Un moyen sournois pour nous forcer à nous taire. À ne pas dénoncer. «Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés». Voilà ce que, depuis des années, l’Église, les prêtres, les religieux nous ordonnent de faire. Pardonner ceux qui nous ont blessées, ceux qui nous ont touchées, violées, agressées. Depuis trop longtemps, l’homme d’église manipule le Québec et le soumet à sa loi. Encore et toujours. Sous différentes formes. Ce n’est plus un curé, c’est un chef d’entreprise. Ce n’est plus un prêtre, c’est un politicien. Ce n’est plus un pasteur, c’est un juge. Tous des papes assis sur leur trône qui ont le même discours: «Le pardon est le remède vers le rétablissement».
Comment accorder le pardon à quelqu’un qui ne se repent pas du mal qu’il a causé? À quelqu’un qui, la tête vide, recommencera, car jamais dénoncé, échappant à toute condamnation. À quelqu’un qui, les yeux remplis de cendres, ne voit pas le mal dans ses agissements. Comment accorder notre clémence à quelqu’un qui ne la demande pas? Comment cet acte permettra-t-il de lâcher prise: de se remettre des harcèlements, des agressions, des blessures. Comment mènera-t-il à la guérison?
Le pardon ne permet pas de changer la situation. Nous restons muettes, sans mots. Qui veut écouter une femme à qui le droit de parole a été longuement refusé? Qui veut entendre celle qui briserait le silence imposé par l’homme de l’église pendant tant d’années? Qui est prêt à remettre ses propres valeurs en question, si profondément imprégnées dans nos mémoires, ne serait-ce que pour comprendre ce qu’une femme a vécu? Des valeurs transmises de génération en génération qui ne sont jamais remises en questions. Éduqués par des grands-pères qui tenaient toujours le plus haut rôle, par des pères qui se sont crus supérieurs au sexe opposé et par des mères silencieuses, dépossédées de tout droit. Qui brisera le silence?
À force de refouler ses blessures, la femme crache son dédain, vomit sa souffrance, pleure sa douleur, excrète sa violence. Elle s’affaiblit, se meurt de l’intérieur, à force de se retenir, à force de ne rien dire. Elle se tue à petit feu. En elle, plus rien ne reste: qu’un corps qui se décompose, qui s’atrophie. Trop faible pour tenir debout. Elle n’est que l’ombre d’elle-même, qu’une version terne de ce qu’elle était. Forcée à accumuler, à accepter, sans broncher, les coups et les blessures, trop souvent répétés.
Ce n’est pas le pardon qui fera en sorte que l’homme qui a trahi, qui a brisé cœurs, têtes et esprits, se repentira. Inévitablement placé sur un piédestal, roi du monde, lion de cette jungle. Inconscient de ses griffes acérées, coupables des chairs meurtries de cicatrices, vestiges éternels du passé. Ce n’est pas le pardon qui fera en sorte que nous n’aurons plus peur de ces hommes qui ont détruit tant d’êtres. Ce n’est pas le pardon qui fera changer la société, évoluer les mœurs et les valeurs. C’est la dénonciation. La capacité de dire, de nommer. Le droit de nous faire entendre, de nous faire écouter. Le droit de nous faire comprendre. Il faut déranger l’ordre établi de la société, révéler au public ses propres travers que personne ne veut voir, trop à l’aise de se confiner dans ses mensonges, ses croyances. L’art, par l’expression de soi, a la capacité de libérer des bouches bâillonnées, des cœurs meurtris, de divulguer la vérité, de donner la parole aux plus démunies: c’est briser des chaines. L’art donne l’occasion de vivre. Pouvoir évacuer ce qui était resté caché, refoulé de l’intérieur. Voilà sa véritable contribution: une voie vers la guérison.
À toi qui as sali mon corps, mon âme. Qui m’a fait sentir comme une moins que rien. À toi qui as usé de ta supériorité. À toi qui, le lendemain, t’es réveillé comme si rien n’avait changé, tandis que moi j’avais peur de prendre ma voiture, de marcher seule la nuit. Alors que je me regardais dix fois avant de sortir, trop consciente de la manière dont j’étais habillée. À toi, insouciant de mon corps souffrant, de ma tête meurtrie, de mon cœur brisé. Je ne te pardonne pas. Je romps le silence pour me libérer, pour lâcher prise. Et pour t’ouvrir les yeux sur la gravité de tes actes. Je dénonce et ne pardonnerai jamais ton innocence. Ton manque de savoir. Ton inconscience.
Article par Marie-Andrée Labonté-Dupuis.