Plus le temps passe et plus je me rends compte que mes goûts, en matière de théâtre, sont assez conservateurs. Est-ce une bonne ou une mauvaise chose? Je ne saurais le dire. J’ai cependant une intuition qui ne me lâche plus : en art contemporain, toutes disciplines confondues, on se fout souvent de la gueule du spectateur en se disant qu’il comprendra bien quelque chose d’un chaos à peine organisé. Or l’art, à mon avis (et pas seulement au mien), implique de mettre en forme, de façonner et, si ce n’est pas trop demander, de créer du sens. C’est pourquoi il m’arrive d’éprouver une aversion plus ou moins forte pour des scènes contemporaines appréciées que d’autres, il me semble, acceptent sans trop les remettre en question. Comme si le fait de s’investir dans un processus de création exploratoire pouvait justifier les conneries sans queue ni tête que l’on nous sert trop souvent.

À ce point de cette critique, si vous partagez mon avis, vous êtes avides d’en savoir plus et ravis d’avoir trouvé l’assentiment sans cesse recherché. Si à l’inverse vous faites partie des défenseurs aveugles du progrès comme de l’exploration en art, vous vous apprêtez à «cesser immédiatement de lire ce gros porc qui insulte l’Art». Vous vous trompez, l’un comme l’autre, et devriez poursuivre votre lecture, car l’œuvre dont je m’apprête à vous entretenir est de celle qui, quelle que soit votre conviction, vous confrontera à celle-ci. Comme elle a si bien su le faire pour moi.

S’il est difficile de trouver le chemin de l’entendement dans la plus récente création collective du Bureau de l’APA, Les oiseaux mécaniques, les clés de compréhension y sont pourtant partout. En érigeant une œuvre d’une rare densité, parsemée d’images d’une poésie sidérante, ses créateurs laissent à leurs spectateurs les plaisirs de l’interprétation et des questionnements féconds. Comme point de départ: la déconstruction de la neuvième symphonie de Beethoven, la dernière selon Wagner. Il serait impensable de décrire ici en détail comment cette entreprise est menée à bien. Disons simplement que pour y parvenir, on emploie une panoplie de médiums tels que la performance, l’utilisation de machines fantastiques (dont le fonctionnement et l’inventivité laissent perplexe), le chant, le mixage sonore, la musique enregistrée et jouée, le slam, la déclamation de textes puissants, la projection vidéo, le bris du quatrième mur et même la critique en direct du spectacle. L’énumération est loin d’être exhaustive et ne rend pas du tout justice au déploiement de créativité débridée qui occupe l’entièreté de l’espace scénique.

Ce qui semble être un grand chaos au départ est en fait savamment organisé et on sent rapidement l’ampleur de la démarche qu’a dû nécessiter un spectacle d’une telle envergure. Le texte, aussi brillant que subversif, mêle prose symboliste et poésie. On se questionne sur la supériorité d’un amateur de Chopin sur un amoureux de U2. On tente de suivre le fil rattaché à un métronome pour ne pas se perdre au sein d’un labyrinthe musical. Les violons mécaniques nous captivent et le chef d’orchestre, comme le roi, finira nu (enfin presque). Le foisonnement des images est incessant et on accueille les intermissions avec bonheur. Johnnie Walker nous explique comment boire le fameux Red Label, chaque fois un peu plus saoul de ses propres démonstrations. Vous en rirez aux larmes. Mais déjà les images se succèdent à nouveau : chaise roulante renversée avec son occupante, trône rafistolé, un cor français qui plus jamais ne jouera et ainsi de suite.

On ne comprend pas tout, mais même ce que l’on n’arrive pas à saisir possède tout de même l’aura d’une signification occulte, pleine de beauté secrète. Voilà une expérimentation féconde qui me pousse de nouveau à me questionner sur ce qui me plaît au théâtre. Les codes du théâtre exploratoire contemporain sont dépassés, redéfinis et s’associent enfin à d’autres arts que la danse. À vous d’être audacieux, maintenant. Après tout, l’ouverture d’esprit n’est pas une fracture du crâne, comme le chantait une certaine Moffatt. Faut croire que je ne suis pas encore totalement conservateur. C’est une bonne chose, non? À condition de ne pas adhérer à l’aveuglette à tout ce qui se prétend à l’avant-garde.

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Les oiseaux mécaniques du Bureau de l’APA, présenté à l’Espace Libre du 11 au 21 décembre 2013. M.E.S. Bureau de l’APA.