Sorti en 2015, Turbo Kid est un film culte postapocalyptique canadien qui ne peut laisser indifférent; l’œuvre mélange une violence souvent cruelle à un humour résolument décalé. Tout comme la première BD (L’Aventure perdue d’Apple, paru en 2016), Turbo Kid – Skeletron déchaîné du collectif RKSS et de Jeik Dion, édité chez Lounak, est un antépisode autour d’un personnage central issu du même univers postapocalyptique.
«Il n’était pas l’une de ces armoires à glace au crâne vide – ça aurait été cliché de toute façon. Non, lui, il était du type rapide et sournois. Un être totalement imprévisible, et par imprévisible, je veux dire dangereux[i]».

Source: site web Bloody Disgusting
Avant même de découvrir l’antagoniste silencieux exploré par la bande dessinée, mentionnons que l’œuvre prend forme à travers deux esthétiques bien marquées. La première est une esthétique de la reprise qui livre un véritable hommage au genre. En regardant la couverture, on est placé devant ce qui semble être un vieux comic book. Les fausses marques d’usure à chaque coin viennent appuyer l’idée que l’ouvrage a déjà été beaucoup lu. On retrouve aussi toutes les caractéristiques du vieux papier des pulps[ii], les mêmes : volume, texture et odeur, à la manière des hommages visuels du cinéma de Tarantino.

Source: site web Bloody Disgusting
Le premier titre sur la couverture, Turbo Kid, a un design et un sens assurément old school, tandis que le second, Skeletron déchaîné, est faussement naïf, présenté plutôt comme un hommage significatif. Par sa grande simplicité, le deuxième titre annonce le récit à venir tout en revendiquant l’héritage de la vieille bande dessinée de genre. La seconde esthétique hyperviolente est celle que l’on observe le plus. Celle-ci entraine une logique d’excès, de brutalité et d’abjection. En rappelant les tons primaires des vieux comics, l’utilisation du blanc, du noir et du rouge évoque également le caractère primitif et démesurément violent de la plupart des protagonistes des pulps. Dans cette œuvre postapocalyptique, l’illusion d’une société qui peut se poursuivre durablement ne peut subsister bien longtemps. Les différentes factions doivent survivre au désordre ambiant qu’annoncent les couleurs chaudes et le rythme de la mise en page. Le rythme visuel est froid et vif. Les paroles sont rares, comme tous les luxes. Ceux qui parlent trop mourront les premiers (avec un comique excès d’émotions!). Les autres ne mettront pas longtemps à les rejoindre; leur tête finira sur des pics, leurs yeux dévorés par les larves. La première planche montre ce réjouissant constat avec un efficace zoom arrière qui révèle le piètre état d’une ancienne grande ville, à présent détruite. Dans ce monde, on ne fait pas de vieux os, sauf si on s’appelle Skeletron. Comme son nom le sous-entend, le protagoniste a déjà survécu à sa mort. En quel cas, il ne montre normalement pas de pitié et peut tuer froidement ses adversaires. Tout cela est vrai jusqu’à ce qu’il préfère sauver une enfant…

Source: site web Bloody Disgusting
Au-delà des deux esthétiques qui traversent l’œuvre, la plus grande force de l’antépisode est d’humaniser le protagoniste en révélant son passé avant qu’il ne rejoigne Zeus, autre personnage de la bande dessinée. Cette genèse permet d’agrandir et d’enrichir la franchise. L’exemple de Darth Vader, célèbre vilain de la saga Star Wars, peut se révéler éclairant. Dans le film Star Wars: Épisode VI – Le retour du Jedi, Obi-Wan déclare, en s’adressant au fils de Vader, que son ancien élève «est plus une machine qu’un homme maintenant», qu’«il est malhonnête et mauvais». Skeletron va également renoncer à son humanité pour devenir une figure surpuissante et apparemment invisible. La bande dessinée montre toutefois le personnage d’abord incapable de laisser simplement mourir une enfant, même si sa présence va l’irriter au début. Comme c’est souvent le cas, ce sont les choses rares qui deviennent précieuses, et la relation qui naît entre Skeletron et la fillette est assurément une expérience singulière – tant pour les personnages que pour le lectorat. Le duo fonctionne parfaitement, il est toujours crédible tout en étant comique par l’association des contraires naturels entre une enfant bavarde et un guerrier endurci qui ne parle plus. Face à ce tueur redoutable, le personnage féminin n’en demeure pas moins fort, androgyne et assurément ingouvernable. La fillette n’hésite pas à affronter son sauveur ou à manger de la chair humaine, la préférant d’ailleurs aux cafards!
Ainsi, tous les éléments se placent tranquillement, et avec un certain humour, de manière à installer une mécanique parfaitement huilée et aussi épouvantable que celle du protagoniste dont nous suivons l’inévitable descente en enfer, d’ailleurs merveilleusement illustrée. La violence de l’œuvre révèle celle dont fera preuve l’antagoniste d’acier, tandis que l’hommage qui est fait au genre des pulps correspond assez bien à la réadaptation qui est accomplie envers le personnage de Skeletron. De ce fait, il est saisissant de voir comment le silence complet de Skeletron n’entrave nullement l’empathie, qui est plutôt accentuée, que l’on éprouve pour lui et son passé tragique…
Collectif RKSS et Jeik Dion, Turbo Kid – Skeletron déchaîné, Montréal, Lounak Books, 2016.
[i] La bande dessinée n’est pas paginée
[ii] Les pulps, dont l’abréviation vient des pulps magazines, étaient des publications bon marché, mais d’assez mauvaise qualité. Ils étaient très populaires aux États-Unis durant la première moitié du 20e siècle.
Article par André-Philippe Lapointe.