Depuis presque neuf ans, Julie Delporte, Laurent Boutin et Christophe Magnette animent Dans ta bulle!, une émission entièrement consacrée au neuvième art, sur les ondes de CHOQ, la radio web de l’UQAM. Chaque semaine, pendant trente minutes, les trois complices rencontrent des auteurs, critiquent et discutent de tout ce qui touche l’univers de la bande dessinée d’ici ou d’ailleurs. Pour cette occasion, l’Artichaut Magazine s’est entretenu avec l’auteure de bandes dessinées et libraire Julie Delporte, et le libraire spécialisé en bande dessinée Laurent Boutin pour parler de l’émission, de BD, de littérature et de culture.
Artichaut Magazine: D’où vient l’idée de créer une émission sur la bande dessinée?
Julie Delporte: J’ai étudié en journalisme et j’ai fait pas mal de radios bénévoles. J’adore la bande dessinée et je rêvais de faire une émission sur la bande dessinée, mais je ne voulais pas la faire toute seule. Je n’avais personne dans mon entourage qui connaissait vraiment bien la bande dessinée. Un jour, j’ai fait la connaissance de Christophe Magnette sur MySpace et il avait l’air de vraiment bien connaître la bande dessinée. Et puis on a fait une maquette, et c’est comme ça que cela a commencé.
A.M.: Et toi Laurent, tu es là depuis combien de temps?
Laurent Boutin: Ça fait à peu près cinq ans que je suis là. C’est Julie qui m’a contacté parce que Christophe partait en vacances pendant plusieurs mois. J’avais déjà fait des remplacements par-ci par-là quelques fois auparavant. Je me considère comme un remplaçant à très long terme.
J.D.: Ce n’est plus un remplaçant!
A.M.: Quels sont les enjeux et les objectifs de tenir une émission comme Dans ta bulle!?
J.D.: Au début, c’était parce que j’étais une passionnée. Je crois que j’avais envie de rencontrer des auteurs. [Comme] j’ai étudié en journalisme, c’est quelque chose que j’avais envie de faire.
L.B.: Ça ne s’applique plus maintenant parce que ça fait longtemps que nous sommes là, mais jeune, je tripais sur la bande dessinée et je n’avais personne avec qui en parler. J’imagine que cela peut être né de ça aussi: le désir de faire découvrir, d’en parler.
J.D.: Je crois aussi qu’il y a quand même peu de critiques en bande dessinée. Il y a quelques autres émissions de radio, mais pas sur les grandes chaînes.
L.B.: C’est vrai. Surtout au Québec, il y a très peu de choses.
J.D.: Puis les journalistes, en général dans les plus grands journaux, ne sont pas nécessairement spécialisés en bande dessinée. Donc nous, [en] assez bons connaisseurs, [comme] on connaît le milieu, on connaît les livres, on se disait qu’il fallait qu’on en parle d’une manière qui soit un peu plus profonde, pas juste du survol. C’est pour cela que des fois, nous recevons des auteurs qui viennent nous parler pendant une demi-heure, et parfois une demi-heure ce n’est pas assez. On peut vraiment aller au fond du sujet et c’est rare que dans les grands médias on accorde cette place-là.
A.M.: Justement, est-ce qu’on parle assez de bande dessinée au Québec?
J.D.: On n’en parle pas forcément bien.
L.B : Ce n’est pas qu’on n’en parle pas assez, on en parle plus qu’avant quand même. C’est rare maintenant qu’on ne voit pas un cahier livre dans la presse qui ne fait pas mention d’au moins une bande dessinée. C’est souvent dans les critiques brèves. Il y a rarement des articles, mais c’est mieux qu’il y a cinq, dix ans. Mais encore là, à la télévision, il y a peu de choses.
J.D.: Il y a eu une émission sur ARTV.
L.B.: Oui, c’est vrai il y a une émission sur ARTV [BD QC animée par Sophie Cadieux], mais avant ça, il n’y avait pas grand-chose. Étonnamment, il y a surtout des émissions de radio. Il y a notre émission, celle à CIBL [Bédéphilement Vôtre] et à Radio Ville-Marie [plusieurs émissions sur la littérature comme Parking nomade, Le pays des livres et Arts et lettres]. Pourtant, la bande dessinée est un médium très visuel, c’est très étrange.
J.D.: J’aimerais bien écrire sur la bande dessinée, mais ça me prendrait beaucoup plus de temps, d’investissement, tandis qu’en parler dix minutes pour chaque bande dessinée trois fois par semaine, c’est beaucoup plus léger en terme de travail.
A.M.: L’émission est-elle bien reçue?
