les guérilleros diégétiques à des spectres. Celui-ci est d’autant mieux choisi qu’il sert ici d’arrière-plan à la deuxième guerre du Congo, où se confondent allègrement les forces rwandaises, les forces congolaises, les Tutsis, les Hutus et les groupes rebelles armés qui sillonnent le Kivu à la recherche de ressources minérales, un conflit qui dans sa présente incarnation ressemble plus à la guerre de Vietnam que la guerre du Vietnam elle-même.
D’emblée, la réalité des faits s’avère élusive alors que nous devinons deux guerriers véloces parmi les branchages se précipitant vers un lieu inconnu dans un dessein élusif. Les corps se donnent à peine à voir, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent au milieu d’une clairière, où l’on comprend finalement que l’un pourchasse l’autre, dans une relation de prédation dont la nature exacte ne se révélera qu’en toute fin de récit, lors d’un épilogue cyclique qui vient réitérer la duplicité et le caméléonisme comme leitmotivs centraux de l’œuvre. En effet, non seulement est-ce que la mise en scène cultive une ambiguïté de tous les instants, usant pour ce faire de plans fixes où la position des personnages (issus des marges ou de la profondeur du cadre) doit constamment être réaffirmée, mais le scénario multiplie aussi les scènes de mascarade, lors desquelles les protagonistes rwandais se font passer pour des civils itinérants ou des soldats congolais en modifiant leur accoutrement, mépris éventuellement pour des déserteurs et emprisonnés par leurs propres compatriotes. Dans la jungle, on devient alternativement Rwandais ou Congolais, militaire ou civil, combattant ou déserteur, via un jeu de caches et de faux-semblants qui s’apparente de façon savante au travail de mise en scène.
Si l’efficacité du film réside principalement dans l’exploitation des mécanismes d’escamotage inhérents à la guerre de guérilla et la multiplication des prises de vues qui en découle, c’est aussi parce que le bassin de péripéties narratives s’avère plutôt mince. Entre la quête d’eau potable, les rencontres avec différents représentants de la faune locale, les attaques rebelles subreptices, l’errance et les massacres de civils, la progression du récit s’apparente parfois à de la peinture à numéros, où l’auteur s’affaire, avec un vain perfectionnisme, à colorier chacune des sections. Certains de ses enjeux dramatiques demeurent en outre élusifs aux spectateurs occidentaux ignorants des tenants du double conflit rwando-congolais qui se déroule à l’écran, de sorte que c’est encore dans la mise en scène que ceux-ci prennent corps, notamment dans cette superbe séquence d’hallucinations paludéennes où la culpabilité de Xavier s’incarne dansdes revenants ensanglantés venus le hanter. En somme, on constate que malgré le caractère linéaire de leur progression et le jeu convaincant des deux acteurs principaux (particulièrement le vétéran belgo-congolais Marc Zinga dans le rôle de Xavier), la puissance narrative de l’œuvre se retrouve surtout dans la technique. Et c’est justement là le signe d’un auteur à surveiller.
Note: Bien qu’il ait partiellement financé le projet, le gouvernement belge a cru bon inscrire une notice au générique indiquant que « le film ne représente pas l’avis » de ses membres, révélant ainsi une posture contradictoire de bailleur-bâillonneur, prêt à financer l’art africain dans un processus de colonialisme inversé, mais sans toutefois endosser une quelconque critique du colonialisme au sein de l’œuvre financée.
Le figuier
- Réalisatrice : Aäläm-Wärqe (Alamork) Davidian
- Pays : Israël, Allemagne, France, Éthiopie
- Année de production : 2018
- Durée : 93 minutes
- Section(s) : Fiction
(précédé de)
Au-delà de ce mur
- Réalisatrice : Aïsha Jabour
- Pays : Maroc
- Année de production : 2017
- Durée : 12 minutes
- Section(s) : Fiction
Précédé par Au-delà de ce mur (2017), court-métrage marocain irrésistible signé Aïsha Jabour, fabuleux dans sa mise en scène et foisonnant dans son propos, Le figuier est une incursion sensuelle parfaitement complémentaire dans l’imaginaire juvénile africain. Fruit du travail de la brillante réalisatrice israélo-éthiopienne Aäläm-Wärqe (Alamork) Davidian, qui livre ici un premier long-métrage exemplaire tiré de ses souvenirs de jeunesse dans l’Éthiopie de Mengistu Haile Mariam, l’œuvre se révèle ostensiblement autobiographique, dans le lyrisme somptueux de sa mise en scène, l’organicité du travail de caméra et le caractère évocateur de sa bande sonore. Malgré le potentiel tragique du récit, c’est dans une immersivité de tous les instants que réside l’affect du film, dans tous ces petits détails scéniques qui composent le paysage, les particules de poussière en suspension parmi les rayons de lumière matinale, les grains de sel qu’éparpille la protagoniste sur la table d’un café, le roulement des figues sous ses doigts lestes et les portraits de famille que capte subrepticement son œil curieux dans le studio de photographie. Dans les sonorités ambiantes également, les chants d’oiseaux, le craquement des branches fagotées, les annonces publiques amorties par le vacarme urbain, les bruits de classe assourdis par des oreilles bouchées, mais surtout les accents organiques de cheveux crêpés au beurre végétal et de peau meurtrie frictionnée à la sève, lesquelles contribuent à l’élaboration d’un univers éminemment sensitif en parfaite adéquation avec la vivacité du souvenir adolescent.
