Blanc de Blanc. Chemise carottée, jeans et Converse. Regard pétillant. Passionné.
Fangirl stressée. Ne sait pas si elle devrait avouer ou non que son premier contact avec son œuvre s’était fait en visionnant Quiconque meurt, meurt à douleur, par hasard, au milieu de la nuit, un peu avant son quatorzième anniversaire ? Qu’une performance médiocre à l’examen d’algèbre du lendemain matin avait à jamais placardé dans l’absurde la possibilité d’entamer une carrière en sciences pures?
Rencontre maladroite avec un grand du cinéma québécois dont l’œuvre, forte, diverse et audacieuse teinte certainement la mythologie personnelle de plusieurs.
Robert Morin : Il me reste une moitié de sandwich. T’en veux-tu ? Il est vraiment bon.
FC : Non, ça va, j’ai déjà mangé. Mais merci !
FC : Alors, Le problème d’infiltration. Un aspect intéressant du projet est que vous avez écrit, mis en images, dirigé et monté le film. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous imposer une telle charge de travail pour ce projet particulier ?
RB : C’est un jouet, le cinéma. J’avais le goût de prendre le jouet un peu plus en main. Tournage en un lieu unique avec un ou deux acteurs à la fois. Dans une situation comme ça, avoir un directeur photo à qui l’on dit : «Ah j’aimerais ça avoir quelque chose de bleu là» et puis l’éclairagiste à côté… tu fais juste du téléphone arabe. Donc, je parlais directement à l’éclairagiste. On essayait des trucs. Ce n’était pas une charge supplémentaire compte tenu des circonstances du tournage. Puis bon, j’aime ça faire de la photo. Je viens de là. Je viens des arts visuels. C’est un truc que j’avais le goût de faire. Le montage, bien, il n’y en a pas. Il se faisait dans la caméra, sur le plateau parce ce sont de faux plans-séquences qu’on raccordait en studio. C’est du vrai CGI. Dans la séquence de la voiture, par exemple : on sort, on rentre, il y a des bouts en studio, il y a des bouts live. Ça a tout été raboudiné par ordinateur après. Donc, je n’ai pas l’impression d’avoir travaillé. J’ai trippé.
T’sais, le travail, c’est de faire quelque chose que tu n’as pas le goût de faire en fait. Moi, je le vois de même. Les seules fois où j’ai travaillé dans ma vie, j’aurais bien fait autre chose.
FC: En quoi croyez-vous (bafouille) que ce contrôle créatif a eu un impact sur l’œuvre achevée?
RB: Si ça te rend plus confortable, tu peux me tutoyer. Moi, ça me rend plus confortable.
FC: Parfait. Ça me rend plus confortable aussi.
RB: Bah t’sais, le contrôle créatif c’est ce qui fait que tu contrôles ton sujet. Il y a des fois, le contrôle créatif en cinéma, tu le délègues beaucoup et il a plus de chances de t’échapper. C’est donc sûr que le moins tu délègues, plus que tu es en contrôle. Ceci dit, quand tu délègues, t’as des belles surprises. Les gens à qui tu délègues t’apportent des choses auxquelles tu n’as pas réfléchi ou pensé. Peut-être que ça aurait été mieux si j’avais eu un directeur photo encore. Je ne sais pas.
Le film d’avant (Un paradis pour tous, sorti en 2016), j’avais fait ça tout seul avec un Kodak et un acteur. Donc, j’étais dans cet espèce de mood-là. Mais, le prochain, probablement que si c’est un film plus gros, bien peut-être que j’aurai un directeur photo. T’sais tu peux pas être partout quand tu as plusieurs acteurs, des figurants et que tu changes de lieu tout le temps; si tu fais la photo, tu vires fou. Pis ce n’est pas moi qui ai fait le cadre non plus. Il y avait un bon cadreur là-dessus. On se partageait ça, un peu. On était une petite équipe. Une douzaine à peu près.
Il y avait souvent juste un acteur sur le plateau. Des fois deux, maximum. Il y a des scènes dans lesquelles on ne les voit pas. Ce n’était pas un gros tournage. C’était facile à faire. C’était agréable à faire. On a eu beaucoup de plaisir. On savait qu’on voulait faire Dr. Jekyll and Mr. Hyde. C’était du bizounage, du raccordage, de figurer à quel moment on va couper et raccorder ce faux plan-séquence-là. Vraiment du patentage. Vraiment agréable.
FC: Je n’avais pas saisi à quel point les plans-séquences étaient faux. L’illusion m’a absorbée, si on veut.
