La mort en marche, la mort à voir

Depuis fin 2012, les Éditions du Murmure publient de courts ouvrages thématiques d’une soixantaine de pages dans une collection baptisée…
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Depuis fin 2012, les Éditions du Murmure publient de courts ouvrages thématiques d’une soixantaine de pages dans une collection baptisée « Borderline », servis par une couverture au graphisme des plus attrayants. Pêle-mêle y sont traitées, par des chercheurs, des figures et des pratiques tenues à la marge des champs d’études théoriques et conceptuelles, regroupées ici dans la chapelle du grand fourre-tout de la « pop culture », avec ses murs jaune canari et son fronton gravé de lettres d’un rose presque viscéral. On trouve ainsi des analyses sur la nécrophilie, les peluches voluptueuses plus si innocentes, l’orgasme contrit ou encore le jeu vidéo GTA : San Andreas. Ça flashe, mais est-ce que ça « pop » ?

Objectif réussi sans conteste, en tout cas avec les deux ouvrages abordés dans la présente critique : Invasion Zombie, d’Antonio Dominguez Leiva et, en collaboration avec Simon Laperrière, Snuff movies : Naissance d’une légende urbaine.

Du pantin à la menace dévorante: variations autour du zombie

La décapitation, le supplice et l’érotisme, l’entrecroisement du réel et de l’imaginaire sont quelques-uns des sujets que l’universitaire et essayiste Antonio Dominguez Leiva, professeur à l’UQAM, a pu interroger dans ses derniers livres ou sur Pop-en-stock, la revue numérique dédiée à la culture populaire qu’il codirige. Avec Invasion Zombie, il dresse un méticuleux état des lieux des connaissances et problématiques liées à la figure transmédiatique du zombie. Icône du cinéma de genre, le revenant prend aujourd’hui d’assaut les réalisations mainstream, sans parler de la littérature où son germe a déjà été inoculé à de nombreuses et récentes œuvres. Que l’on songe, par exemple, à l’étonnant Repas de morts de l’écrivain russe Dimitri Bortnikov, à Solène de François Dominique ou à Avant de disparaître de Xabi Molia. Pour sa part, notre auteur a choisi d’orienter majoritairement son étude vers le septième et le neuvième art, sans omettre de citer le jeu vidéo. L’essai de Dominguez Leiva fourmille de références. Afin de ne pas perdre son lecteur sur un sujet encore trop peu traité par les universitaires francophones — on notera cependant la parution en 2012 aux PUF de Petite philosophie du zombie du sociologue et historien de l’art Maxime Coulombe —, il opte pour une présentation chronologique bienvenue.

Invasion Zombie
Invasion Zombie

La matrice zombie réside dans la culture vaudou où certaines pratiques rituelles visent à plonger un individu dans un état de catalepsie psychique. Le « zombi », caractérisé par ses yeux vides, est une marionnette totalement soumise à la volonté d’autrui — esclavage magique qui ne peut que faire écho au système esclavagiste américain, l’Amérique étant la première culture issue du Vieux-Continent à être confrontée à la peur irrationnelle suscitée par les legs du monde vaudou. Dès la fin du XVIIe siècle, de premiers textes, tel Le Zombi du grand Pérou de Pierre-Corneille de Blessebois, viennent lentement diffuser le folklore zombie dans l’imaginaire occidental, préparant ainsi le terrain à l’explosion des représentations de l’idole mort-vivante après la Seconde Guerre mondiale. Il faut toutefois attendre près de trois siècles, avec les films du cinéaste américain Georges A. Romero, pour que le zombie soit popularisé et passe — métamorphose capitale et significative — d’un sujet asservi mentalement, tenu entre la vie et la mort, au revenant putréfié, à une gueule cassée post-mortem désormais avide de la chair fraîche de son alter ego vivant. Or, si le zombie connaît son âge d’or au cours des années 1970-1980, notamment par l’entremise du cinéma gore et des comics, sa portée politique n’est pas évacuée pour autant par certains artistes comme Romero : ce dernier, s’il dissocie le zombie de l’imaginaire colonial, réactualise « sa symbolique raciale dans le contexte militant des années 1960 ». Par ailleurs, n’est-il pas édifiant que, à la contamination vaudou limitée dans son aire d’action, se soit progressivement substituée la zombification massive par un virus ou les radiations nucléaires ? Ces nouveaux modes de contagion sont de véritables témoignages des décennies de la mondialisation hantées par les menaces de la guerre froide et des armes bactériologiques. Au XXe siècle, le zombie porte les stigmates de son époque et se fait l’emblème pourri d’une angoisse généralisée.