Malgré sa pertinence sociohistorique, le film se donne à voir comme une incursion impressionniste dans la psyché d’une jeune femme amoureuse, défendue avec une grâce aérienne par la superbe et charismatique Betalehem Asmamawe, dont le récit diégétique est d’autant plus dramatique que la peur de voir son amant kidnappé par le régime militaire régnant est omniprésente. Il s’agit d’ailleurs là de l’enjeu principal du récit, enjeu tragique certes, mais représenté d’une façon qui n’est jamais mélodramatique ou misérabiliste, crépusculaire plutôt, tel que démontré par le jeu de clair-obscur structurel qui oppose la fulgurance des scènes de rencontres sous le figuier à la perfidie de l’acte nocturne commis lors de la scène finale, lesquelles s’incarnent ainsi comme les deux faces de l’Éthiopie d’alors, cet enfer paradisiaque décrit si allègrement par Eli sur son arbre. La violence réelle des actes de kidnapping commis par l’état, qui s’abreuvait ainsi de soldats non volontaires pour son armée, permet en outre de justifier des jeux de caméra superbes, alors que Mina arpente les salles de classe à la recherche de son ami de cœur, pour qui elle constitue finalement, malgré sa candeur et sa chétivité, une protectrice athénéenne. Il est dur d’ailleurs de ne pas rester en admiration devant cette fougueuse protagoniste, alter-ego romantique de la réalisatrice, si forte dans sa vulnérabilité et si idéaliste dans sa misère, un des plus beaux personnages cinématographiques de mémoire récente, dont le sourire se révèle ici, dans une économie de la sensualité régnante, tout aussi éblouissant que ses pleurs sont lancinants.
Gao, la résistance d’un peuple
- Réalisateur : Kassim Sanogo
- Pays : Mali
- Année de production : 2018
- Durée : 54 minutes
- Section(s) : Documentaire ; Droits De La Personne
L’intérêt que porte Kassim Sanogo pour les détails du conflit entre les habitants de Gao, dans le nord du Mali, et les forces d’occupation djihadistes qui y faisaient la loi entre 2012 et 2017 est d’une candeur touchante. En effet, malgré ses talents d’intervieweur lacunaires, le cinéaste se lance toujours à la rencontre de ses sujets avec un enthousiasme débordant, lors d’entrevues où l’apparence forcée de spontanéité se donne presque à voir de façon humoristique – on croirait parfois avoir affaire à Ali G. Les propos glanés n’en sont pas moins intéressants par contre, constituant pour les incultes un rappel essentiel des faits et pour les connaisseurs, un coup d’œil inédit aux coulisses du conflit, même s’ils s’inscrivent finalement dans une œuvre qui possède toutes les allures d’un reportage télévisuel, constituée comme elle est d’un treillis d’entrevues, de photos et de vidéos d’archives réunies sous le signe d’un didactisme bon marché.
Le tout démarre de façon parfaitement organique, alors que Sanogo se lance à l’aventure dans une voiture en route vers la commune titulaire, accompagné sur la bande sonore par une guitare enthousiaste qui rappelle la scène liminale d’un film d’enquête. Le problème, c’est que cette organicité procédurale est vite jugulée par les tentatives maladroites du réalisateur de «professionnaliser» son approche essentiellement informelle, voire amicale, des sujets. Il nous propose ainsi des amorces d’entrevue dignes de la télévision communautaire, mais dans un langage qui ne s’y prête pas et avec une proximité étrangère au travail journalistique qu’il revendique au demeurant de façon plutôt molle. Cette tactique de mise en scène est d’ailleurs d’autant plus improductive qu’elle compromet le potentiel pamphlétaire inhérent à la désinvolture généralisée.
La vérité, c’est que l’affect du film réside précisément dans le caractère familier des échanges et la légèreté de la narration qui sont garants d’un portrait d’autant plus cruel de la situation qu’il implique l’indifférence quasi totale des intervenants dans leur description des atrocités commises par les forces d’occupation. L’horreur quotidienne, l’horreur ordinaire, si factuellement décrite par ceux-ci, élude ainsi tout pouvoir d’évocation au profit d’un processus plus terrifiant encore de banalisation du mal. Lorsque l’un des leaders de la révolte anti-djihadiste, par exemple, déclare que le ras-le-bol de ses pairs était dû initialement à la multiplication des viols et des saisies de PlayStations auprès de la population locale, le spectateur n’est pas tant choqué par l’idée d’une saisie de PlayStation ou d’un viol, mais par le fait qu’on puisse évoquer l’une et l’autre dans la même phrase, comme si, au sein d’une logique martiale triomphante, ces actes pouvaient s’équivaloir.
