Mémoire et vertiges de l’Homme

Le corps est semblable à la terre. Il est un territoire en soi. Comme tout paysage, il court le risque…
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Le corps est semblable à la terre. Il est un territoire en soi. Comme tout paysage, il court le risque d’être envahi de constructions, découpé en parcelles et ruiné de mille manières. — Clarissa Pinkola Este

Scalpée (Crédit photo Matthew Fournier)
© Matthew Fournier

Scalpée. Dans la pénombre, elle s’avance au-devant de la scène. Un faible faisceau de lumière l’entoure, elle étend une serviette sur le sol et se place au centre. Debout devant nous, elle est à moitié nue. Traversée par des frissons et de légères secousses, elle se met à pleurer. Le regard droit devant, elle ne baissera pas les yeux. Au bout d’un moment, apparaît sur son front, quelque chose qui coule, de l’eau noire, mêlée de suie peut-être. Une goutte, elle frissonne. Une autre, elle gémit, impuissante. Victime d’elle-même, de son propre corps qui se met à hurler. Des taches aveugles, niées, enfouies dans ses profondeurs refont surface. Sur son chandail blanc, les taches sont encore plus visibles. Elles apparaissent et, absorbées par le tissu, se mettent à grossir, à grossir. Une fuite de tous ses « chagrins mal recousus »1. Impossible de percevoir d’où cela provient. On pense, du plafond probablement. Ça apparaît sur son visage, ruisselle sur ses paupières, ça tache et ça noircit le corps. Scalpée comme être dépossédée. Faire une incision et retirer une partie de la peau du crâne. Rien n’est plus dangereux que la mémoire. Elle détient tous les vertiges de l’Homme.

Scalpée (Crédit photo Matthew Fournier)
© Matthew Fournier

Dans Scalpéeles images et les mots défilent, s’entrechoquent, créent des trous noirs, écorchant au passage nos cœurs fragiles qui s’émeuvent puis se glacent, en alternance, devant une telle poésie. Des images, comme celle décrite ci-haut, racontent déjà beaucoup. Mais les images sur la scène de théâtre deviennent puissamment évocatrices lorsqu’elles accompagnent une histoire. Celle qu’Anne-Marie Olivier nous raconte met en scène trois personnages tous habités par la perte violente de quelqu’un ou de quelque chose. Trois âmes qui tentent, tant bien que mal, d’engourdir les insoutenables souvenirs que gardent leurs mémoires. Charles (Steve Gagnon) découvre que sa mère, Élise (Anne-Marie Olivier), lui cache depuis longtemps la vérité sur ses origines amérindiennes. Élise, qui porte déjà avec elle le poids d’une vie de mensonges face à son fils, est victime d’une violente émeute à son travail, en milieu carcéral. Charles part travailler dans les forêts au nord du Québec. Un soir, au bord d’une route, il rencontre Dorothée (Édith Patenaude) et en tombe follement amoureux. Pour Dorothée, sa relation avec Charles est bien différente. Victime d’une récente rupture amoureuse, elle pansera son cœur dans le sexe aux dépens de Charles. Ici, chaque destin s’entrecroise, mais au-delà de ça, un peu comme un point de repère dans la pièce, il y a ces corps qu’on a contaminés et charcutés. Le corps de Charles sculpté par le mensonge, celui d’Élise est dévoré par le viol et celui de Dorothée porte les traces d’un amour passé et impossible. Elle est enceinte.

Scalpée (Crédit photo Matthew Fournier)
© Matthew Fournier

Dans l’ombre de ces histoires intimes, il y en a une plus grande qui se tisse tranquillement, traversant ces destins, les liant. La crise d’Oka comme toile de fond soulève une quête de vérité et d’origine (tout à l’image de Wajdi Mouawad, le mentor de la dramaturge Anne-Marie Olivier). On se met à fouiller le passé et à questionner le présent. On cherche notre place dans le monde, sur la ligne du temps. C’est donc aussi (et peut-être surtout) de mémoire collective qu’il est question dans Scalpée. Ici on nous parle de notre pays, de ses forêts, de son peuple, de son territoire, de sa terre et de son sang mêlé. On nous parle de nos destins intimes, intrinsèquement liés aux collectifs.

Scalpée (Crédit photo Matthew Fournier)
© Matthew Fournier

Scalpée est une création collective. Édith Patenaude, Steve Gagnon (interprétation) et Véronique Côté (mise en scène) ont tous collaboré au processus d’écriture. Et on le ressent en quelque sorte sur scène. Les trois auteurs-acteurs s’expriment dans une langue magnifique. À la croisée d’une poésie qui fait du mot une image, du conte qui nous transporte et d’un langage parlé et concret qui rend les personnages attachants et touchants, Olivier crée une voix que seule la scène d’un théâtre peut porter. Il se passe quelque chose de particulier à l’Espace Libre, ces jours-ci. Trois artistes unissent leurs cris sur une scène de théâtre dans une création qui d’instinct peut nous redonner foi, l’instant d’une représentation, en l’élucidation des maux par les mots.

Scalpée de Anne-Marie Olivier, présenté à l’Espace libre du 24 janvier au 9 février 2013 et au Théâtre de la Bordée du 5 au 30 mars 2013. M.E.S. de c. Une production de la compagnie Bienvenue aux dames!

Article par Myriam Stéphanie Perraton-Lambert. Elle est de celles qui croient que le théâtre est un corps de résistance. Elle aime quand il nous met à l’épreuve et quand il dispose d’«explosifs insondables». Elle vous parlera trop souvent de Jon Fosse et de ses poètes scandinaves, mais c’est ce qui fait son charme.

1 Expression tirée du programme de la pièce.

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM