
La Chapelle Scènes Contemporaines accueillera la production Un temps pour tout du 31 janvier au 4 février prochain. Pour mieux découvrir ce spectacle axé sur la spontanéité et la rencontre avec le public, Élisabeth Chevalier s’est entretenue avec l’artiste instigateur du projet, Sovann Rochon-Prom Tep.
EC: Comment présenterais-tu Un temps pour tout?
SRPT: C’est un show qui met surtout en valeur les artistes performeurs. Ils sont trois danseurs que je trouve exceptionnels, qui sont du milieu des danses hip-hop, et puis deux musiciens qui eux aussi jouent beaucoup dans les soirées hip hop et les soirées jazz, dans les soirées «Le Cypher», au Bootlegger. C’est donc une rencontre entre ces trois danseurs qui sont des complices de longue date et puis des musiciens.
Les trois danseurs ont tous une identité particulière, une vision artistique, et aussi une complicité à trois. Pour moi, c’était de voir comment leur identité pouvait se traduire dans un nouveau contexte. T’as une heure, une heure et demie de show, t’as des gens assis : ça fait que le rapport n’est pas le même. Dans un événement de danse urbaine, les gens entrent un après l’autre. L’énergie est très haute. Tu entres, tu fais une minute de danse, après ça tu sors. Ça s’échange, donc ton identité artistique «entre dans un passage» d’une minute. Échanger, laisser les danseurs faire des longs stretchs de vingt minutes, ça leur donne des nouvelles possibilités d’exploiter ce qu’ils connaissent déjà. En fait, ça change un peu la forme, à cause du contexte. C’est un peu la même chose pour les musiciens, qui ont l’habitude de jammer et de s’échanger des solos. Là, le show et la danse leur permettent de structurer leur musique autrement.
EC: Mais l’identité reste la même?
SRPT: L’identité reste la même. Au final, je me considère principalement comme «l’instigateur» du show, plutôt que comme le chorégraphe, parce qu’à aucun moment je ne leur ai montré des mouvements, leur ai dit « faites ça ». C’est plutôt eux qui arrivaient, qui jamaient. On a travaillé des structures mais en dehors de celle du spectacle. On a exploré, je les ai sortis hors de leur zone de confort pour leur faire découvrir des nouvelles affaires. Il y a une coach de voix qui est venue, on a chanté ensemble. Quelqu’un qui travaille l’anatomie fonctionnelle est venu travailler avec eux, aussi.
Ils ont découvert de nouvelles choses, et moi aussi, d’ailleurs. C’est intéressant de travailler avec des danseurs qui ne sont pas aller à l’école. À l’école de danse, tu apprends à être un bon interprète, à t’adapter à tout, à être versatile. Si tu n’es pas capable de faire quelque chose, fake it until you make it. Passer par-dessus les inconforts, et tout ça… [Ces trois danseurs], ce ne sont pas des gens à qui on a appris à dire « oui » à tout. Donc, quand moi je propose quelque chose qui ne fonctionne pas dans leur corps, qui ne fonctionne pas avec leur identité artistique, à un moment donné, ça se bute à un mur. Et je n’ai pas le choix de les inviter à bifurquer.
Le travail d’exploration, c’était aussi de découvrir avec le temps quelle position on se donne à chacun, comment on se fait confiance. Plus ça avançait dans le processus, plus les rôles se sont clarifiés. Il y a eu des moments de résistance, ça a mené à des discussions, et on s’est tous entendus sur le rôle que chacun avait. Au final, moi j’ai une certaine vision de l’énergie qu’on peut faire ressentir au public mais c’est eux qui performent, ce sont eux qui connaissent leur corps. À partir du moment où ils comprennent quel type d’énergie je veux à quel moment, ce sont eux qui arrivent avec les solutions, qui disent «Ok, tu proposais de faire ça pour arriver là, mais moi je ne le sens pas comme ça, j’aurais plutôt besoin de ça». À partir du moment où ils comprennent ce que je veux partager et qu’on est tous sur la même longueur d’onde, les propositions sont toutes bonnes; elles sont meilleures que les miennes, parce que ce sont eux qui se connaissent.
