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15-05-2025 Vol 19

Une question évacuée. Chatroom d’Enda Walsh

Ce mois de mars, les étudiants du Conservatoire d’art dramatique de Montréal reprennent un exercice hors les murs avec Chatroom, un texte d’Enda Walsh dans une mise en scène de Sylvain Bélanger. Un portrait encore une fois décalé de la génération suivante.

Dès le début de la pièce, la numéricienne en moi est surprise, car, sur scène, six adolescents discutent grâce à un protocole IRC 1. Utilisé par un large public durant les années 1990 et 2000 pour communiquer avec des étrangers, ce mode de conversation est depuis redevenu un outil de communication sommaire pour les ingénieurs logiciel. Depuis Facebook, peut-être même depuis MySpace, l’environnement pixelisé des chatrooms comme Palace-Mansion a été déserté par la majorité de leurs utilisateurs. Ces jeunes, donc, ne sont-ils pas plutôt des figures d’un flashback des années 2000? Aujourd’hui, n’auraient-ils pas au minimum mon âge, voire celui du metteur en scène ou même de l’auteur? La question mérite d’être posée. Car alors, pourquoi leur avoir prêté ce ton criard, désespéré et agressif qu’on donne systématiquement à tous les personnages adolescents? Peut-être a-t-on plutôt décidé de jouer sur l’anachronisme et de mettre en scène des adolescents d’aujourd’hui. Ce serait alors prouver que nous ne sommes pas sortis de ce cercle vicieux qui veut que chaque génération se croit plus intelligente que la précédente et plus sage que la suivante.

Crédit photographique: Jean-Philippe Baril Guérard
Crédit photographique: Jean-Philippe Baril Guérard

Les interprètes jouent cependant avec force de conviction. Anne-Marie Binette prête à sa Emily naïveté et sensibilité, Catherine Chabot incarne une Eva froide et envoûtante, Maude Roberge-Dumas se débat avec une Laura légèrement trop larmoyante tandis qu’Olivier Gervais-Courchesne s’investit complètement en William, personnage ingrat et trop manichéen. Mais deux acteurs se distinguent des autres: Antoine Rivard-Nolin et Simon Beaulé-Bulman, dont la composition et les prestations nuancées révèlent une intelligence du texte et un potentiel bouleversant. Chatroom réussit à rappeler l’importance de la prévention du suicide et éclaire les rapports de force pouvant exister sur la toile autour des personnes en recherche d’aide. Il est heureux qu’il existe aujourd’hui toutes sortes de communautés en ligne créées et surveillées par et pour des personnes comme Jim et Laura, mais aussi pour William, Eva, Jack et Emily.

Mais malgré le talent évident des acteurs, Chatroom laisse un spectateur insatisfait. On a l’impression que quelque chose a été effleuré, mais pas exploré. Quelques jours avant la première, Sylvain Bélanger déclarait au Voir: «l’enjeu n’est pas ici d’incarner la langue du web, mais bien de décrypter le rôle qu’y joue l’anonymat des interlocuteurs, avec des conséquences parfois désastreuses2» 3. Enda Walsh n’a pas écrit sa pièce sous forme de chat, ce qu’Étienne Lepage a respecté dans sa traduction fort réussie. En jetant un coup d’œil au teaser du spectacle, où Jim est seul devant un ordinateur, on comprend l’ampleur de sa vulnérabilité devant ces pairs anonymes.

https://vimeo.com/120737636

Pourtant, une fois sur scène, six jeunes assis derrière six cadres lumineux nous présentent leur visage. Aucune distance, aucun mécanisme, rien ne les sépare. Loin de moi l’idée de faire l’apologie du réalisme, mais il reste que tenter d’installer un dispositif de communication (ici le chatroom) sur scène demande une réflexion plus soutenue concernant sa schématisation. Alors, comment peut-on représenter un espace virtuel et numérique au théâtre? Et pourquoi, en tant que communauté artistique, continuons-nous d’éviter cette question?

1. Internet Relay Chat
2. «Mourir pour des idées», Philippe Couture, VOIR, Scène, Survols, entrevues et  critiques.
3. Lire aussi Un exercice de vigilance, Sylvain Bélanger, JEU.

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Chatroom, d’Enda Walsch, dans une traduction d’Étienne Lepage et une mise en scène de Sylvain Bélanger, est p
résenté à la salle Fred-Barry du 4 au 21 mars 2015.

Article par Corinne Pulgar. Bachelière en art dramatique, parfois régisseur, metteur en scène et conseillère dramaturgique. Aussi végétarienne, humaniste, addict de la parrhésie et numéricienne lettrée.

Artichaut magazine

— LE MAGAZINE DES ÉTUDIANT·E·S EN ART DE L'UQAM