Antonio Dominguez Leiva (Crédit photo Nathalie St-Pierre)
Antonio Dominguez Leiva (Crédit photo: Nathalie St-Pierre)

C’est tout l’intérêt de la démarche de Dominguez Leiva que de recontextualiser l’émergence de chaque nouvelle représentation du zombie et de signaler son impact sur l’iconosphère mort-vivante, voire sur le système global des représentations. Il serait fastidieux de reprendre toutes les ramifications développées par l’auteur au cours de son étude resserrée, mais il convient de souligner l’importance, tant du point de vue de sa maturité artistique que de sa popularité sans précédent, de la série, d’abord graphique puis télévisuelle, de Robert Kirkman : The Walking Dead. Si cette référence a tendance à occuper une place importance dans l’argumentation, c’est assurément parce que The Walking Dead affiche le vibrant héritage d’une culture zombie pluriséculaire réinterprétée avec intelligence, dans la perspective de renouer avec les questionnements d’enjeux universels. L’importance conceptuelle et métaphysique de la figure du zombie, Invasion Zombie la démontre avec brio. Homme revenu à un état sauvage, animé par une inextinguible faim anthropophage, le zombie, qui tue et qui est tué à loisir et massivement, incarne l’un des avatars les plus représentatifs du paradigme de la violence de nos sociétés. Retour d’une hybris débridée dans la cité aux frontières floues d’un monde globalisé, le revenant décharné est ce nouveau barbare qui assaille les murs tant symboliques que réels (il n’y a qu’à se remémorer le saisissant tableau mis en scène par Marc Foster dans son adaptation cinématographique de World War Z, où une horde de zombies se lance à l’assaut de l’enceinte de Jérusalem). En prenant de la hauteur, on peut considérer que le zombie est un émissaire trop humain de notre fin personnelle — pourrissant sur pied, il rappelle l’obsolescence programmée de notre chair — et de la fin des temps, quand le monde entier sera contaminé et dévoré, chaque sujet étant anéanti par son prochain ou trahi par son propre corps en instance de zombification. Par conséquent, l’eschatologie annoncée par la vague zombie se place résolument dans le courant des discours d’inspiration biblique tenus sur l’Apocalypse. Des pistes fort intéressantes sont dessinées par l’auteur à ce sujet, mais la concision imposée par le format de l’ouvrage l’empêche de les poursuivre.

Invasion Zombie tient toutefois son pari en prenant son lecteur aux tripes de la curiosité et en l’incitant à découvrir plus avant le champ trop méconnu des zombies studies, dont le présent ouvrage constitue sans nul doute une porte d’entrée sérieuse et documentée. Le zombie est un monstre protéiforme et polysémique, et si monstre trouve sa racine étymologique dans l’action de montrer, de dévoiler (monstro), alors les zombies, « créatures de l’infinie finitude », se manifestent comme les miroirs de notre crépuscule… ou d’une nouvelle naissance, ainsi que peut le laisser entendre le roman de Richard Matheson, Je suis une légende, où l’homme est finalement l’Autre d’une société presque entièrement composée de créatures anthropophages. « Ils sont nous » s’exclame l’un des personnages de Day of the Dead (Romero, 1985), signant l’avènement d’une mimesis inévitable et sidérante, énoncée à nouveau vingt ans plus tard par le cynique gouverneur de The Walking Dead. Progressivement, la créature, l’ennemi mort-vivant stoppé d’une balle ou d’une lame, fait place à une menace bien plus insidieuse, totale et imparable car inscrite dans l’homme. Ils sont nous, nous sommes eux : universelle humanité séparée en deux groupes, en raison d’une altérité reposant sur une démarche saccadée, une chair capricieuse et un coup de dents dont nous portons tous les traces et la possible résurgence, dans les profondeurs de nos viscères en voie de décomposition et de réanimation.

L’œil était dans l’écran et regardait l’homme

Snuff movies, de l’argot anglais snuff, tuer, étouffer une personne. Snuff movies, donc, ou films de la mort réelle et donnée à voir au spectateur. Snuff movies: en somme, l’aboutissement sordide et impensable de l’union immémoriale entre le cinéma et la mort, où « le désir de mort et la pulsion scopique fantasment un au-delà de la représentation ».