EC: Puisque les danseurs se connaissaient déjà entre eux, est-ce que tu avais l’impression d’arriver au sein d’une dynamique déjà établie? Est-ce qu’il a fallu l’assouplir, la déconstruire?
SRPT: Elle s’est assouplie, mais… Ce sont des gens qui se connaissent depuis plus de dix ans et ce sont des gens qui, artistiquement, sont ouverts à essayer de nouvelles choses. Il faut que ça vienne de l’intérieur : les amener à improviser dans d’autres contextes, sur une musique qui n’a pas de rythme, sur le silence, faire une demi-heure d’improvisation dans le silence avec les trois… Ça les force à aborder d’autres choses, et à aborder la connexion autrement. À partir de là, je le sens, quand quelqu’un tombe dans quelque chose qui a de l’allure pour lui, c’est comme : «Ah! Est-ce qu’on est d’accord sur le fait que c’était génial, ça? Il s’est passé quelque chose? Ok, on est d’accord là-dessus. Comment peut-on reproduire ça sans l’enfermer?» Parce que parfois je veux reproduire quelque chose, mais, s’il faut juste que je le répète, ça perd son sens. C’est une espèce de négociation où chacun a besoin de choses différentes, et il faut trouver ce dont chacun a besoin pour pouvoir reproduire ces moments-là.
EC: Créer en collaboration, était-ce nouveau pour toi?
SRPT: Ma démarche s’inscrit dans une progression d’essais et d’erreurs. Dans mon dernier show à Tangente, j’improvisais seul pendant quarante minutes. Je travaille aussi comme interprète. J’ai de la difficulté à me faire dire : «Là, tu vas faire tel mouvement, tu vas te sentir de telle manière, et il faut que tu projettes telle chose.» Quand je suis interprète, il faut toujours que je fasse ce qu’on me demande, mais j’essaie de tweaker mon affaire de l’intérieur pour me surprendre moi-même, parce que j’ai besoin d’improviser. Moi je viens du milieu du break, et même dans ce milieu-là, où c’est improvisé, il y a beaucoup de gens qui se font des petites séquences de mouvements, qui les répètent et les répètent. Ma manière d’approcher le break, c’est d’entrer sur le plancher et de faire fi de tout ce que j’ai dans ma tête, de l’effacer, de me lancer et de voir ce qui se passe. C’est comme ça que je fonctionne.
Avec un des danseurs de ma gang, j’ai aussi créé le duo Presque trop tard. Ça a été présenté au festival 100lux il y a deux ans, mais je dictais beaucoup plus les mouvements et la ligne dramaturgique. Après m’être donné la liberté d’improviser sur scène et après en avoir ressenti le plaisir, je ne voulais pas imposer une chorégraphie de mouvements fixes qui brimait la spontanéité et le feeling de mes artistes. Je n’avais donc pas le choix de créer à partir d’eux et avec eux. C’est leur expérience que je mets en scène, pas mes mouvements.

EC: D’où vient le titre du spectacle, « Un temps pour tout »?
SRPT: Dans le milieu des arts, souvent, on doit donner un titre longtemps en avance. Parfois on doit donner un titre avant même d’avoir commencé ou choisi avec qui on veut travailler… parfois on doit même donner des photos avant d’avoir commencé (rires)… J’essaie toujours d’avoir des titres assez ouverts, qui donnent une vision, un feeling, mais qui n’en disent pas trop. Dans « Un temps pour tout », il y a quelque chose de l’ordre de « prendre le temps de faire quelque chose », « prendre différents temps pour faire différentes choses ». Il y a une relation au temps qui s’installe, et c’est quelque chose de sain et bienveillant. C’est « chaque chose en son temps ».