Au final, c’est donc moins le caractère évocatoire des extraits vidéos et des photos chargées d’illustrer les escarmouches et les manifestations décrites par les intervenants qui se trouve garant du potentiel instructif de l’œuvre que l’atonie des témoignages, contrapuntique à la gravité des faits énoncés. «Il faut oublier tout ce qu’on a vu si l’on veut vivre heureux», déclare flegmatiquement un second sujet, «tous les viols et les morts». «Voici la place de la République», nous apprend un troisième en pointant du doigt un square public, rebaptisé «place de la Charia» lors de l’occupation. C’est là, dit-il ensuite sans broncher, qu’on coupait les mains et les pieds des voleurs ou, face à l’opposition populaire, c’est là où l’on ramenait les sacs remplis de mains et de pieds tranchés. Rarement a-t-on évoqué si banalement une telle quantité de membres sectionnés et c’est ainsi que transparaît la résilience des habitants de Gao: dans leur incroyable stoïcisme, mais aussi dans le refus du métarécit victimaire. En effet, si la guitare adopte alors ici un ton plus mélancolique, force est de constater qu’il n’y a pas ici de fanfare williamsienne pour accompagner la description des horreurs, pas plus qu’il n’y a de cyclopéennes machines spielbergiennes pour les opératiser. Il ne reste que les faits. Platement. Et c’est là que réside la force tranquille de ce film fauché et lacunaire.
Dans l’ombre
- Réalisateurs : Alexis Hotton, Nicolas Franchomme
- Pays : Côte d’Ivoire, Belgique
- Année de production : 2017
- Durée : 54 minutes
- Section(s) : Documentaire
Crasse pittoresque et perspicacité auteurielle sont au rendez-vous dans ce film d’observation dantesque qui, même exempt de l’esprit de synthèse d’un Frederick Wiseman, d’une Maria Ramos ou d’un Kazuhiro Soda, parvient plutôt bien à évoquer l’enfer des prisonniers de la MACA, la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan, surpeuplée par près de 2000 âmes. Les entrevues sont nombreuses au cours du film, mais elles servent moins à personnaliser le récit – les noms et les biographies des intervenants sont très rarement mentionnés – qu’à glaner des faits relatifs aux conditions de vie qui règnent dans l’institution. À cet égard, force est d’ailleurs de constater que les images répétées de cellules encombrées, de recoins crasseux, de cours sales, de bidons d’eaux en plastique noirci et de contenants de nourriture placés à même le sol se suffisent à elles-mêmes dans l’évocation du mal-être ambiant, au même titre d’ailleurs que les nombreuses inscriptions captées à même les murs de béton décrépits qui, d’une façon analogue aux prisonniers, nous livrent ici des perles éparses de sagesse carcérale.
De nature avant tout sociologique, le film effectue un tour d’horizon assez vaste de la prison et des quelques bâtiments brutalistes qui y siéent: le bâtiment A, destiné aux criminels les plus dangereux (et les mieux charpentés), le bâtiment B, destiné aux peines moins sévères, le bâtiment des Assimilés, réservé aux captifs de prestige et le quartier des femmes, où on surprend certaines d’entre elles à l’allaitement près des moustiques paludéens, dans une image qui concrétise parfaitement, comme celles des jardins autogérés et des marchés extérieurs qui occupent le préau, l’idée d’un microcosme abandonné à lui-même, presque complètement indépendant de la société ivoirienne. À cet égard, l’absence virtuelle de représentants institutionnels est particulièrement éloquente, puisqu’elle contribue elle aussi à décrire une entité aliénée presque complètement de l’appareil étatique censé la soutenir. Les entrevues avec le directeur de l’établissement sises en début de parcours ne font que superficiellement en évoquer les problèmes, alors que, tapi derrière un bureau encombré de paperasse, ce fonctionnaire malhabilement cravaté nous parle de chiffres. Sur une capacité de 1500 personnes, déclare-t-il, l’institution en abrite presque 3500, soit «le triple». Nonobstant les talents mathématiques lacunaires de l’homme, les faits avancés par les prisonniers se révèlent toujours plus éloquents, notamment puisqu’ils s’inscrivent dans une réalité quotidienne qui résiste obstinément à la simple description numérique. Les prisonniers nous parlent eux aussi de chiffres, certes, mais surtout des implications prosaïques que représentent ces chiffres: les sols jonchés de dormeurs, la chaleur intolérable des corps, l’irascibilité d’individus entassés, les luttes pour la nourriture, etc. réitérant ainsi le décalage probant qui existe entre l’État et sa propre institution (gérée pratiquement par les prisonniers eux-mêmes).
Exemples encore plus frappants de l’abandon étatique des prisonniers, les entrevues accordées alternativement aux chefs de bâtiments (issus de la population carcérale) et aux gardiens (issus du complexe militaire) contribuent à l’évocation d’un clivage idéologique non seulement systémique, mais insurmontable. Essayant tant bien que mal de maintenir la cohésion sociale de l’endroit, notamment via des réprimandes de type professoral à l’endroit de certains éléments perturbateurs, les premiers constituent en quelque sorte le ciment mésestimé de l’organisation, tandis que les seconds font figure d’éléments mécaniques, porteurs d’armes et verrouilleurs de portes, enrôlés pour bénéficier d’un prestige social qui n’est même plus lié au maintien du tissu communautaire. Par moments, et ce malgré l’aspect éminemment low-tech des installations, on se croirait presque dans un film d’anticipation dystopique, où l’organisation sociétale s’est effritée au profit d’une conception survivaliste de la civilisation, incompatible avec toute notion préapocalyptique de la dignité humaine.