RB: Bah t’sais il y a des grands bouts : dans la première séquence avec le monstre, il y a des grands bouts. Il y a des scènes où c’est court. On change le lieu, on change de pièce, on change même de température. Ce sont des techniques modernes. Birdman a été fait comme ça. Hitchcock a utilisé ça des fois. Tu pan sur un mur, tu raccordes et ça a l’air d’un plan-séquence. Je trouve qu’aujourd’hui, on peut faire ça beaucoup plus facilement. Une caméra qui passe dans le dos de quelqu’un par exemple. C’est du patentage. Il n’y a pas de magie là. Enfin, il y a de la magie. Si tu y crois, c’est ça qui est important. Et ça servait beaucoup aussi le propos du film. Je me suis inspiré des maitres expressionnistes allemands des années 1920 qui, eux, utilisaient toute la technologie qui était à leur portée à l’époque pour emprisonner leurs monstres. Leurs monstres étaient des êtres qui souffraient, qui étaient prisonniers de leur condition. Pas juste des gens qui faisaient du mal, mais des gens que leur condition même heurtait. Nosferatu ou M le Maudit, ce sont tous des gens qui souffrent. Mabuse… Mabuse, peut-être un peu moins. Le but c’était un peu ça : emprisonner leur personnage. Non pas dans le contraste ou dans des décors lourds comme autrefois, mais dans une continuité de temps. Les plans-séquences, t’es pris là-dedans. Ça te pompe ton air. Ça devient anxiogène. C’était ça qui était le projet formel. Parce que l’idée des Expressionnistes c’était toujours que la forme te fasse participer à l’état mental du personnage. Et, nous, c’était le contrat qu’on s’était donnés. L’éclairage qui devient bleu ou rouge à certains moments. Les changements de densité de lumière, les plans-séquences. Tout ça contribue à faire en sorte que ce personnage-là, qui est relativement une victime au début, devienne un monstre à la fin. C’est une progression sur 6 séquences : 3 où il est un bon gars et 3 où il disjoncte.
FC: Pourquoi avoir choisi une infiltration d’eau comme allégorie de la déchéance du protagoniste ?
RB: Bien, il y a les deux : il y a le feu et l’eau dans ce film-là. C’est un gars qui soigne les brulés. Il y a le feu au début. Il y a aussi l’eau et le feu à la fin quand le feu pogne dans la cave. Pour moi, ce sont des éléments extrêmes. C’est un film qui joue avec les clichés du genre. Avec la pleine lune et les chiens qui crient. Donc, dans ce genre-là, c’est toujours très présent. Le feu pis l’eau, t’sais. Le personnage est entre les deux. Parce que, à la fin, c’est quand même le feu qui l’engloutit. Il y a la douche, l’inondation dans la cave. C’est en balance. Pis, d’après moi, c’était une espèce d’archétype de ça, de cet espèce de tiraillement. Mais ce n’était pas si calculé que ça. Ça s’est fait en écrivant.
FC: Tu dis que c’est un film de genre qui suit plusieurs codes…
RB: Qui joue aussi. Qui le ridiculise. Enfin !
FC: Quel est le monstre que tu souhaites dépeindre?
RB: C’est le fameux narcissique pathologique. Le monstre le plus cautionné par notre époque. Cautionné par les réseaux sociaux. Qu’est-ce que c’est que les réseaux sociaux ? «Moi, moi, moi, regarde-moi.» Et les selfies. C’est quoi un selfie ? C’est une acceptation, une projection de ton importance. Si tu le gardes pour toi, ça va, mais si tu le mets sur les réseaux sociaux, là… Donc pour moi ça s’imposait que le personnage soit un narcissique parce que c’est quand même le monde qui est le plus cautionné par notre époque. Les politiciens sont tous narcissiques. Trump, c’est un exemple extrême. Obama l’était aussi. Je trouve ça intéressant.
[Fritz] Lang, c’était à l’époque de la montée du nazisme en Allemagne. Les monstres qu’il y avait dans l’esprit, c’était des tyrans politiques. Mais les monstres qu’on a, nous, c’est des personnages psychotiques, narcissiques et compulsifs. Il y a plusieurs termes pour eux autres, mais, à la base, ce sont des gens qui organisent tout. Les gens autour d’eux deviennent des satellites et non pas des individus. Donc, eux, quand ils sabordent, ils sabordent le système solaire au complet. Ce n’est pas juste le soleil qu’ils tuent. C’est toutes les planètes avec. T’sais, pis les gens qu’on entend dans les nouvelles – les Guy Turcotte et compagnie – ça procède du même phénomène. Ce sont des gens qui, à un moment donné, perdent le contrôle, tuent tout le monde et eux autres avec. Les Polynésiens appelaient ça amok. Se faire amok, ça veut dire que t’es le chef de la gang et que ça va tellement mal que tu ne peux pas laisser les autres vivre. Ils vont souffrir sans toi, s’ils vivent sans toi. Ça va jusque-là. Tu les tues par compassion. C’est ce que ça fait, cette maladie-là. Ce sont des gens tellement centrés sur eux-mêmes que les autres n’existent pas. Il n’y a pas de compassion. Ce sont des gens souvent très intelligents, qui peuvent jouer le contrôle de ce rôle toute leur vie. Il y en a qui réussissent, et d’autres à qui il arrive des bad lucks trop consécutives, trop importantes…et go ! tout le monde s’en va. Tout le monde s’en vient avec moi.