Mon show précédent c’était Si ça se sait, pis l’autre d’avant s’appelait Presque trop tard. Toujours en quatre temps, toujours francophone, assez vague (rires). La Chapelle voulait reprendre Presque trop tard, mais dans cette pièce-là il y avait quelque chose de l’urgence, quelque chose d’un peu plus « fesse dedans ». J’ai repris ce show-là mais en ne faisant pas du tout la même chose et en repartant de zéro… L’idée c’était donc de garder ce rapport au temps mais beaucoup plus apaisant. Il y a un feeling d’acceptation. On se permet de prendre un temps ensemble, pour la rencontre. Je vois les œuvres comme des espaces de rencontre. Il y a des codes qui se sont bâtis, avec le temps, sur ce qu’un spectacle est supposé être. Telle sorte d’éclairage, tels standards… Moi j’aime revenir à l’idée que… je ne fais pas semblant qu’il n’y a pas de public. Ce qui est génial du spectacle, c’est qu’à un moment il y a des gens qui expriment quelque chose, qui le partagent avec cinquante, cent personnes. Il y a une rencontre qui se fait, sans avoir à faire interagir [le public] live ou à le faire participer au spectacle. Pas besoin de créer un univers idéal où rien d’autre n’existe. T’es là, je suis là, on est là, dans l’espace. On va vous montrer quelque chose! On ne va pas faire semblant qu’on est là depuis toujours et qu’on est des êtres, comme… Mais ça, c’est une approche comme une autre, je ne critique pas les autres approches. Mais, parfois, j’entre dans un spectacle pis les performeurs sont dans un espèce d’univers idéal, imaginaire, autre que le mien. Ils vont entrer sur scène, déjà dans l’éclairage, ils font leur truc puis ils disparaissent comme ça. Ils reviennent pour le salut et là ils redeviennent humains. J’aime ça sentir que je suis sur le même pied d’égalité qu’eux autres, dans un même espace, qu’on partage. J’essaie de créer ce feeling d’inclusion.
EC: La question de l’identité est assez centrale dans la description du spectacle. Est-ce que c’est plutôt les identités individuelles créées par la performance, qui t’intéressent? Ou plutôt ce qui est créé par le regroupement, les identités collectives?
SRPT: C’est l’identité de chaque personne. Par exemple, je trouve que l’une des danseurs, Pax, elle a une transparence fascinante. Elle est capable d’être là, devant tout le monde, d’être un peu gênée, de sourire un peu, mais elle ne se cache pas du tout, elle est là, toute à découvert. Elle, son identité en tant qu’artiste, dans les danses hip-hop, dans les jams, c’est cette très grande transparence. En tout cas, moi c’est ce que je vois, ce qui m’interpelle particulièrement. Elle est dans son corps, elle habite son corps, on dirait qu’elle vit la danse presque comme une méditation. Souvent, les gens vont voir le hip-hop et verront juste la surface. Ils ne vont pas être capables d’accéder à ce que chaque artiste vit individuellement, et à ce qu’il partage en tant qu’humain. De la même manière qu’un public qui n’a jamais vu de danse contemporaine va voir un show et trouve ça weird. Tout le long, ils vont se poser la question «Pourquoi [les danseurs] sont weird? Qu’est-ce que ça veut dire? C’est quoi ça?» Et pour moi, quand quelqu’un se dit «Pourquoi ils sont weird? C’est quoi ça? Qu’est-ce que ça veut dire?», on perd l’accès à l’humain et à ce qu’il vit. L’art de la performance qui m’intéresse, c’est un art où l’humain et son expérience sont au centre de l’œuvre. Ce que je dis souvent dans mes descriptions, c’est que ce qui m’intéresse, c’est l’expérience de la personne qui performe l’art, et la réception empathique du témoin.
EC: … au-delà du style, alors?
