La puissance créatrice des voix – Assoiffés du Clou! au Théâtre Denise-Pelletier

Wajdi Mouawad est souvent considéré comme l’un des dramaturges contemporains québécois les plus influents , notamment en raison de son cycle marquant Le Sang des promesses, composé de Littoral, d’Incendies, de Forêts et de Ciels. Il est alors difficile de ne pas être curieux devant la production du Théâtre le Clou!, Assoiffés, mise en scène par Benoît Vermeulen et présentée au théâtre Denise-Pelletier du 8 au 25 février 2017. Comme à son habitude, la violence du propos n’empêche pas la quête métaphysique des personnages de produire sa propre lumière éclatante.
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Wajdi Mouawad est souvent considéré comme l’un des dramaturges contemporains québécois les plus influent[1], notamment en raison de son cycle marquant Le Sang des promesses, composé de Littoral, d’Incendies, de Forêts et de Ciels. Il est alors difficile de ne pas être curieux devant la production du Théâtre le Clou !, Assoiffés, mise en scène par Benoît Vermeulen et présentée au théâtre Denise-Pelletier du 8 au 25 février 2017. Comme à son habitude, la violence du propos n’empêche pas la quête métaphysique des personnages de produire sa propre lumière éclatante.

Crédit de l'image : Théâtre Denise-Pelletier
Crédit de l’image : Théâtre Denise-Pelletier

La pièce met en scène trois adolescents qui montrent trois stades de l’imagination. Le premier personnage, Murdoch, possède une imagination qui se fonde sur la révolte, tandis que le deuxième, Boon, illustre les conséquences d’une imagination vive, mais refoulée à l’âge adulte. Le dernier personnage, Norvège, qui demeure essentiellement muet, est une imagination mystérieusement incarnée. D’emblée, Murdoch ne cesse, dans un flot de paroles ininterrompu, de critiquer tout le conformisme de la vie quotidienne, qui est essentiellement caractérisée, semble-t-il, par la répétition d’obligations ennuyeuses, mais, surtout, par son vide de sens le plus complet. Ce sentiment de vide, il s’empresse de le partager à tous ceux qu’il croise, cependant c’est davantage le spectateur qui aura toutes les raisons d’être assoiffé à force d’entendre cet adolescent, qui, comme lui-même le dit, s’est éveillé ce matin. Tandis qu’il trace un portrait de son quotidien, on a en effet l’impression de se trouver prisonnier des mythes[2] de Tantale et de Sisyphe réunis.
Parallèlement au parcours révolté de Murdoch se manifeste l’histoire de Norvège, fiction qu’a voulu raconter Boon lorsqu’il était adolescent (en y intégrant des influences à la tragédie grecque (notamment les masques), chères à Mouawad, mais aussi à la culture populaire, vraisemblablement significative pour le jeune créateur). Ce dernier, à présent adulte et conservant un souvenir traumatique à l’égard de sa fiction, est devenu anthropologue judiciaire et doit trouver ce qui est arrivé au jeune Murdoch, mort à la fin de la journée dont nous suivons le déroulement. Évidemment, la pièce nous laisse envisager son suicide pour mieux détromper notre manque d’imagination. C’est en effet le sourire aux lèvres qu’est mort Murdoch (attitude qui s’éloigne certes de celle dans laquelle nous le voyons évoluer).

Crédit photo: Jean-Charles Labarre
Crédit photo: Jean-Charles Labarre

Le dispositif scénique nous permet de bien suivre la progression de Murdoch et des deux autres personnages. Légèrement surélevé, un immense écran constitué de 42 petites cases (6 par 7 cases) permet d’afficher et de fragmenter les différents environnements des scènes. D’emblée, en s’éveillant, Murdoch se place à côté de l’écran (à la manière d’un personnage pris dans le cadre des cases de sa bande dessinée aliénante), qui se sépare en douche et en la télévision que consomment machinalement ses parents. En plus d’afficher d’autres lieux où doit se rendre l’adolescent chaque jour (l’abribus, l’autobus, l’école, etc.), l’écran illustre la fiction de Boon, avec cette immense porte derrière laquelle se cache Norvège, frontière qui peut révéler tout le pouvoir de l’imaginaire. Une partie de l’immense tableau peut d’ailleurs s’ouvrir littéralement pour y laisser entrer le personnage. La métaphore de l’immersion pourrait sembler un peu banale s’il ne s’agissait pas seulement d’une des mises en scène de l’imaginaire et de l’acte de création.

Le point culminant de la pièce est sans doute cette voix du désespoir, qui va constamment se répéter pendant près d’une minute en résonnant dans l’espace scénique. Ce «je ne sais pas» de Murdoch qui survient quand on lui demande le pourquoi de ses actions (d’expliquer son flot de paroles en classe). La voix devient rapidement malaisante à force de se répéter, s’épuisant en insistant sur l’absence totale de réponses, sur l’impossibilité de formuler un sens convaincant à la vie. On sent toute la détresse de cette voix qui parait n’avoir plus que la possibilité d’exister en occupant l’espace. Si elle doit se taire, c’est pour s’évanouir à jamais, semble-t-il, dans le conformisme – pour l’adolescent, autant dire la mort ou la zombification. C’est cette voix pourtant qui peut se transformer en beauté en devenant une étincelle de vie. En étant remixée au bon moment – c’est-à-dire dans l’immédiateté de la scène dans ce cas-ci – la voix produit un effet saisissant. Cette voix et l’image à l’écran deviennent modulables et peuvent être mises en scène dans un processus créateur qui n’a plus rien d’angoissant (la photo de l’adolescent se démultiplie dans les cases, certaines de ses images s’étirent gaiment). Il s’agit donc de créer un espace de réflexion artistique où l’angoisse existentielle permet de se dépasser. De la même manière, le «catastrophe», qui revient fréquemment, plutôt que d’annoncer quelques événements inquiétants, vient plutôt rythmer les actions entre les scènes et les relativiser.

C’est finalement ce que retiendra le spectateur: la fiction a le pouvoir d’ouvrir un bel espace qui vient transmuter et enrichir le réel. En cela, les adolescents, qui se mettent en scène et exposent leur récit devant nous, produisent une mise en abime de la pièce de théâtre à laquelle nous assistons en posant tout ce qu’elle a de nécessaire.

Assoiffés était présentée du 8 au 25 février 2017 au Théâtre Denise-Pelletier.

[1] Le livret de la pièce qualifie l’auteur de la pièce de «celui par qui le théâtre québécois a élargi ses frontières».

[2] Ces deux mythes proviennent de la mythologie grecque et racontent des punitions divines infligées à des mortels. Tantale ne peut plus combler sa soif et sa faim. En effet, dès qu’il tente d’approcher sa main d’une branche d’arbre pour saisir une pomme ou de boire l’eau d’un ruisseau, la branche s’éloigne, et le niveau de l’eau diminue. Sisyphe doit, quant à lui, pousser sans fin un immense rocher le long d’une pente. Le rocher retombe toujours avant d’arriver à l’hypothétique sommet qui marquerait l’accomplissement du pénible travail.

Article par André-Philippe Lapointe.

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