Fatwa
- Réalisateur : Mahmoud Ben Mahmoud
- Pays : Tunisie, Belgique
- Année de production : 2018
- Durée : 102 minutes
- Section(s) : Fiction ; Droits De La Personne
Le potentiel dramatique du récit n’est pas pleinement exploité, sa conclusion est précipitée et le thème de l’endoctrinement djihadiste commence déjà à montrer des signes de surdéterminisme, mais Fatwa demeure néanmoins une expérience hypnotique, produite à la manière d’un film gros budget grand public par Mahmoud Ben Mahmoud et les frères Dardenne. La prémisse est simple, mais foisonnante de potentiel: Brahim Nadhour (le très solide Ahmed Hafiane) retourne dans sa Tunisie natale après la mort de son fils pour constater que l’hypothèse officielle de l’accident routier comporte son lot d’inconsistances. Dès lors, il démarre sa propre enquête parallèle, remontant la filière du groupe djihadiste que fréquentait le défunt peu avant sa mort, afin de déterminer leur rôle dans toute l’affaire.
Tous les pays arabes ne vivent pas sous le signe de la Charia: c’est ce que déclarait l’un des programmateurs avant la projection et c’est aussi ce que prouve ici Ben Mahmoud, dans les frictions constantes entre les musulmans ordinaires, buveurs d’alcool occasionnels, allergiques à la prière et les soi-disant défenseurs de la «vraie» religion, les Salafistes, prêts à éjecter les femmes des cérémonies funéraires, à brûler les cinémas et à égorger tout représentant excessivement démonstratif des forces progressistes (Loubna, l’ex-femme de Brahim et influente militante anti-obscurantisme en tête). Cela dit, il existe ici une sorte de baromètre de la piété qui risque fort de plaire aux spectateurs occidentaux, via lequel les individus les moins pratiquants (le protagoniste éminemment occidentalisé par exemple, et son ex-femme allergique aux religieux) sont assimilés à des figures héroïques tandis que les observateurs stricts de la foi sont immanquablement assimilés à des zélotes.
Malgré sa mise en scène soignée, le jeu bluffant de ses interprètes et son intrigant scénario, le film est donc handicapé par un certain manichéisme, manichéisme obligé diront certains, face à la déficience morale crasse de la doctrine djihadiste, mais qui justifie néanmoins une caractérisation quasi caricaturale des personnages, ainsi qu’un lot de péripéties usitées. Entre les rencontres tendues à la mosquée, où un imam au sourire de coprophage radote à propos des vertus de l’assiduité à la prière, les altercations au cybercafé avec de jeunes intégristes suffisants colporteurs de sophismes péremptoires, les excès de violence d’un leader terroriste irascible et jaloux à l’endroit de sa femme et le dévoilement de cette dernière comme symbole triomphal de sa libération, le lexique entier des excès intégristes est mobilisé ici dans une posture dénonciatrice univoque. À ce titre, la psychologie sous-développée des antagonistes contribue à un acte de mise au ban qui s’apparente presque, dans son caractère inflexible et répressif, à la fatwa titulaire.
Sans doute aurait-il fallu qu’on puisse accéder à la psyché du fils autrement que par des on-dit, des extraits de vidéo Youtube et un unique portrait, lui qui avait pourtant laissé tant d’indices physiques derrière lui ; on aurait ainsi pu comprendre autre chose que la simple méchanceté des intégristes, quelque chose à propos du processus de transition entre le quotidien adolescent et le Djihad, comme l’ont fait Philippe Faucon dans La désintégration (2011)et Ulaa Salim dans Sons of Denmark (2019). Le format policier actuel, aussi excitant soit-il dans une perspective de suspense, laisse malheureusement peu de place à la subtilité ou à la nuance, empêchant en quelque sorte l’ancrage d’un drame psychologique qui aurait pu donner chair à des antagonistes autrement trop archétypés. C’est plutôt dommage, mais ça n’enlève finalement pas grand-chose au plaisir viscéral que nous procure le film et l’anticipation des altercations entre son fougueux protagoniste et ses méchants très, très méchants. On aurait sans doute souhaité par contre que la conclusion soit plus intense ou plus complexe, compte tenu des nombreux enjeux dramatiques développés tout au long du récit, mais surtout que le twist final soit moins tape-à-l’œil, permettant ainsi au film de contourner le piège du sensationnalisme vers lequel il semblait se diriger si délibérément…
Fifiiré en pays Cuballo
- Réalisatrice : Mame Woury Thioubou
- Pays : Sénégal
- Année de production : 2018
- Durée : 82 minutes
- Section(s) : Documentaire
(précédé de)
Mon identité ! None tubipfe !