SRPT: Au-delà du style, au-delà de la forme. C’est le fun qu’il y ait du style, que ce soit esthétique, mais ce qui m’intéresse principalement de créer chez le spectateur c’est l’espèce de «Je rentre dans sa peau; qu’est-ce qu’il vit? Comment je peux relate à ça?» On lit les gens avec empathie, et parfois, pour moi, l’art c’est une belle plateforme pour travailler, redéfinir ce partage empathique. Pour moi, souvent, on le perd dans une recherche de catégorisation.
EC: Tu as mentionné que tu viens du milieu du break dance. Tu es aussi diplômé de l’École de danse contemporaine de Montréal. Dirais-tu que ta formation plurielle te donne accès à un style hybride?
SRPT: Le mot «hybride» ne m’interpelle pas tant que ça… Dans «hybride», il y a une espèce de fusion. Quand je danse, je ne veux pas me limiter non plus à une fusion des styles. Parfois je vais faire une performance où il y aura absolument zéro move de break. Si je me ramasse sur ma tête, dans une performance, je ne suis pas en train de faire «un petit peu» de break dancing. Je me ramasse sur ma tête. Je ne fais pas un clin d’œil à un style de danse et à toute sa culture.
Pour moi, les vocabulaires –comme le break, ou le hip-hop, ou certaines esthétiques dans le milieu de la danse contemporaine–, sont des véhicules qui permettent de vivre quelque chose. Parfois il faut rider sur un véhicule pour ouvrir certaines portes, mais ce qui m’intéresse ce n’est pas le véhicule, c’est la raison pour laquelle on le prend et là où ça mène. Certaines danses, comme le krump, sont vues comme super agressives, mais elles sont nées d’un besoin de s’exprimer. Les danseurs font de grosses grimaces, ils crispent leur corps : ils vivent quelque chose. Pis si ces gens-là n’avaient pas eu l’excuse du krump pis le véhicule du krump, ben ils ne se lèveraient pas le matin en crispant leur face, ils ne pourraient pas le vivre aussi intensément. Les styles, ce sont des véhicules qui nous mettent sur la même longueur d’onde pour partager un certain type d’énergie. Pour cette raison-là, je trouve ça génial que ces vocabulaires existent. Je peux m’intéresser à un vocabulaire pour les possibilités qu’il amène, mais ce qui m’intéresse vraiment, au final, c’est l’être humain et ce qu’il se permet de vivre.
EC: Depuis quelques années, les danses urbaines accèdent aux scènes contemporaines. As-tu l’impression qu’elles doivent se plier à un certain moule pour accéder à ces scènes? Est-ce que ça transforme les styles?
SRPT: C’est sûr qu’à partir du moment où tu mets des danses hip-hop sur une scène institutionnalisée, tu décontextualises la danse et, donc, tu la dénatures. Selon moi, les danses urbaines ne sont pas obligées de monter sur scène pour passer à un autre cran. Je n’ai pas envie que ce soit considéré comme «Maintenant, ils ont atteint le vrai statut d’artiste », ou « Maintenant, ils font du vrai art». La danse urbaine, elle est belle dans sa forme originale et on peut être intéressé à la mettre sur scène pour la partager à un nouveau public, pour lui donner de nouvelles possibilités, mais ce n’est pas une amélioration de la danse urbaine. C’est juste l’utilisation d’un autre type de bagage par les artistes, pour qu’il soit partagé sur scène. Ça, c’est une nuance que je trouve importante. Si tu t’intéresses vraiment aux danses urbaines, tu peux aller voir les spectacles avec des danseurs hip-hop, mais il faut aussi aller les voir dans leurs événements, les battles, les jams… Une danse émerge et se transforme selon son contexte, naturellement. Quand tu vas dans un événement comme un battle, tu vois le contexte dans lequel ces danses-là ont émergé. Tu les vois dans leur état naturel. Tu les vois avec leur énergie naturelle.
Un temps pour tout, mettant en scène les danseurs Pax, Jigsaw et Sangwn, sera présenté à La Chapelle Scènes Contemporaines du 31 janvier au 4 février 2019.
Cette entrevue a été éditée et condensée.
Article par Élisabeth Chevalier.