J.D.: Oui, les auteurs nous aiment bien. Ils sont contents de venir.
L.B.: [Par contre] avec les outils de CHOQ, on n’en sait pas trop sur les auditeurs. On tombe plus sur des gens qui nous disent qu’ils aiment l’émission.
J.D.: Oui, l’autre fois, j’ai sorti ma carte à la bibliothèque et la bibliothécaire m’a dit: «C’est toi qui fais l’émission sur la bande dessinée!» Je pense que l’idée est que les gens qui ont envie d’en savoir plus sur la bande dessinée nous écoutent. C’est sûr qu’au Québec, les gens qui ont le goût d’écouter des émissions de radio sur la bande dessinée vont nous trouver.
L.B.: C’est sûr qu’on est moins actifs sur les réseaux sociaux. C’est peut-être quelque chose sur quoi on devrait travailler.
A.M.: Si on parle de bande dessinée, qu’est-ce qui se fait de prometteur au Québec et à l’étranger? Quels livres attendez-vous la sortie?
L.B.: Il y a un nouveau de Kate Beaton qui sortira à l’automne [Step Aside, Pops: A Hark! A Vagrant Collection à paraître le 15 septembre chez Drawn and Quarterly]. Je suis très excité par ça! Il y a aussi un gros pavé des 25 ans de Drawn and Quarterly [Drawn and Quarterly : Twenty-five years of contemporary cartooning, comics and graphic novels à paraître le 2 juin], un collectif avec plein d’auteurs. Sinon, nous deux, on a récemment aimé un livre qui s’appelle Panthère, dont on a parlé à l’émission.
L.B.: Personnellement, je suis très fan des éditions Pow Pow, c’est une petite maison d’édition. Je trouve qu’à ce jour, ils n’ont pas sorti de mauvais livres. Ils ont vraiment un bon flair pour les bons projets.
A.M.: Quelles sont les lectures que vous suggéreriez, les incontournables?
L.B.: Il y a Panthère. Sinon, un autre livre paru récemment qui s’appelle Quand vous pensiez que j’étais mort [de Matthieu Blanchin chez Futuropolis], un livre autobiographique de l’auteur lorsqu’il était dans le coma. C’est donc une autobiographie sur son subconscient, sur la psychanalyse. C’est super intéressant! Sinon, il y a aussi Michael DeForge, son nouveau livre va être traduit en français bientôt, ça s’appelle La Fourmilière [à paraître en mai aux éditions Atrabile]. On en avait parlé quand c’est sorti en anglais. C’est vraiment très bon! Sinon, il faut écouter l’émission, c’est fait pour cela!
A.M.: Selon vous, quelle est la représentation de la bande dessinée, et de la littérature en général, dans les médias aujourd’hui?
J.D.: Je ne peux pas juger. Déjà, je n’aime pas trop les médias généralistes. C’est juger quelque chose qu’à la base je n’aime pas trop. La télévision, je ne la regarde pas. Même les radios, je ne les écoute pas vraiment. J’écoute des podcasts bien précis. Ce que je peux dire, c’est que moi je ne m’y retrouve pas. Il n’y a pas de couverture critique qui correspond à ce que j’espère lire, au niveau de connaissances et de l’esprit critique. Au Québec, c’est presque inexistant.
L.B.: Je pense qu’au-delà de la représentation, il y a quand même des trucs de qualité. La section Culture du Devoir est efficace. Je pense aussi à l’émission Plus on est de fous, plus on lit! avec Marie-Louise Arseneault à Ici Radio-Canada Première. Il y a quand même des trucs bien qui se font, mais je pense que le problème c’est qu’on est une société qui compte 50% d’analphabètes fonctionnels, alors le problème est plus gros. Ce n’est pas nécessairement que les médias ne veulent pas en parler. On manque cruellement de public apte, ne serait-ce qu’à comprendre. Il y en a qui tirent leur épingle du jeu, mais ce n’est pas gagné. Le problème se situe au-delà des médias. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui voudraient en faire plus, mais que ce n’est pas viable, disons, économiquement parlant.
J.D.: Je ne veux pas critiquer, mais personnellement je ne m’y retrouve pas avec mon niveau de curiosité. C’est peut-être pour cela à la base que j’ai lancé l’émission. Moi je veux alimenter [la discussion].
L.B.: C’est sûr que de toute façon, du point de vue de la bande dessinée, il n’y a pratiquement rien.
