C’est pas pour faire le malin, mais à la sortie de Moi dans les ruines rouges du siècle, je ne peux m’empêcher de m’interroger avec un ami sur l’attribution du Prix de la critique de l’Association québécoise des critiques de théâtre à ce spectacle. La conversation glisse et enchaîne sur la valeur de l’avis individuel confronté à celui de la majorité. Genre de questionnement qui me revient sans cesse depuis que j’écris sur le théâtre. Que vaut ma critique à partir du moment où elle s’oppose au consensus de mes collègues? Ils ont pourtant, en majorité, su brillamment détailler les raisons du triomphe. D’autre part, j’ai l’impression de pouvoir tout aussi bien étayer la thèse inverse. Cela fait-il de moi un critique fantoche? On en revient à la perception, source de toute discorde. On pourrait en débattre pendant des heures, en art, personne ne bouge. On aime profondément ce que l’autre abhorre, le voisin éclate d’un grand rire lorsque l’on fond en larme. Cela dit, au risque que l’on me raille, je dois vous avouer qu’en dépit de mon intérêt pour Olivier Kemeid, j’ai trouvé Moi dans les ruines rouges du siècle bien à côté de ce que j’espérais qu’il soit.
C’est ennuyeux, parce que je m’étais préparé à adorer cette pièce. On m’en avait dit tellement de bien, le sceau de qualité y avait été apposé par mes collègues et, faisant les choses dans le désordre, j’avais grandement apprécié son plus récent spectacle; Furieux et désespérés (lire ma critique). Cette fois-ci pourtant, la magie n’opère pas. Ce qui, dans Furieux et désespérés, n’était que défaut minime n’altérant pas l’ensemble de l’expérience s’est ici transformé en véritable cancer.

À l’origine du texte : Sasha Samar, ukrainien d’origine ayant décidé d’émigrer au Québec. Cette histoire est la sienne, mais il l’a offerte à Kemeid afin qu’il la prépare pour la scène. Sasha Samar incarnant son propre rôle, la frontière entre réalité et fiction s’en trouve brouillée. Tantôt spectateur de sa conception, tantôt maître de son destin, il surplombe à tout moment ce récit qui est le sien. Séparé très tôt de sa mère par un père que seul son fils rattache au monde des vivants, Sasha cherche en toute chose un moyen de retrouver la figure maternelle. S’il s’entraîne très fort pour devenir une vedette du hockey, c’est qu’il espère être assez célèbre pour que celle-ci le reconnaisse. S’il fait du théâtre, c’est pour augmenter ses chances d’apparaître dans la télévision du salon de sa mère. Perdu dans les ruines d’un âge d’or rouge sur le déclin, Samar incarne cette génération issue de l’URSS en perte de repère, confondue par l’ouverture à l’idéologie dominante de l’individualisme et du capitalisme. Une génération assoiffée de liberté, souvent opposée à la précédente et ayant fait son deuil des idées de grandeur.

Moi dans les ruines rouges du siècle est conçu de tableaux alternants réalisme et surréalisme. Les scènes de ménage débouchent sur les rêveries éclatées de l’enfant Samar, peuplées d’astronautes victorieux et de gymnastes prodigieuses. La monotonie du quotidien qui se mêle à l’orgueil de la nation. Rêve versus réalité, illusions de grandeur et lendemains de veilles. L’ombre de Tchernobyl plane. Sur papier, bien sûr, tout cela a l’air passionnant. C’est le rendu qui freine nos ardeurs. Graves problèmes de rythme, le récit paraît distendu. La mise en scène de Kemeid manque d’imagination, n’arrive pas à stimuler la nôtre. Le texte, quant à lui, paraît inégal, traversé d’instants de poésie fulgurants et frisant le kitsch dans la scène qui suit. Mais le problème principal réside dans l’interprétation. Peut-être que la rouille s’est emparée de la distribution, que la vigueur reviendra. Pour le moment, le jeu de Robert Lalonde dans le rôle du père paraît complètement fabriqué jusqu’à la grossièreté. Sophie Cadieux n’arrive pas à mettre en place une progression qui se tienne dans ses percées dramatiques, plafonnant dès les premiers instants. Sasha Samar et Annick Bergeron arrivent à s’en tirer sans pourtant convaincre. C’est pourquoi on sent la pièce soudainement revivre à chaque entrée en scène de Geoffrey Gaquère, débordant d’énergie brute. Son Gagarine est savoureux, son fanatique de Lénine passionnant.
Amère déception donc, pour cette pièce dont j’attendais tant. Mais comme je le disais plus haut, dans ce constat, je peux très bien me tromper. C’est d’ailleurs la conclusion du nombre. À vous de faire la part des choses, comme toujours.
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Moi dans les ruines rouges du siècle d’Olivier Kemeid, présenté du 10 au 21 septembre 2013 au Théâtre d’Aujourd’hui. M.E.S. Olivier Kemeid.