- Réalisatrice : Diane Kanéza
- Pays : Sénégal, Burundi
- Année de production : 2017
- Durée : 20 minutes
- Section(s) : Documentaire ; Regards Sur La Relève ; Droits De La Personne
Qu’est-ce qu’un fifiiré? La réponse extrêmement pittoresque à cette question justifie sans doute à elle seule le visionnage du film de Thioubou, Cuballo authentique qui part ici à la recherche de ses origines, désireuse d’immortaliser les enseignements ancestraux de son peuple de pêcheurs riverains, mais aussi de les questionner, et de sporadiquement les transcender. Détentrice d’une maîtrise en Réalisation Documentaire de Création de l’université Gaston Berger à Saint-Louis-du-Sénégal, la réalisatrice partage cette distinction avec Diane Kanéza, autrice de l’excellent court-métrage Mon identité ! None tubipfe ! (2017) présenté en première partie. Les deux cinéastes livrent d’ailleurs ici deux œuvres singulières et semblables à la fois, exploitant dans des styles pourtant parfaitement distincts le thème de la filiation et de l’identité clanique au cœur de l’Afrique subsaharienne.
D’origine burundaise, Kanéza démarre le bal avec flair et astuce en décrivant avec une concision inouïe l’un des problèmes endémiques de l’Afrique postcoloniale, soit la coexistence problématique des peuples indigènes au sein des frontières nationales définies artificiellement par les puissances européennes. Son film démarre sur des plans nocturnes imprécis, ponctués de voix hors champ mystérieuses qui réclament à des interlocuteurs dérobés leur statut royal de Sérère. Dur de comprendre de quoi il retourne avant le lendemain, lors d’un échange léger, mais révélateur entre clients d’un café où il est question des particularités physiques inhérentes à chaque groupe ethnique résidant sur le territoire sénégalais, mais surtout à la hiérarchisation «naturelle» qui existe entre ces groupes. De la discussion mondaine jaillit alors la lumière glauque du déterminisme racial, celui-là même que pratiquaient les puissances coloniales avec leurs instruments de craniométrie, décrié et déconstruit ici avec une intelligence cinématographique hors pair, exemplifié par des plans dantesques et sensuels d’édifices ruinés par les violences racistes, des jeux rusés de miroirs déformants et ses plans jubilatoires de singularités physiques, assumées par d’irrésistibles intervenants qui clament haut et fort, comme pour réitérer le leitmotiv discursif diégétique: «Mon anatomie ne me définit aucunement».
Malgré le caractère hypnotique des nombreux témoignages qu’il contient, Fifiiré constitue à bien des égards un film moins concis et éloquent que son prédécesseur, et ce non seulement à cause de sa durée supérieure, mais d’une mise en récit lacunaire des propos de la réalisatrice, qui s’éparpille inexorablement entre des désirs, pourtant tout aussi valables, de réhabilitation du travail féminin traditionnel, de revalorisation, mais aussi de remise en question des mythes fondateurs de son peuple. À ce titre, le propos diégétique s’avère tout aussi éparpillé que la prise de son, même si le thème de la filiation ressort clairement du lot. Thioubou décide de consigner sa mythologie ancestrale pour qu’elle résiste au pouvoir gommant de la religion musulmane régnant aujourd’hui sur les hauts lieux du spiritisme fluvial d’autrefois, mais tout en critiquant ses tenants paternalistes. «Les vieux disparaissent, et les jeunes n’apprennent plu»: c’est ce que semble déplorer l’autrice, qui se fait un devoir de tous les instants de capturer les traces évanescentes d’une culture vouée à l’extinction, s’assurant parallèlement de montrer le spectacle des jeunes musulmans à la prière, qui substituent ainsi les incantations coraniques aux incantations magiques de l’époque précédente. Elle critique simultanément certaines conceptions paternalistes colportées par cette culture, mais elle fait plus encore: elle œuvre aussi à la suite du monde, participant à une initiative d’élevage piscicole visant à pallier la pénurie de poissons provoquée par la surpêche vaniteuse effectuée par les chalutiers machos de l’époque. Elle combine ainsi une logique de conservation avec un idéal transitionnel mal agencé, un peu comme sa nostalgie culturelle est mal agencée avec son progressisme discursif.
Les images diégétiques sont magnifiques néanmoins, évoquant dans leur langueur une quiétude salutaire, tandis que les interventions des aînés s’avèrent toutes absolument savoureuses. Entre les chants traditionnels entonnés par deux bonhommes zélés vêtus à la plus essentielle mode cuballo et tous les exploits improbables narrés par les anciens, histoires de patriarches amphibiens, de crocodiles bondissants, de tapis posés sur l’eau, d’hameçons enchantés et de lutteurs crocodiliens, on pénètre ici gaiment dans un monde de fringant mysticisme, mais d’hyperbole également, tel que le confirme volontiers l’un des intervenants lorsqu’il déclare : «tout ce qu’on raconte n’est pas vrai». Ç’aurait d’ailleurs dû être là le point d’ancrage pour la thèse féministe de l’autrice, qui dans la grandiloquence machiste, aurait pu s’enraciner aisément, mais qui, faute d’une synthèse adéquate des pistes de réflexion éparses que contient le film, finit malheureusement par se noyer dans un argumentaire imprécis, de sorte que le film est sauvé de façon presque circonstancielle par la vivacité enivrante des sujets.