Snuff movies : Naissance d'une légende urbaine
Snuff movies : Naissance d’une légende urbaine

De tout temps, le cinéma aurait été gros de mort ? C’est, en tout cas, l’hypothèse de départ de cet essai à quatre mains d’Antonio Dominguez Leiva et de Simon Laperrière, ancien étudiant de l’UdeM et programmateur du festival Fantasia, qui a consacré son mémoire de maîtrise au thème du snuff movie. Leur dialogue débouche sur ce livre-enquête consacré à exhumer la vérité sur ce mythe d’une mort réelle mais mise en scène, réalisée et spectralisée par l’intermédiaire de la caméra. Non pas une mort brute, jetée à la face du spectateur comme dans certains reportages de la télévision, de la presse ou, désormais, de l’Internet florissant, mais un trépas ritualisé, théâtralisé à destination d’un public et joué jusqu’à la mort d’un acteur dans le but de faire jouir. La rumeur a beau courir depuis des décennies sur son existence, le film snuff semble se dérober in extrémis à toutes les investigations. Jusqu’à aujourd’hui, aucune bobine n’a pu être retrouvée, que ce soit du côté des amateurs du genre, des chercheurs ou de la police. Le snuff movie demeure insaisissable et taille sa légende à la lisière des circuits de diffusion. L’enquête de nos deux auteurs est donc aussi une problématisation de cet au-delà terrible et (pour l’heure) virtuel de la représentation, de sa capacité de révélation des angoisses et désirs tus au cours des époques, jusqu’à ses ramifications contemporaines inattendues.

Dès les premiers temps du cinématographe, la mort est mise en scène : Exécution en Chine, Exécution en Espagne, Exécution en Amérique… un vaste catalogue des peines de mort à travers le monde se déploie au début du XXe siècle, excitant la curiosité et l’avidité morbide d’un public ouvert — une fois n’est pas coutume — à ce qui se passe ailleurs sur le globe. Très vite pourtant, la censure s’en mêle et va interdire la présence de matériel de captation filmique sur les lieux d’exécution. 1939 sonne comme l’année de l’ombre : les mises à mort légales sont désormais soustraites au regard du public, suite à la décollation tapageuse d’Eugène Weidmann, criminel dont le souvenir nous est encore connu grâce au premier roman de Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs, et sa célèbre entrée en matière : « Weidmann vous apparut dans une édition de cinq heures, la tête emmaillotée de bandelettes blanches, religieuse et encore aviateur blessé, tombé dans les seigles, un jour de septembre pareil à celui où fut connu le nom de Notre-Dame-des-Fleurs ».

L’assassinat de l’actrice américaine Sharon Tate, épouse du réalisateur Roman Polanski, des mains des adeptes de Charles Manson, accroît encore la légende du snuff movie: leurs sanglants forfaits auraient été filmés et les bobines seraient enterrées sous le sable et la roche du désert de Mojave. Quelques années auparavant, les vingt-six secondes du meurtre du président américain John F. Kennedy, filmées à l’improviste par une caméra amateur, nourrissent à leur manière le circuit des curieux du genre. Mais le vrai snuff movie reste toujours introuvable. Son caractère insaisissable cultive le mythe, à tel point qu’il inspire nombre de réalisations gore et horrifiques des années 1960-1970 qui jouent délibérément dans les tortures, les viols et les mises à mort présentés à l’œil du spectateur sur un flou entretenu entre la réalité et les effets spéciaux. D’entre toutes ces productions, le film Snuff de 1976 occupe une place à part. Sa sortie est attentivement préparée par un long et douteux travail de rumeurs glauques, près d’un an avant sa projection à New York. Marketing macabre et mise en abyme redoutable offrent un cocktail détonant: avec Snuff, les limites de la représentation et de l’insoutenable sont plus que jamais brouillées, comme en atteste l’indignation populaire qu’il réussit à soulever à travers les États-Unis. Aujourd’hui encore, et malgré sa médiocrité artistique évidente, Snuff se présente en quelque sorte comme un indépassable des films dédiés à ce sordide spectacle. À l’heure de l’explosion des médias, il se peut pourtant que ce constat soit bientôt bousculé alors que prolifèrent sur le web les sites où « l’on peut assister, par un simple clic, aux vidéos de décapitations à la tronçonneuse de victimes des Narcos ». Sans verser dans l’alarmisme, il semble probable que la dilatation incroyable de la société de spectacle hypermoderne et l’excitation constante du désir de reconnaissance narcissique du sujet par l’entremise d’une image devenue souveraine, peuvent sans aucun doute donner naissance (prochainement?) à un réel film snuff: l’horreur est sans fond et ne souffre aucune limite. L’image manquante et toujours fuyante de la mort sera-t-elle enfin rattrapée et ritualisée par le biais de l’écran, tabernacle saturé d’idoles du présent ?

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Invasion Zombie
Antonio Dominguez Leiva, Éditions du Murmure, 2013, 62 pages.
et
Snuff movies : Naissance d’une légende urbaine, Antonio Dominguez Leiva et Simon Laperrière, Éditions du Murmure, 2013, 64 pages.

Article par Martin Hervé. Simoniaque – deale des scalps de saints, des mains sans gloire de voleurs, des lambeaux de peau scripturale où se déchiffrent les mots de Rilke : « Le beau n’est que le commencement du terrible ».

 

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