Le code postal le plus pauvre du Canada [i]
Au début de mon stage à Vancouver, j’ai été introduite à la galerie InterUrbain et à sa série de conférences qui avaient entre autres pour but de mettre en contact les pratiques artistiques actuelles avec la population toute particulière du quartier où est située la galerie : Downtown Eastside. Le coin est chaud : des centaines de sans-abris, prostituées, junkies et personnes ayant des troubles mentaux sont rassemblés sur le trottoir entre quelques blocs sur la rue Hastings. Certains vendent des objets trouvés, quémandent, attendent devant les centres communautaires ou promènent leur corps complètement crackés. J’aurais aimé vous en donner l’image photographique mais lorsque j’ai sorti mon appareil numérique, on m’a très bien fait comprendre par légère intimidation que ce n’était pas convenu. Pour ma part, c’est l’odeur du mélange d’alcool, d’urine, de sueur et d’un élément non-identifiable qui fait toujours image dans mon esprit. Si certaines études affirment que les odeurs sont des «forteresses de la mémoire» [ii], je mourrai probablement avec cette profonde expérience olfactive de la misère humaine dans le 9e pays le plus riche de la planète [iii].
C’est donc dans cette galerie au mandat social ancré dans sa réalité géographique que j’ai fait la rencontre de l’artiste Holly Ward, qui poursuit un travail interdiscplinaire, se penchant sur les représentations des progrès sociaux et l’imaginaire utopique.
– J’aimerais faire une entrevue avec vous.
– Oui bien sûr, avec plaisir
(Les deux femmes s’assoient derrière leurs ordinateurs)
Depuis cette rencontre, nous avons entretenu un échange de courriels au sujet de son exposition présentée au centre d’artistes autogéré Artspeak cet été et de son expérience en tant qu’artiste travaillant à Vancouver.
Son corpus d’œuvres est tout aussi brillant et engagé que l’exposition sur laquelle portera notre échange. À titre d’introduction à sa démarche et sa pratique artistique, voici quelques images de projets antérieurs.
L’artiste a créé un espace pour l’expérimentation artistique (incluant soirée poésie, workshop, exposition et performance) dans le cadre d’une résidence au Langara College.
Le podium est une réponse à l’invitation de présenter une œuvre dans une exposition commanditée par les Jeux Olympiques d’hiver 2010 de Vancouver.
L’œuvre est une île de terre que les employés de la galerie déplaçaient une fois par semaine dans la galerie dans le cadre d’une exposition de groupe. ***La galerie ne lui a jamais remis son œuvre.
La persistance d’une vision
Chez Artspeak, l’artiste proposait une exposition en galerie qui incluait : une sculpture au centre de l’espace (The monument for people, 2011) reproduisant le monument emblématique des soulèvements pro-démocratiques au Barheïn dans l’effervescence du Printemps arabe [iv] et qui fût détruit le 18 mars 2011 par l’armée ; un diagramme d’une ville utopique (Diagram of the harmonius City, 2011) ; et un mur rempli d’affiches superposées (Ideational configuration, 2011). Certaines de ces affiches étaient placardées en masse dans la ville, sans information ou direction invitant les gens à poursuivre leur réflexion dans l’espace d’exposition.
ENTREVUE AVEC HOLLY WARD
À propos de l’anonymat dans l’espace public
27 juillet 2011
[Q] Dans quelle mesure cette présence anonyme dans l’espace public était-elle importante dans la construction globale de l’exposition et dans la réflexion sur les discours utopiques?
31 juillet 2011
[R] Récemment, j’ai fait des projets en dehors de la galerie (le projet sur le mur de la CBC et le Pavillon) et avec cette exposition j’étais intéressée par la manière de transgresser ou d’aller au-delà du confinement de la galerie. Les galeries peuvent être des lieux intéressants pour montrer son travail, mais souvent le contexte peut être lu comme étant soit trop spécifique (c’est-à-dire : institutionnalisé) ou trop neutre (de manière idéalisée, non critique de la manière institutionnelle de penser le cube blanc…). En plaçant les affiches à l’extérieur de la galerie et même en les installant de façon à ce qu’elles semblent saigner ou se déverser à l’extérieur, je voulais bien entendu essayer d’atteindre un public plus large, mais aussi faire acte de résistance dans l’espace public.