Lonbraz Kann
- Réalisateur : David Constantin
- Pays : Île Maurice
- Année de production : 2015
- Durée : 88 minutes
- Section(s) : Fiction
Lonbraz Kann affichait complet lors de son unique projection le 11 avril et c’est facile de deviner pourquoi: parce il s’agit certainement d’un des meilleurs films présentés au festival cette année, film qui avec un lyrisme teinté d’humour évoque les frictions désormais généralisées entre la nostalgie domiciliaire des dépossédés et les forces amnésiques du capitalisme, constituant ainsi un précurseur idéologique au monumental Aquarius (2016) de Kleber Mendonça Filho. La prémisse du film de Constantin rappelle en effet parfaitement l’histoire de Clara, mais avec deux protagonistes au lieu d’une seule, Marco et Bissoon, qui habitent depuis toujours dans des maisonnettes voisines au sein de la verdoyante campagne mauricienne, jusqu’au jour où un ensemble résidentiel de luxe géré par un entrepreneur français visqueux précipite leur expropriation. Comme c’est le cas dans le film de Filho, l’affect provient ainsi de l’opposition entre les mécanismes de l’oubli, représentés par le processus sauvage de (dé)construction effectué par les entrepreneurs, aux mécanismes du souvenir, incarnés par les nombreuses stries qui marquent l’espace vital, mais aussi le discours des protagonistes. Le surplus de tableaux pittoresques qui sert d’ancrage au récit contribue lui aussi au processus dialectique diégétique puisqu’il nous donne à admirer la beauté préindustrielle de la région, abandonnée aujourd’hui au plus offrant. L’un des plans pastoraux ainsi glanés s’érige d’ailleurs éventuellement en leitmotiv, lorsqu’on y voit passer une pelle hydraulique en arrière-plan, symbole du travestissement brutal de l’horizon local.
Malgré son importance dramatique essentielle, le thème de l’expropriation s’inscrit pourtant dans une dénonciation plus vaste de l’aliénation ouvrière face à la tertiarisation économique rampante. De la nature, on passe ainsi à l’industrie, alors que les plans de vals ondoyants cèdent aux plans du moulin à canne local, dont l’ensemble des personnages sont renvoyés sommairement à la suite d’un déménagement de l’entreprise au Mozambique avant d’être forcés ensuite d’errer dans le dépanneur local, de voler les fleurs déposées au cimetière, de s’agenouiller sur les terrains de construction pour y replanter les pousses de canne à sucre ou d’ouvrir des boutiques de souvenirs destinés aux touristes en transit. « L’avenir est dans le tertiaire » déclare d’ailleurs l’un des personnages, qui dans un effort conséquent, fonde ledit magasin à la croisée des chemins, là où passent les cars de touristes, magasin dont le nom passe, dans une série de permutations hilarantes, de Souvenir Boutik à Otentik Boutik à Otentik Snack. Ceci dit, au-delà de la pertinence sociologique de l’œuvre, sa valeur réside aussi dans une ironie jubilatoire, auquel participe adroitement la mise en scène. Qu’il s’agisse de plans seidliens où on voit les travailleurs assis sous des trophées de chasse (à la Safari [2016]), de vaines tribulations protosyndicalistes, d’accrochages avec la faune touristique et du plan d’ensemble goguenard où se donnent à voir les limites des terrains minuscules consentis aux travailleurs dans la foulée de leur dépossession, Constantin fait preuve d’un sens aiguisé de la satire sociale qui résiste à tout misérabilisme, cultivant ainsi une beauté visuelle qui se conjugue sans cesse avec un humanisme optimiste, un peu naïf sans doute, mais qui n’a de cesse de ragaillardir le spectateur.
Zanaka Tany – Aux enfants de la Terre
- Réalisateur : Alexandre Poulteau
- Pays : Madagascar, France, Réunion
- Année de production : 2018
- Durée : 86 minutes
- Section(s) : Documentaire ; Développement Durable
(précédé de)
Zanaka, tenu nomen’i Félix
- Réalisateur : Lova Nantenaina
- Pays : Madagascar
- Année de production : 2018
- Durée : 29 minutes
- Section(s) : Documentaire ; Droits De La Personne
Encore une fois, les organisateurs du festival démontrent ici la cohérence de leur programmation en jumelant le film de Poulteau avec le court-métrage de son compatriote Lova Nantenaina, l’excellent Zanaka, tenu nomen’i Félix (Zanaka, mon nom est Félix). Complémentaire dans son exploration rétrospective de l’histoire malgache, ce dernier constitue en effet le pont idéal vers Zanaka Tany, qui lui adopte une perspective anticipatoire sur l’avenir de la nation. Poulain d’argent à la FESPACO 2019, le récit de Félix est celui d’un des insurgés du 29 mars 1947, narré en voix hors champ par le principal intéressé dans une avalanche de détails évocateurs qui viennent dresser un portrait dantesque des crimes coloniaux commis par le peuple français à leur endroit. Sa description des faits est exhaustive, conjurant tour à tour le sentiment d’injustice ressenti par les tirailleurs locaux en constatant la persistance du joug colonial à leur retour de la Seconde Guerre mondiale, la confection d’arcs d’inspiration amérindienne pour mener le combat, la capture des révolutionnaires par les forces d’occupation, les paniers à salade ferroviaires et le choc des crânes de prisonniers propulsés hors des wagons, la peau qui décolle au contact du goudron bouillant recouvrant la cale des bateaux français, les coups de botte et les exécutions arbitraires.