Et lui, il vit là-dedans. Son monde est détruit. C’est une goutte d’eau en fait. C’est une accumulation. Ce ne sont pas les bouteilles de vin bouchonnées. C’est pas l’eau dans cave. C’est pas son gars. Tout ça dans la même maudite journée. Si ça arrivait à un mois de distance… Probablement qu’il aurait pu reprendre le contrôle.
Pour avoir jasé avec un psychiatre sur le sujet, c’est pas mal le schéma habituel de ces psychopathies-là. La courbe, là. C’est des gens obsessifs. T’sais, comme la bouteille de vin, les petits caviars machin, ils vont jusque dans les détails. Ils veulent le contrôle de tout. C’est là où j’en suis.
FC: Quelle place as-tu laissé à Christian pour créer le personnage ?
RB: C’est difficile à dire. Le scénario était très écrit, mais pas comme un scénario normal. Un scénario normal, tu te bornes à décrire ce que tu vois et ce que tu entends. Dans ce cas-là, comme je dis souvent, normalement une page de scénario c’est une minute. T’sais un gars qui change de vêtements, ça ne fait pas une minute. Donc le temps qu’il changeait de vêtements, par exemple, j’étais en mode romanesque. Qu’est-ce qu’il pense. Comment il se sent. Il manque d’air. Des choses que normalement tu n’écris pas dans un scénario. Pour arriver à un 90 pages pour 90 minutes à-peu-près. Donc j’ai beaucoup écrit de façon romanesque, comme un roman. Je rentrais un peu dans la psychologie de ce personnage-là. Donc, rendu sur le plateau, ça a aidé beaucoup à composer ce personnage, à l’habiller. Maintenant ce qui lui a rajouté sa touche, c’est l’acteur. C’est la manière de bouger, de rouler les yeux. Là, ce n’est plus de mon ressort. Moi, je l’ai inspiré et, sur le plateau, ça a été très agréable. On ne s’est pas parlés, dans le sens qu’on s’est rarement dits «Tu le ferais-tu comme ça ?». C’est arrivé quelques fois en répétitions dans un local. On a répété pour se chorégraphier avec la caméra. Il est arrivé quelques fois qu’on s’est posés des questions. À chaque fois, Christian Bégin disait «Regarde, c’est écrit de même. C’est comme ça qu’on va le faire.» C’est même arrivé deux ou trois fois des séquences que moi j’étais fatigué puis que je disais «On peut sauter ça, ce bout-là» et il disait «Non. Tu l’as écrit.» On est donc partis beaucoup de l’écrit. On ne pouvait pas non plus vraiment improviser parce que c’est comme tous des plans qui se raccordaient et comme on ne tournait pas en chronologie à cause de la lumière et tous ces facteurs. On a joué vraiment le scénario mot à mot. Bah, t’sais, des petites nuances, mais on n’avait pas de temps non plus. On a fait ce film-là en 20 jours, alors qu’un film moyen ou long métrage c’est plus 30 à 35. Mais on était en plan-séquence, ce qui nous faisait gagner du temps. On n’était pas tout le temps en train de changer des spots de place pour raccorder de la lumière. Donc t’sais, c’était des bons acteurs et on avait un super cadreur. Ils se sont arrangés pour danser ensemble. C’était une chorégraphie. Et moi, je faisais un peu le chef d’orchestre, étant pris avec le scénario. T’sais, vous allez faire un bout. Jouez jusque-là. Et là on coupe. On le faisait deux fois, trois fois. Et au montage on disait «ça va être telle prise» et on devançait. Très technique. Sur le plateau on a cassé le scénario, juste les acteurs et moi, avec un petit Kodak. Mais, sur le plateau, on n’avait pas le temps. Du moment que l’éclairagiste montait un «potentiomètre», l’éclairage devenait plus intense. La majorité du temps, quand on reprenait, ce n’était pas à cause des acteurs. Pour vraiment arriver à faire des plans-séquences, il faut que tu sois très rigoureux. C’est pratiquement scientifique ou mathématique rendu là. Une patente à faire. Un bidule. C’est pour ça que je dis que je n’ai pas travaillé. Tu me donnes un Rubik’s Cube et puis tu essaies de remettre tout le rouge sur le même bord ! Et, là, on est allés au bout de ça. C’était le fun. Je n’ai jamais jeté de pages. Et on ne faisait pas des grosses journées. Des journées de 8-10 heures. Ce qui est rare en cinéma.
… T’es sûre que tu veux pas de sandwich ?
Le problème d’infiltration de Robert Morin a pris l’affiche le le 25 août. Lisez ici notre critique.
Article par Fani Claire.