Huis clos et expériences scientifiques vont souvent de pair. Le lieu construit en système fermé est d’ailleurs un trope en science-fiction. Il se conjugue fréquemment avec un autre: la machine (le corps) ou l’intelligence artificielle (l’esprit) – évidemment ces deux états peuvent cohabiter, comme l’illustrent de nombreux robots et automates de la culture populaire. Parue chez Mécanique Générale en septembre 2019, la première bande dessinée de Brigitte Archambault, Le projet Shiatsung, se nourrit de ces tropes, tout en se les réappropriant avec brio de manière à proposer une narration originale.
D’emblée, il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec le film I Am Mother (2019), qui est sorti récemment sur la plateforme Netflix. Les deux œuvres reposent sur un concept commun et les différences en deviennent d’autant plus significatives: deux jeunes femmes sont élevées par une interface numérique et vont tenter à leur manière de s’en affranchir. En effet, dans le film, tant la protagoniste que le spectateur se retrouvent dans une mécanique qui, une fois découverte, se révèle parfaitement conforme aux codes de son genre narratif (excepté la féminisation des figures). Dans une finale somme toute très hollywoodienne et, en ce sens, efficace, la pulsion de vie, exprimée à travers la tension et les émotions, s’affirme pleinement, alors que toute la narration tend jusqu’alors à la contrôler, à l’entraver. En choisissant de raconter une histoire moins spectaculaire, la bande dessinée parvient à être plus insolite, viscérale et créative par rapport à son médium que la production Netflix.
Le visuel assez atypique de l’œuvre se remarque au premier abord et se révèle en parfaite symbiose avec l’expérimentation racontée. Le style graphique épuré, sans pour autant sembler aseptisé, insiste sur les formes essentiellement linéaires qui composent l’environnement, même si la narration emprunte occasionnellement au pop art et au cartoon, voire à l’expressionnisme allemand, pour exprimer l’expérience singulière face au monde de la protagoniste. Dans la bande dessinée, la forme courbe est principalement réservée à cette dernière, sans l’érotiser, ainsi qu’aux autres créatures vivantes, notamment aux oiseaux. C’est également le cas de Shiatsung, interface asexuée (contrairement à Mother dans la production Netflix), insaisissable et en apparence omnisciente. Dans la mesure où le récit semble se centrer sur son enfance et son apprentissage, la narration schématique, dans laquelle texte et image sont souvent séparés, redouble le caractère didactique. Cependant, le visuel permet rapidement de montrer l’expressivité de la protagoniste. Même le lettrage de son «Ok», écrit en cursive et rappelant la typographie numérique (à la manière du @), semble à la fois ironiser le texte de Shiatsung et montrer qu’elle tente d’établir sa différence, l’existence d’une perception unique. D’ailleurs, les cases et les séquences les plus réussies viennent toutes exprimer le questionnement (métaphysique) et le désir de révolte de la protagoniste sans nom.
Au-delà de l’esthétique globale fort réussie, la fin ouverte rend passablement hasardeuse toute interprétation définitive sur l’histoire et son contexte (là où Mother ! prenait bien soin d’exposer son message, le film opérant à l’image de la mère homonyme). En fait, la bande dessinée emprunte une voie complètement différente. La construction de l’œuvre redouble tant par son récit que par son architecture visuelle, notamment par la séquentialité des cases et le tressage[i] iconique, ainsi que par l’expérimentation dans laquelle est enfermée la protagoniste. Ainsi, plusieurs séquences devraient fortement faire réagir le.la lecteur.trice: les scènes oniriques très déroutantes, l’éveil sexuel explicite, la douleur liée au deuil, la tension d’une menace, etc. Le.la lecteur.trice peut également en venir à questionner son propre voyeurisme[ii] devant le caractère brut de cette vie entravée, recluse. Le récit parvient ainsi habilement à passer du confort protecteur de la banlieue, où plusieurs lecteur.trices des générations X et Y ont grandi, à une volonté de se libérer de ce mode de vie dans lequel la nature retrouverait pleinement sa place. La résistance, même à travers des actes éphémères, devient essentielle, la narration encourageant les débordements jusqu’à basculer dans l’abjection et l’hyperbole. S’écartant ainsi du récit policier fusionnant suspense et énigmes, Le projet Shiatsung est une œuvre réflexive sur l’émotion brute et l’expressivité de la vie qui, même contrôlées, «trouve[nt] toujours [leur] chemin[iii]».
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Brigitte Archambault, Le projet Shiatsung, Montréal, Mécanique générale, 2019
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[i] Il s’agit d’une théorie exposée dans le mémoire de Gabriel Tremblay-Gaudette, Le tressage à portée interprétative comme modalité de lecture: étude du roman graphique Watchmen de Dave Gibbons et Alan Moore (2010). Une icône s’identifie grâce à la récurrence de motifs (ou de formes) qui se retrouvent disséminés dans l’œuvre et dont la résurgence est significative.
[ii] Le visuel de l’œuvre évoque les jeux vidéo des années 1980-2000 par sa lisibilité, la simplicité de ses plans et de ses mouvements de caméra ainsi que les mondes clôturés. L’univers évoque tout particulièrement le jeu vidéo Les Sims (2000), rappelant du même coup les expérimentations au cœur du jeu chez le joueur qui incarnait la figure divine.
[iii] Il s’agit d’une citation du film Jurassic Park (1993) de Steven Spielberg. Elle vient du personnage de Ian Malcolm, chaoticien incarnant la figure du prophète (à la manière de Cassandre).
André-Philippe Lapointe, Doctorant en études littéraires, UQÀM