Le portrait social ainsi brossé est foisonnant, et il constituerait déjà une proposition documentaire intrigante si ce n’était de l’ingénieuse structure narrative que propose en plus le réalisateur, concrétisant le processus radical de consignation mémorielle via l’inclusion d’une séquence axiale de dessin, où un jeune artiste s’affaire à compléter le portrait du patriarche titulaire, œuvrant ainsi simultanément à sa réincarnation. Le contenu des inserts paysagers, où se donnent à voir les taudis installés près des rails et des rivières jonchées de déchets, se réverbère lui aussi dans les propos rétrospectifs narrés par Félix à propos du développement ferroviaire dans la région, de sorte que le passé et le présent s’entremêlent constamment, dans un brillant effort d’historiographie stratigraphique qui nous laisse avec l’amertume doucereuse d’un récit d’émancipation sale et sanglant, dans un pays où partout se donnent à voir les traces résiduelles du système colonial.
Zanaka Tany est peut-être moins concis que son prédécesseur, mais il est tout aussi cohérent dans son analyse sociologique de la société malgache et sa représentation d’un peuple désormais laissé à lui-même, libéré de la métropole hexagonale rien que pour subir l’abandon aux mains d’un appareil étatique résiduel. Or, plutôt que de privilégier une approche purement observationnelle des faits, l’auteur privilégie une démarche interventionniste, œuvrant activement à l’établissement de structures sociales communautaires, le système des fokonolona, visant à compenser via l’organisation intravillageoise pour le laisser-faire étatique en matière de développement agraire. Contrairement au film de Nantenaina, qui lui s’étirait du présent vers le passé, celui de Poulteau s’étire du présent vers l’avenir, constituant bel et bien une œuvre « pour la suite du monde ». Il s’agit d’ailleurs là d’une évidence au vu du leitmotiv diégétique de la transmission, incarné notamment par les scènes d’enfants au travail dans les champs, apprenant les métiers agricoles directement de leurs aînés, tandis que, dans une perspective sociale plus vaste, le principe des fokonolona se répand tranquillement à travers le pays.
Débutant dans un hameau pittoresque près des eaux où la caméra glane le témoignage d’une famille de pêcheurs-tresseurs appauvris par les conditions agraires déliquescentes de la région, le film met en scène le contact initial de ceux-ci avec l’un des représentants de l’initiative communautaire des fokonolona, censée pallier la précarité de leurs conditions de vie. C’est le premier pas d’une démarche qui se poursuivra tout au long du film, alors que le réalisateur voyage de région en région, traçant le progrès de l’idée en germe, illustrant son inflorescence via des plans de foule exponentiellement vastes, au travail dans les champs, mais aussi lors de pétulantes assemblées publiques, où la fougue des participants commence tranquillement à déborder dans l’arène politique. Assemblées publiques où les organisations villageoises célèbrent leurs succès lors de grandes fêtes extérieures où tous partagent des morceaux de zébu, déposés cérémonieusement sur de grandes feuilles, symboles chatoyants de l’efficacité d’une gestion collective des ressources au sein d’une économie sociale post-capitaliste. Ce n’est donc pas un hasard si l’une des séquences finales se déroule au congrès d’Antananarivo, chef-lieu de l’état malgache, où les organisations villageoises s’allient à un expert international du développement communautaire, dans un pied de nez jubilatoire à l’ineptie des forces gouvernementales locales.
L’œuvre est d’ailleurs d’autant plus cohérente au sein de la programmation qu’elle réitère sans cesse le thème de l’abandon étatique évoqué précédemment par les auteurs de Dans l’ombre (2017). En effet, c’est pour pallier au désintérêt de l’état à leur égard que les villageois s’organisent ici en groupes communautaires, question de nettoyer les terres et creuser les canaux essentiels à leur survie dans l’absence d’une structure étatique destinée à cet effet. Cet état de fait est d’ailleurs maintes fois évoqué ici, dans les allusions aux refus du gouvernement de participer à la réhabilitation des terres, au laxisme de certains élus, à l’absence de systèmes d’irrigation, à l’inaccessibilité des fonds publics, à la gestion lacunaire des problèmes de chalutage, etc. Un parallèle direct entre la pratique communautaire de gestion carcérale illustrée dans le film d’Hotton et Franchomme et la situation malgache actuelle se dessine d’ailleurs lorsque l’un des intervenants déclare en assemblée qu’on « peut comparer Madagascar à des gens qui sont en prison ». Dans un cas comme dans l’autre, la gestion communautaire devient alors un moyen pour les «prisonniers» d’assurer eux-mêmes la cohésion sociale de leur geôle, et ce via l’implication directe des individus. À ce sujet, le film déborde de métaphores savoureuses, celle de l’abeille qui, en mourant, «laisse le miel en héritage», et celle du zébu, «qui se lève pour encourager les autres», constituant ainsi une leçon pour le monde entier, pour l’Amérique du Nord notamment, où dans l’absence d’une volonté étatique réelle de maintenir le tissu social et de transcender les diktats du néolibéralisme, l’avenir semble lui aussi résider dans l’avènement d’initiatives communautaires extraétatiques.