[R] Au début, je voulais qu’il y ait une affiche complémentaire qui donne de l’information sur la galerie pour permettre aux gens curieux de poursuivre leur réflexion. Mais quand vint le temps, cela semblait trop contrôlé. Le contenu des affiches (des phrases comme «better abodes on other stars [v]», the «inconstruable we-problem», «wishful images in the mirror») est assez ambigu et fait place à des lectures ou des significations, je pense, très subjectives et ouvertes. En les positionnant comme autonome, sans aucune indication permettant de définir le groupe, l’industrie ou n’importe qui qui aurait pu créer et distribuer ces affiches, je pense que le spectateur doit alors travailler un peu plus pour essayer de comprendre pourquoi ce type de message peut avoir été posé là. Il n’y a pas d’URL, comme vous le voyez sur tant de publicités «guérilla» qui, au premier abord, pourraient laisser croire à de «l’art de rue». Il n’y a aucune directive quant à ce que vous êtes censé faire après le moment de votre engagement avec le message de l’affiche. Ça vous appartient si elle a une signification ou une valeur. Je n’étais pas intéressée à en faire une stratégie publicitaire. Je voulais que le contenu de l’affiche soit autonome de manière à ce que l’objet soit plus poétique et inclassable.
En rapport avec le discours utopique, je crois que le potentiel des idées des lectures subjectives et de l’acte de tenter d’articuler librement des désirs flottants est vraiment productif.
Par ailleurs, lors de l’installation des affiches, j’ai pris conscience de «l’art de rue» qui se faisait en Libye (et qui se fait toujours) dans la foulé du mouvement de renversement du dictateur. Il s’agissait d’un lien excitant entre le «monde réel» et les idées que j’abordais dans l’exposition, comme le démontrait la ré-utilisation d’un répertoire spécifique relié à la résistance (celui produit par les militants) et son utilité toujours efficiente.
A propos de la performance dans l’espace public
2 août 2011
[Q] Peut-on penser que votre performance, qui requérait la participation du public, était une autre stratégie pour prendre place dans l’espace public et poursuivre l’idée de résistance?
8 août 2011
[R] Oui, en quelque sorte. Ce fut une action qui se déroula dans un espace public qui était destiné à être quelque peu problématique. Cette Piazza est située à côté d’une rue très passante qui génère du bruit et de la pollution. Ce n’est pas un espace très agréable pour se rassembler, par conséquent cet espace est sous-utilisé. J’étais intéressée par l’affirmation d’une présence dans un tel espace et j’ai voulu créer un geste de récupération (d’autant plus, disons, un acte de résistance). L’idée de Laura Piasta [artiste suédoise invitée pour créer la performance] de rassembler un groupe de personnes pour créer une sorte d’expérience sonore collective en frottant le bord des verres à vin [avec de l’eau], proposait un bel aspect utopique, étant donné la longue histoire du cristal dans la symbolique de la vision utopique.
À propos de sa relation avec le langage verbal
2 Août 2011
[Q] À la fin de la performance, tu nous as donné (aux participants) un texte : The right of the city (Le droit à la ville, 1967) écrit par Henri Lefebvre. J’aimerais savoir comment tu considères ce geste : comme faisant partie de la performance de Piasta, comme une déclaration d’artiste, un acte didactique..? En ce sens, comment décrirais-tu ta relation avec le langage verbal? Additional Configuration a été créée en grande partie à partir de citations de différents textes philosophiques utopistes.
8 août 2011
[R] Ce n’était pas un aspect crucial de la performance de Laura, mais quelque chose que je voulais offrir aux gens pour qu’ils s’y engagent et pour créer un pont avec l’exposition.
Le nom de l’œuvre, Ideational Configuration, signifie essentiellement «la forme d’une idée», et qu’est-ce que l’art si ce n’est la manifestation physique d’une idée? Je voulais utiliser le texte pour référer à la riche histoire de la philosophie utopiste, mais la présenter d’une manière qui était à la fois contemporaine, par l’utilisation de texte en gras, de couleurs frappantes ainsi que d’une installation au mur par superposition, et ouverte. L’extrait ne dépend pas du texte original pour faire sens, mais je pense que le lier avec le texte d’origine fournit un contexte pour ces groupes de mots particuliers et les structures d’idées qui ont été créées pour les transmettre. C’est pourquoi quelques-uns des textes desquels les citations ont été extraites étaient disponibles dans la galerie sans être une partie essentielle de l’expérience visuelle. Quelqu’un aurait pu, après avoir vu l’exposition, aller vers cette source (ces livres ont été prêtés par la bibliothèque), et passer du temps avec eux en dehors du contexte de l’expérience de la galerie.
