Il y a de ces rencontres uniques entre artistes, voire improbables, qui pourtant lorsqu’on y assiste nous convainquent qu’elles n’ont rien du fruit du hasard. La discussion entre les réalisateurs Denis Côté et Jean-Charles Hue, dans le cadre des RIDM, n’était pas qu’une simple plage à l’horaire parmi d’autres. Au contraire, elle s’imposait.
Après avoir assisté à la représentation de La BM du Seigneur de Jean-Charles Hue, mercredi dernier, la complémentarité entre les œuvres des deux réalisateurs m’est apparue fascinante. D’un point de vue iconographique d’abord, on peut rattacher systématiquement à La BM du Seigneur les mêmes éléments plastiques qui constituent Carcasses de Denis Côté soit, la nature, les carcasses d’automobiles, les déchets, etc. Au-delà des ressemblances iconographiques, ces deux films à l’ambigüité mystérieuse et familière témoignent avant tout d’un univers où fiction, documentaire et réalité s’entrelacent pour donner des œuvres inclassables, que certains critiques qualifient comme une nouvelle vague du docu-fiction, soit le film hybride.
Or, qu’est-ce que le film hybride?
Hue et Côté ont cela en commun : ils sont intuitifs, et c’est un peu en cela que se caractérise le film hybride. Lorsque Denis Côté débarque à St-Amable pour filmer Jean-Paul Colmor en 2009, il ne cherche pas à raconter la vie de l’homme « rapaileur » d’automobiles; ce qui l’intéresse c’est de suivre au quotidien l’individu. De là s’opère la magie et y surgissent des éléments étonnants, plus souvent involontaires, formant en somme une sorte d’absurdité délicieuse. En ce sens, le processus créatif de La BM du Seigneur se rapproche de celui de Carcasses, même si toutefois Hue entretient un rapport différent avec ses sujets. Pour y avoir grandi pendant quinze ans durant son enfance, Hue connaît parfaitement la communauté nomade des Yéniches dans le nord de la France, de même que la famille Dorkel d’où lui vient l’inspiration pour le film. Côté, lui, est allé à la rencontre de l’inconnu avec Colmor; l’idée derrière Carcasses est née de la poésie du lieu et de la personnalité fracassante du vieil homme aux cheveux hirsutes. Pour Hue, la révélation derrière le scénario est tout autre, elle vient du personnage principal, Frédéric Dorkel, qui lui a avoué avoir eu une révélation divine à travers le regard d’un chien. De ce fait divers, bien réel, est né La BM du Seigneur, qui se veut en quelque sorte une reconstruction fictive de cet évènement dans le décor de son avènement réel, avec en plus comme protagonistes des hommes qui se prêtent au dispositif par plaisanterie, et jouent leur rôle devant la caméra. Lors de la conférence, Hue explique comment, à partir du canevas, dont l’objet est la révélation divine de Frédéric, il a laissé libre cours à son intuition et a tenté, tant bien que mal, de contrôler le moins possible son environnement. À plusieurs reprises lors du tournage, des acteurs, c’est-à-dire des habitants vivant réellement sur le lieu du tournage, se trouvaient absents ou ne se présentaient pas au rendez-vous; Hue se devait donc d’adapter son scénario en conséquence.
Comment bien diriger des acteurs non professionnels fut un des thèmes importants abordés lors de la conférence de samedi. Pour ces deux cinéastes, il ne s’agit pas de se donner des défis supplémentaires, mais d’arriver à capter un jeu d’une essence quasi pure qui ne serait ni réel, ni fictif. Conseil de pro, Hue et Côté s’entendent là-dessus : « Ne jamais dire à un non professionnel de se jouer lui-même. » Pour appuyer le propos, Denis Côté relate une anecdote issue du tournage des États Nordiques lors duquel le véritable curé de la ville de Radisson se devait d’accueillir le personnage principal dans son église. Or, Côté ayant sous-estimé l’impact des ses indications de mise en scène trop précises pour le non professionnel, le ton de la scène a rapidement pris un virage surréel, voire même comique. Hue s’est prêté au même jeu dans La BM du Seigneur, à la seule différence qu’il ne s’attendait pas à ce que Frédéric Dorkel prenne les rênes en matière de direction d’acteur, expliquant tour à tour à ses voisins et amis quelle place ils devaient occuper dans la fiction.
Étant donné le caractère fictif qui s’adjoint au statut de réalité de ces êtres réels – acteurs, mais également représentants dénotatifs du type représenté – des questions d’ordres éthiques et morales se posent dans la création de ces œuvres hybrides, comme aussi dans tout documentaire, mais à un degré différent. Côté en a glissé un mot en rappelant l’étroite relation qui le liait à Colmor, qu’il ne connaissait pourtant pas avant de tourner son film. Ainsi, il est parfois difficile pour un cinéaste d’assumer le point de vue qu’il impose à son sujet à travers la caméra et le montage. Même s’il se sent quelque peu ingrat d’avoir arraché une partie du réel de Colmor, il n’en demeure pas moins satisfait, en grande partie du fait de la relation d’échange avec celui-ci sur laquelle est basé le film.
Ceux qui apprécient le cinéma de Hue et Côté admirent généralement la perpétuelle remise en question formelle au sein de leurs œuvres. Les codes cinématographiques qu’ils développent, en constante évolution, mettent de côté certains présupposés afin de mieux saisir ou atteindre la nature profonde du septième art. L’espace d’un moment, au lounge de la cinémathèque, samedi dernier, on aurait cru entendre Truffaut et Godard discuter ensemble…
Article par Matthew Wolkow.