Le loup d’or de Balolé
- Réalisatrice : Aïcha Boro
- Pays : Burkina Faso
- Année de production : 2019
- Durée : 75 minutes
- Section(s) : Documentaire ; Droits De La Personne
Quoi de mieux pour conclure notre couverture du festival qu’une œuvre aussi emblématique de la programmation, vitrine de la plasticité époustouflante des paysages subsahariens, mais surtout des efforts communautaires déployés par le peuple africain pour pallier aux tares sociales postcoloniales? Scindé en deux parties complémentaires, le nouveau film de la documentariste burkinabè Aïcha Boro explore d’abord les conditions de travail monstrueuses des casseurs de granit dans une carrière de Balolé (à l’ouest de Ouagadougou), leurs efforts subséquents pour former une association ouvrière, puis, deux ans plus tard, les effets de cette initiative sur le quotidien des familles concernées. Il s’agit donc vraiment d’un film en deux temps, temps de l’apitoiement puis de la liesse, circonscrit par une bande sonore ad hoc qui, heureusement, recèle aussi quelques as dans ses manches.
Au vu de la surenchère dramatique que provoquent les violons sirupeux qui accompagnent le spectacle des mineurs à l’ouvrage, la beauté somptueuse des plans peine initialement à transcender une certaine facture « caritative ». On pourrait croire que les murs de rocaille rougeoyants qui ceignent la carrière, le bruit obsédant des maillets métalliques sur le granit, les plans d’adolescents et de grand-mères s’évertuant dans la poussière, bref toute cette esthétique d’inspiration post-apocalyptique que cultive si savamment la réalisatrice puisse se suffire à elle-même dans la représentation du mal-être ambiant, mais c’est sans compter sur le surplus affectif inutile qu’elle choisit de plaquer sur ses images. On préfèrera d’ailleurs à tout coup l’ironie savoureuse pourvue par l’usage contrapuntique de la musique populaire, et particulièrement de cette chanson qui vante les mérites de la carrière de Balolé aux chômeurs, tandis qu’à l’écran se profilent les silhouettes de travailleuses sous le soleil écrasant: «De Ouaga à Balolé, chercher du travail. De Pissy à Balolé, chercher du travail. De Zagtouli à Balolé, chercher du travail. De Dassouri à Balolé, chercher du travail. À la carrière, chercher du travail. Qu’on aille se farcir du caillou, mec! Qu’on aille se trouver du travail!»
Comme c’était le cas dans Zanaka Tany, le présent film transcende la simple monstration des conditions ambiantes via le processus actif d’organisation communautaire. Décidés à améliorer le système de redevances minières en éliminant les médiateurs, les « cockseurs » chargés de vendre le minerai concassé issu du travail d’autrui, Laurent, Ablassé et leurs collègues nous sont ainsi montrés dans leurs balbutiements syndicaux. Ayant précédemment participé à la révolution de 2014, responsables pour l’éviction de Blaise Compaoré, ceux-ci puisent dans l’espoir issu de cette victoire populaire pour s’envisager maîtres de leur propre destinée, misant sur le pouvoir du nombre pour pallier aux lacunes de leur éducation, mais surtout sur le pouvoir du communautarisme de maximiser le pouvoir politique des masses. C’est donc une action héroïque et inspirante que capture ici Boro dans son portrait de l’histoire africaine en marche, s’assurant par la suite de démontrer toute l’efficacité des mesures instiguées pour la suite du monde.
Bénéficiant d’une ellipse sise presque exactement à la mi-parcours, la réalisatrice nous transporte ensuite « 2 ans plus tard », alors que les deux jeunes frères mineurs introduits plus tôt se retrouvent sur les bancs d’école, gracieuseté des augmentations de revenus garantis par la nouvelle organisation du travail. «Les enfants ne travaillent plus que deux jours par semaine», déclare fièrement leur mère, et ils apprennent désormais à lire et écrire. Les maux de dos et les problèmes pulmonaires des travailleurs s’évanouissent, les dépenses de fonds associatifs sont votées lors d’assemblées conviviales où les femmes sont ouvertement sollicitées, et le moral des troupes monte en flèche. L’amélioration des choses est telle que le dur labeur de concassage s’effectue désormais avec le sourire, au gré d’échanges amicaux entre collègues, qui possèdent tous maintenant la possibilité d’éluder l’ouvrage pour assister à des événements sociaux.
La description des faits ainsi effectuée par l’autrice s’avère jubilatoire même si elle manque de subtilité, et on en retire deux leçons universelles: la vie ne se résume pas au labeur manuel – c’est ce que nous apprend le spectacle réjouissant des festivités de mariage – et seule l’organisation communautaire du travail permet aux ouvriers d’obtenir leur juste part du gâteau, réservée autrement à des intermédiaires parasitiques, étrangers au système de production même qui assure leur prospérité. Cette dernière leçon s’applique d’ailleurs parfaitement à la logique corporatiste qui prévaut en Occident, laquelle œuvre systématiquement à extraire la richesse des centres de production pour la redistribuer entre les mains de gens improductifs. Et c’est peut-être ça le message qu’il incombe de retirer de la programmation 2019 du festival : au-delà des ses bénéfices régionaux, c’est toute la planète que vise à sauver la philosophie communautariste, et à cet égard, c’est peut-être l’Occident qui devrait se tourner vers l’Afrique comme source d’inspiration.