J.D.: Je pense que l’idée de départ est que j’aimerais, par exemple, lire une super longue entrevue avec Obom [la cinéaste d’animation et auteure de bande dessinée québécoise Diane Obomsawin]. Mais il n’y en a pas, alors je vais créer mon émission de radio et faire ces entrevues. Je vais moi-même aller chercher cette connaissance que je ne peux pas aller chercher ailleurs.
A.M.: Quels sont vos souhaits par rapport à la façon dont on parle de culture, de littérature aujourd’hui dans les médias?
L.B.: Un désir: que la littérature – et la lecture en général – cesse d’être vilipendée, ostracisée. On est encore beaucoup dans une société où l’on fait des appels au boycottage de l’intellectualisme. Ça ne devrait pas être ça. Tout le monde devrait se donner la main pour donner le goût de la lecture et de la culture. Je n’écoute pas les tribunes où ce message circule, alors j’ai l’impression que tout va bien, mais j’imagine que non. Il doit y avoir un problème quelque part, mais on part de tellement loin. J’aimerais aussi lire de longues entrevues avec des auteurs, des critiques de fond, mais on part de trop loin.
J.B.: On répète beaucoup la même chose, mais c’est peut-être ce que les auditeurs, les lecteurs demandent. Peut-être qu’il manque des magazines culturels pour les ados, quelque chose qui va rejoindre un public plus jeune en culture. C’est à cet âge que tu commences à développer un intérêt.
L.B.: Il y a le hors série des Débrouillards, «DébrouillArts» qui est plus concentré sur la création. Il y a en deux fois par année, mais c’est tout.
A.M.: Si on parle de liberté d’expression, croyez-vous que tout peut se dire, s’écrire, dans la bande dessinée aujourd’hui?
L.B.: À la fin de 2014, j’aurais été porté à dire oui, mais les événements du 7 janvier [l’attentat contre le journal satirique Charlie Hebdo] nous montrent le contraire. Ce n’est pas nécessairement dans la bande dessinée, mais il y a beaucoup de rectitude politique qui se joue ces temps-ci dans toutes les sphères de la société. Puisque la bande dessinée c’est – et je mets cela entre parenthèses – des «bonshommes», je pense qu’on peut en faire passer plus. La marge de manœuvre est plus lousse. Dans la caricature en général, les gens peuvent se permettre beaucoup de choses qui passent puisque ce sont des dessins amusants, cartoons. Mais de toute évidence, il y en a encore que ça choque beaucoup. Donc, non je pense qu’on a encore beaucoup de chemin à faire.

A.M.: Le milieu de la bande dessinée au Québec est-il florissant?
L.B.: Je dirais que dans les cinq dernières années, cela a été très florissant. Dans ma situation de travail, je vais laisser ma publication s’écrémer, je vais attendre le livre, alors je découvre moins de nouveaux talents qu’avant. Avant j’étais vraiment à l’affût, par exemple, des nouveaux blogues. Maintenant je laisse peut-être d’autres gens faire ce travail à ma place et j’attends davantage le produit final. Il y a des gens qui sont en train de prendre la relève. Il y a Jimmy Beaulieu qui est auteur de bande dessinée et qui donne des ateliers au Cégep du Vieux-Montréal depuis des années maintenant. Il y a tout le temps un roulement de jeunes nouveaux auteurs, et il y en a quelques-uns parmi ceux-là qui vont finir par faire des choses assez chouettes.
J.D.: En terme de structure, dans les librairies littéraires, la bande dessinée a beaucoup de place maintenant.
L.B.: Je pense que c’est chouette ce qui se passe en ce moment. Il y a beaucoup d’auteurs. Pendant de nombreuses années, on a été mal servis en bande dessinée au Québec. Il s’est alors développé une grosse structure de fanzine. Plus personne n’attend après un éditeur pour publier : «J’ai un projet, je le fais». Des trucs comme l’Exposine à Montréal, le Salon Nouveau Genre à Québec sont de bons événements, des viviers créatifs. C’est un milieu dynamique et assez créatif. Ça devient souvent des grosses gangs qui se relancent les uns les autres, qui font des projets ensemble et tout. Je suis plus extérieur puisque je ne fais pas de bande dessinée ; mais de l’extérieur ça a l’air très stimulant.
A.M.: Pour finir, est-ce que Dans ta bulle! est là pour rester?
L.B.: Oui, on va continuer un petit bout ensemble, au jour le jour!
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L’émission Dans ta bulle! est diffusée le mardi à 19h30 sur les ondes de CHOQ.ca.
Article par Sarah Daoust-Braun. Étudiante au baccalauréat en journalisme à l’UQÀM. Passionnée de culture, surtout de cinéma et de littérature, et consommatrice excessive de chocolat.