À propos de sa relation avec le photoconceptualisme
21 août 2011
[Q] En tant qu’artiste de Vancouver, trouves-tu que le photoconceptualisme influence ta pratique et tes oeuvres?
21 août 2011
[R] Au risque de paraître flip, je dois dire non, pas vraiment. J’apprécie le territoire sculpté par le photoconceptualisme, mais je poursuis dans la création un côté plus viscéral, avec un type d’expérience plus spatial que la plupart des travaux en deux dimensions (sauf si vous travaillez à très grande échelle). J’ai fait mes études au Nova Scotia College of Art and Design, et d’une manière, j’ai choisi mon chemin sur la côte est. J’ai été allumée par le conceptualisme new-yorkais pendant que j’étais au collège alors que je réorganisais, dans le cadre d’un travail d’été, leurs étonnants livres d’artistes et leur collection d’écrits. J’étais enthousiasmée par l’éphémère et l’immédiateté dans les œuvres, et je me suis désintéressée des processus spécialisés et techniques. A cette époque, j’étudiais la céramique et je devenais fatiguée par la façon dont le processus inhérent au matériau était si déterminant du produit final.
Alors que j’étais consciente de l’existence d’artistes comme Jeff Wall et Rodney Graham avant de déménager ici [à Vancouver] en 2000, j’avais tendance à penser à la spatialité et mon intérêt pour l’installation et les influences de l’espace architectural sur la perception (et ses ramifications politiques) étaient déjà présents en moi.
À propos de la scène artistique vancouveroise
21 août 2011
[Q] Je pense que pour que Vancouver devienne une scène artistique «cosmopolite» et mature, il doit y avoir de la place pour d’autres discours et je pense que nous avons besoin de développer une meilleure appréciation, et un discours théorique tout autour, de la diversité des pratiques artistiques.
Pour poursuivre le parcours de sa pensée en images et projets, consultez son site internet : http://hollyward.org/main.htm
Je la remercie chaleureusement pour cet échange et souhaite que la traduction de notre discussion rende justice à ses idées.
Épilogue
Les montagnes, l’océan, la vallée, la plage, les haïkus en abondance.
Ces dernières lignes signent le terme le retour la récolte après la pratique du présent comme odeur de la joie.
Merci de votre lecture fébrile,
à bientôt.
N.B.1 : Prenez note que l’emploi du masculin comme genre d’accord universel a été fait dans le but d’alléger le texte des chroniques et se veut inclusif des deux genres.
N.B.2 : Les textes anglophones pris en photo dans les chroniques III (pamphlet à l’attention des artistes «Eskimo») et IV (nouveaux conseils pour les artistes qui veulent vendre par Mario Garcia Torres) ont été traduits et peuvent être consultés dans leurs chroniques respectives. Désolée du délai.
Volet statistique
Prochaine chronique : Trouve ta couleur, chante-la ta chanson ou façonne des montagnes avec les chroniques II et V.
[i] Robert Matas and Ingrid Peritz, Canada’s poorest postal code in for an Olympic clean-up?, the Globe and Mail. En ligne : http://www.theglobeandmail.com/news/national/article704374.ece
[ii] Joël Candau, De la ténacité des souvenirs olfactifs, La recherche. En ligne : http://www.larecherche.fr/content/recherche/article?id=12647
[iii] Selon le classement publié le 14 février 2011 dans le Nouvel Observateur. En ligne : http://tempsreel.nouvelobs.com/actualite/economie/20110214.OBS7997/classement-les-10-pays-les-plus-riches.html
[iv] Pour plus d’information sur les différentes révolutions: http://www.ledevoir.com/international/actualites-internationales/315749/le-printemps-arabe
[v] Ma traduction de ces phrases semblait une réduction sémantique trop importante pour faire sens avec le propos de l’artiste.
Article par Arkadi Lavoie Lachapelle.